Le Ménestrel (3 décembre 1893) Les fêtes de la révolution française, 1

De Wicri Musique
logo travaux Page en cours de réédition dans le cadre d'un travail sur la Cathédrale Notre-Dame de Paris.

Les fêtes de la révolution française

Chapitre premier - Quatre-vingt-neuf


 
 

Titre
Les fêtes de la révolution française - Chapitre premier - Quatre-vingt-neuf
Auteur
Julien Tiersot
In
Le Ménestrel, 3271 - 59ème année, n°49, 1893. pp. 109-124.
Source
Gallica,
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5615097k

Le quatuor de Lucile

Oeuvre IIe Lucile comédie Grétry André-Ernest-Modeste bpt6k11652091 5.jpeg

L'article du Ménestrel évoque un air extrait d'un opéra nommé Lucile. Voici l'air intitulé : « Où peut on être mieux qu'au sein de sa famille ».

Extrait de Lucile (Grétry) Gallica 12148-bpt6k11652091.png

\new Staff \with {
  midiInstrument = "violin"}
\relative c''{
 \key a \major
 \time 4/4
 cis2 cis8 (d) d (e)
 e4. d16 (cis) b4 r4
}
 \addlyrics {
  Où peut on ê -- tre mieux
}

\new Staff \with {
  midiInstrument = "violin"}
\relative c''{
 \key a \major
 \time 4/4
 d2 d8 (e) fis (gis)
 a4. gis16 (fis) e4  e
 fis4 e d cis
 cis2 b4 r4
}
 \addlyrics {
  Où peut on ê -- tre mieux
  qu'au sein de sa fa -- mil -- le
}

L'article

I

1 Le premier jour de la Révolution fut une journée de fête.

Le 5 mai 1789 eut lieu à Versailles l'ouverture solennelle des Etats-Généraux. Déjà la plupart des députés des provinces étaient dans la ville : le 2 mai, sur l'avis proclamé la veille « dans toutes les places et tous les carrefours par le Roi d'armes de France précédé de quatre hérauts d'armes », ils avaient été admis à l'honneur d'être présentés au Roi. Et, le 4, ils furent invités à assister à la procession générale et à la messe du Saint-Esprit qui devait précéder le commencement de leurs travaux.

Dans le majestueux et froid Versailles, une animation inconnue régnait. Une foule nombreuse encombrait les avenues; les fenêtres étaient garnies de spectateurs : nombre de Parisiens étaient venus contempler les représentants de la nation convoqués pour la première fois depuis deux siècles. « Ce fut pour moi un des beaux jours de ma vie, écrivait le lendemain Camille Desmoulins à son père. Il aurait fallu être un mauvais citoyen pour ne pas prendre part à la fête de ce jour 2 sacré. » L'on se montrait les célébrités : le comte de Mirabeau, avec le costume du tiers-état et l'épée; le duc d'Orléans, à son rang de bailliage ; le cardinal de La Rochefoucauld, prétendant à la présidence par droit de la pourpre. Desmoulins enviait le sort de son ami, son camarade de collège, avocat obscur devenu député d'Arras, Maximilien de Robespierre. On voyait dans le cortège des paysans bas-bretons, députés du diocèse de Vannes, vêtus de leurs vestes et de leurs culottes de bure. Le Roi marchait derrière le Saint-Sacrement, entouré des princes du sang, le grand aumônier de France portant son cierge; la Reine était à sa gauche, suivie d'une dame d'honneur tenant le bas de sa robe, et accompagnée d'un chevalier d'honneur et de son premier écuyer. Le temps était beau, les premières clartés du printemps faisaient resplendir les costumes d'apparat des deux cent quarante députés de la noblesse : pourtant, le peuple restait silencieux au passage des étoffes d'or, réservant ses acclamations et ses Vivat pour le Roi et pour le groupe rude et compact du tiers.

La fête était réglée suivant un cérémonial essentiellement d'ancien régime. De même que la présentation, elle avait été réglée la veille par le Roi d'armes de France accompagné de ses quatre hérauts. Les députés étant réunis à la paroisse de Notre-Dame, le Roi s'y rendit dans sa voiture de cérémonie, précédé de détachements de ses gardes du corps et du Vol du cabinet sous les ordres du commandant général des fauconneries du cabinet du Roi; la Reine l'y suivit bientôt, également dans sa voiture de cérémonie. La messe, précédée du Veni Creator, fut chantée par les musiciens du Roi. Ce fut le seul rôle de la musique en cette fête inaugurale. Je me trompe, cependant : elle en eut encore à jouer un autre, mais d'une tout autre nature. En effet, dans le cortège où tous les membres de la noblesse et du tiers-état se montrèrent groupés suivant leur ordre d'élection, la « musique du Roi » eut pour mission spéciale de séparer les évêques du clergé de second ordre, et marcha conséquemment entre eux, pour bien marquer la différence.

