La musique et le plaisir (2017) Rouen/Rauline

De Musamat
Révision datée du 6 mars 2021 à 23:05 par Jacques Ducloy (discussion | contributions) (L'article)

Pratique musicale amateur et plaisir


 
 

Titre
Pratique musicale amateur et plaisir
Auteur
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Résumé

Par essence, la pratique musicale amateur est censée procurer du plaisir, autant à celle, celui ou ceux qui s'y adonnent, qu'au public qui l'écoute : étymologiquement, le mot amateur signifie « celui qui aime » et le musicien amateur ne joue donc que pour sa satisfaction et celle des autres, et non pour gagner de l'argent. C'est pour cela qu'il était nettement mieux considéré que le musicien professionnel dans l'optique de la philosophie platonicienne et aristotélicienne. Que ce soit dans la pratique domestique individuelle ou collective ou au sein d'une association, à partir du début du XIX e siècle, faire de la musique en amateur a toujours été, au delà du plaisir partagé, un moyen de contribuer à la diffusion du répertoire, comme en témoignent les multiples transcriptions présentes dans les différents catalogues d'éditeurs ce qui, par voie de conséquence, génère aussi tout une économie… Il en est de même pour l'activité musicale s'exerçant au sein des associations constituant ce que l'on a appelé au XIX e siècle le « mouvement orphéonique » ou « Orphéon » : le terme, rappelant le mythe d'Orphée, donc intimement lié au plaisir, définit une pratique populaire amateur qui s'inscrit dans l'émergence d'une culture musicale de masse et se développe au sein de chorales dès les années 1820, puis de musiques d'harmonies et de fanfares à partir du Second Empire auxquelles s'ajoutent, à la veille de la Grande Guerre, les sociétés de trompes de chasse, de préparation militaire, et les orchestres à plectre (« estudiantinas »). Quant aux orchestres symphoniques amateurs, il ne concernent pas vraiment les milieux populaires, sauf peut-être à l'extrême fin de la période… Sans nous étendre trop sur l'origine de ce mouvement, il faut cependant préciser qu'il est né de la volonté politique des philanthropes de la Restauration d'éduquer le peuple par la musique afin d'éviter de voir revenir les troubles révolutionnaires, notamment la Terreur, qui avait fortement traumatisé l'élite intellectuelle et sociale. Ainsi, les amateurs réunis au sein de l'Orphéon et qui adhèrent à ce projet ne sont pas des « prolétaires » au sens marxiste du terme, puisqu'ils pratiquent et diffusent le répertoire imposé par la classe dominante : on les désigne communément sous le nom de « soleils », soit une élite d'ouvriers sachant lire et écrire, condition imposée pour faire partie d'une association musicale. Si le plaisir se trouve donc fortement orienté et canalisé, il n'en reste pas moins bien réel au point que ce mouvement va s'étendre sur l'ensemble du territoire français très rapidement et que, jusqu'en 1914, les hommes et leurs enfants pratiquaient la musique comme on pratique le sport de nos jours ! Dans cette optique, on peut donc analyser le plaisir éprouvé selon trois axes : le celui de la pratique, de la convivialité dans et en dehors de cette dernière, et de la satisfaction de plaisirs théoriquement interdits…

L'article

Par essence, la pratique musicale amateur est censée procurer du plaisir, autant à celle, celui ou ceux qui s’y adonnent, qu’au public qui l’écoute: étymologiquement, le mot amateur signifie «celui qui aime» et le musicien amateur ne joue donc que pour sa satisfaction et celle des autres, et non pour gagner de l’argent. C’est pour cela qu’il était nettement mieux considéré que le musicien professionnel dans l’optique de la philosophie platonicienne et aristotélicienne.

Que ce soit dans la pratique domestique individuelle ou collective ou au sein d’une association, à partir du début du XIXe siècle, faire de la musique en amateur a toujours été, au delà du plaisir partagé, un moyen de contribuer à la diffusion du répertoire, comme en témoignent les multiples transcriptions présentes dans les différents catalogues d’éditeurs ce qui, par voie de conséquence, génère aussi tout une économie...

Il en est de même pour l’activité musicale s’exerçant au sein des associations constituant ce que l’on a appelé au XIXe siècle le «mouvement orphéonique» ou «Orphéon»: le terme, rappelant le mythe d’Orphée, donc intimement lié au plaisir, définit une pratique populaire amateur qui s’inscrit dans l’émergence d’une culture musicale de masse et se développe au sein de chorales dès les années 1820, puis de musiques d’harmonies et de fanfares à partir du Second Empire auxquelles s’ajoutent, à la veille de la Grande Guerre, les sociétés de trompes de chasse, de préparation militaire, et les orchestres à plectre («estudiantinas»). Quant aux orchestres symphoniques amateurs, il ne concernent pas vraiment les milieux populaires, sauf peut-être à l’extrême fin de la période...