Le lendemain, la séance eut lieu avec le même apparat : les hérauts d'armes firent l'appel des députés et leur assignèrent leurs places conformément au règlement de 1614. Et, le 6 mai, le Mercure de France annonçait, de Versailles,. que « la musique du roi avait exécuté pendant le lever de Sa Majesté une symphonie d'Haydn, sous la conduite du sieur Giroust, surintendant de la musique du roi » [2 1].

Il n'y avait rien de changé en France.

II

3 Pourtant, malgré cette survivance d'antiques traditions, le passé était mort, et bien mort. Bientôt d'autres voix retentiront que celles du « roi d'armes de France et de ses hérauts d'armes ». Et, le 15 juillet, ces mêmes députés que le peuple avait salués à Versailles de ses cris de bienvenue faisaient dans Paris une entrée triomphale, sous l'escorte des vainqueurs de la Bastille. « L'air est incessamment frappé des applaudissements, des cris de joie, auxquels se joint le bruit des tambours et des instruments de musique... Jamais fête publique ne fut aussi belle, aussi touchante. » Ainsi Mounier décrivait à l'Assemblée cette journée d'enthousiasme populaire. D'une acclamation générale, Bailly est nommé maire de Paris, La Fayette colonel-général de la milice nationale, et l'on va à Notre-Dame chanter le Te Deum. « Le serment a été prêté au bruit du canon, des tambours et d'une musique militaire » [3 1]. Voici donc apparaître une autre musique que celle des hymnes liturgiques chantées par la « musique du roi ».

Le surlendemain, 17 juillet, c'est le roi lui-même qui, un peu inquiet et hésitant, s'en vient rendre visite à son peuple. Pourquoi cette inquiétude ? Le peuple est fidèle : ce n'est point le roi que la révolte a voulu atteindre. La garde de la ville, la musique, les dames de la halle en robes blanches, tenant des fleurs et des branches de lauriers, parées de rubans aux nouvelles couleurs, accompagnent son carrosse : pendant cette marche, tout le temps qu'il reste dans la capitale, la musique lui joue le même air, et cet air est celui du quatuor de Lucile : « Où peut-on être mieux qu'au sein de sa famille!» Ainsi l'aimable et douce mélodie de Grétry fut le premier chant national de la Révolution. Mais quand le roi paraît au balcon de l'Hôtel de Ville, ayant arboré la cocarde tricolore à son chapeau, c'est une tout autre harmonie qui retentit, celle de l'immense acclamation populaire : « Le bruit du canon, le cliquetis des armes, ie balancement des dra- peaux, les fanfares, le son des tambours, tout annonce que le meilleur des princes reçoit en ce moment les témoignages les plus éclatants de fidélité » [3 2].

Un nouveau monde commence : la nation se reconstitue avec une fiévreuse activité. Or, le génie révolutionnaire est si actif qu'il songe à tout, et que, de cette première et si rapide réorganisation générale, il va sortir sur-le-champ une institution dont l'influence sera considérable sur les desti- nées de la musique française.

La prise de la Bastille, en soulevant la population, avait produit la dislocation complète de l'armée parisienne. Les gardes-françaises avaient fraternisé avec le peuple ; malgré leurs officiers, ils étaient sortis de leurs casernes, en armes, et avaient pris une part active au résultat de la journée du 14. Conscients de leur état de révolte, mais confiants en la victoire, ils avaient renié eux-mêmes le nom de leurs corps, et s'étaient intitulés « soldats! de la patrie ». Leur situation fut régularisée sur-le-champ : dès le lendemain, les électeurs de la commune de Paris les avaient déclarés « troupes natio- nales » et désormais à la solde de la nation ; le 21 juillet, le roi autorisa leur incorporation dans les « milices bourgeoises », autrement dit la garde nationale. A la an du mois, l'organisation militaire parisienne était presque achevée; les premiers uniformes des nouveaux corps firent leur apparition ; en août, l'on procéda aux élections des officiers ; enfin le 27 septembre eut lieu la bénédiction des drapeaux, consécration solennelle des faits accomplis [3 3].

Les corps de musique des gardes-françaises passaient alors pour les meilleurs qu'il y eût en France. Aussi bien, au XVIIIe siècle, l'état des musiques militaires françaises n'était guère florissant, encore qu'à la veille de la Révolulion il 4 commençât à s'améliorer un peu. Jean-Jacques Rousseau déplorait la faiblesse des musiques de son temps, ainsi que la médiocrité de leur répertoire, et les détails qu'il donne sont tout à l'appui de sa critique [4 1]. Ces orchestres étaient d'une sonorité très faible, composés seulement, outre les tambours et les fifres, de hautbois, clarinettes, cors et bassons. En 1764, les régiments des gardes-françaises n'avaient que seize musiciens. La plupart étaient étrangers, surtout allemands.

Qu'allaient devenir ces musiciens au milieu de la désorganisation de leurs corps ? Il était naturel qu'ils fussent rattachés aux nouvelles formations. Peut-être toutefois eussent-ils été oubliés, parmi de plus graves préoccupations,, si une initiative particulière n'y eût veillé.

Parmi les officiers attachés à l'état-major de La Fayette était un jeune homme de vingt-quatre ans, né à Bordeaux, et venu à Paris depuis peu d'années. Dès la première organisation de la garde nationale, il fut fait capitaine. Antérieure- ment il avait servi dans les gardes-françaises: Zimmermann, son premier biographe, dit qu'il était alors dans le même régiment que le futur maréchal Lefèvre, lequel, en effet, y était sergent. Après la prise de la Bastille, ils se retrouvèrent au district des Filles Saint-Thomas, où Sarrette habitait, et où Lefèvre fut chargé de l'instruction militaire du bataillon [4 2]. Les deux camarades avisèrent-ils ensemble aux moyens de recueillir les épaves musicales de leur ancien régiment? Il se pourrait, sinon par une participation effective de Lefèvre, du moins par des conversations et échanges de vues entre eux. Au reste, pas plus que Lefèvre, Sarrette n'était un mu- sicien pratiquant : simple amateur, sans doute, à ses débuts, la vérité est qu'il remplit, dans la suite de sa carrière, des fonctions bien plutôt administratives qu'artistiques. En tout cas, ce serait un détail fort inédit de la vie de ce maréchal Lefèvre, dont on a tant parlé de nos jours, s'il fallait réellement le compter, sinon comme un fondateur, du moins comme un des parrains du Conservatoire de musique.

Car ce n'était pas à moins que devait aboutir Sarrette, malgré les apparences modestes de ses premières tentatives. Pour l'instant, il ne songeait qu'à sauver les débris de la musique des gardes-françaises et à en former un nouveau groupe, tout désigné d'avance pour devenir la musique de la garde nationale. Quarante-cinq instrumentistes furent ainsi rassemblés ; lui-même pourvut à leur subsistance et à leur entretien. Tant étaient grandes les bonnes volontés de tous, à cette aurore des temps nouveaux, que des institutions destinées au plus grand avenir se créaient spontanément, et qu'il n'était pas de sacrifices que ne s'imposassent ceux qui rêvaient le progrès dans toutes les parties de' l'état social.

(À suivre.)                                     JULIEN TIERSOT.

Notes de l'article

Note la page 1 colonne 2
  1. Mercure de France (Journal politique de Bruxelles, joint au numéro de mai 1789, pages 74 à 76, 120 à 123, et 131). — Moniteur, n° 1. — Voir aussi la curieuse gravure de la collection Victorien Sardou, reproduite dans les Fêtes nationales à Paris, de M. Ed. Drumont : L'Accomplissement du vœu de la Nation, vue de la procession de l'ouverture des États Généraux, etc.
Note la page 2 colonne 1
  1. Moniteur, numéro du 15-16 juillet 1789.
  2. Moniteur du 29 juillet. — Révolutions de Paris, n° 1, page 32.
  3. Moniteur, 1789, n<" 21, 22, 34, 37. - Révolutions de Paris, n« 1, 2, 3 et 4. — Correspondance de Camille Desmoulins, lettre du 16 juillet 1789.
Note la page 2 colonne 2
  1. J.-J. ROUSSEAU, Sur la musique militaire.
  2. Voy. ZIMMERMANN, article sur Sarrette, dans la France musicale du 21 novembre 1841. Sarrette vivait encore au moment où cette étude fut publiée : il est plus que probable qu'elle a été écrite d'après les renseignements fournis par lui-même. Tous ceux qui ont écrit dans la suite sur le même sujet n'ont fait que la copier,, sans la citer d'ailleurs. Cf. LASSABATHIE, Histoire du Conservatoire, PONTÉCOULANT, Organographie, etc. Nous ne nous arrêtons pas à des inexactitudes de détail, qu'une tradition de plus de cinquante années explique assez : ainsi, Zimmerman dit que Sarrette et Lefèvre étaient, l'un capitaine, l'autre lieutenant dans leur ancien régiment; la vérité est que Lefèvre était sergent, et Sarrette probablement moins encore, étant plus jeune et également roturier; il ajoute, pour le détail pittoresque, que la future maréchale Lefèvre était blanchisseuse au régiment de son mari: or le théâtre moderne nous a assez bien renseignés sur elle pour que nous sachions*, à n'en pas douter, qu'elle n'était pas blanchisseuse dans un régiment; au reste, en 1789, ils n'étaient pas encore mariés. Mais ces délails erronés ne doivent aucunement nous faire douter de l'exactitude des faits principaux, parfaitement conformes, au contraire, avec les données de l'histoire. — Le grade de capitaine d'état-major de la garde nationale attribué à Sarrette est attesté par tous les auteurs qui l'ont connu ^ Fétis, Zimmermann et le comte de Pontécoulant. — La mention de « citoyen du district des Filks-Saint-Thomas * figure dans une pièce officielle du 4 mai l790, dont il va être bientôt question.

Voir aussi