Sans nous étendre trop sur l’origine de ce mouvement, il faut cependant préciser qu’il est né de la volonté politique des philanthropes de la Restauration d’éduquer le peuple par la musique afin d’éviter de voir revenir les troubles révolutionnaires, notamment la Terreur, qui avait fortement traumatisé l’élite intellectuelle et sociale. Ainsi, les amateurs réunis au sein de l’Orphéon et qui adhèrent à ce projet ne sont pas des «prolétaires» au sens marxiste du terme, puisqu’ils pratiquent et diffusent le répertoire imposé par la classe dominante: on les désigne communément sous le nom de «soleils», soit une élite d’ouvriers sachant lire et écrire, condition imposée pour faire partie d’une association musicale. Si le plaisir se trouve donc fortement orienté et canalisé, il n’en reste pas moins bien réel au point que ce mouvement va s’étendre sur l’ensemble du territoire français très rapidement et que, jusqu’en 1914, les hommes et leurs enfants pratiquaient la musique comme on pratique le sport de nos jours!

Dans cette optique, on peut donc analyser le plaisir éprouvé selon trois axes  : le celui de la pratique, de la convivialité dans et en dehors de cette dernière, et de la satisfaction de plaisirs théoriquement interdits...

La pratique musicale, tant pour les chorales que pour les formations instrumentales est organisée sur la base d’un règlement de type militaire car les formations civiles suivent le modèle de celles de l’armée. L’orphéoniste, par le simple fait qu’il adopte les valeurs de la classe bourgeoise et de l’élite, se montre fort soucieux de respectabilité et d’ordre, se démarquant ainsi des revendications politiques et sociales qui se font progressivement jour au XIXe siècle. Il sera ainsi souvent critiqué par ses congénères et considérés comme un privilégié: cependant, outre le plaisir qu’il peut éprouver en pratiquant en groupe, il a bien conscience de vouloir donner en le faisant une image positive de la classe ouvrière qui, lorsqu’elle s’avère reconnue – à l’occasion d’un bon concert ou d’une victoire de sa société dans un concours – lui procure sinon du plaisir, du moins une grande satisfaction. Il ne vise aucunement à envisager une carrière musicale[1] : dans toute l’histoire du mouvement, les choristes ayant réussi une carrière musicale se comptent sur les doigts d’une seule main : Georges Boucrel, banquier et sociétaire de la Lyre Havraise, qui deviendra baryton des Concerts Colonne[2], Eugène Caron et Bosquin, deux ouvriers issus de l’Orphéon de Rouen, qui se feront un nom àl’Opéra et au Théâtre Lyrique de Paris après avoir été lauréats du Conservatoire[3] ;un seul d’entre eux deviendra célèbre: le ténor Auguste Affre, dit Gustarello, menuisier membre de l’orphéon de Saint-Chinian dans l’Aude qui, grâce au soutien du maire de Narbonne fera une carrière internationale après avoir obtenu les prix d’opéra et de grand opéra au Conservatoire de Paris en 1887 et 1888. [4]. Pour ces raisons, l’amateur accepte volontiers un règlement relativement draconien prévoyant un régime d’amendes allant de 10 centimes à 1francs en cas de manquement à la discipline–et même, de 50 centimes à 2 francs, voire 5 francs pour les infractions les plus graves – mais celui-ci, notamment pour les amendes les plus lourdes, reste largement théorique et l’exclusion possible d’un membre actif s’avère en fait rarissime[5]...

2La pratique musicale, tant pour les chorales que pour les formations instrumentales est organisée sur la base d’un règlement de type militaire car les formations civiles suivent le modèle de celles de l’armée. L’orphéoniste, par le simple fait qu’il adopte les valeurs de la classe bourgeoise et de l’élite, se montre fort soucieux de respectabilité et d’ordre, se démarquant ainsi des revendications politiques et sociales qui se font progressivement jour au XIXesiècle.Il sera ainsi souvent critiqué par ses congénères et considérés comme un privilégié: cependant, outre le plaisir qu’il peut éprouver en pratiquant en groupe, il a bien conscience de vouloir donner en le faisant une image positive de la classe ouvrière qui, lorsqu’elle s’avère reconnue –à l’occasion d’un bon concert ou d’une victoire de sa société dans un concours –lui procure sinon du plaisir, du moins une grande satisfaction. Il ne vise aucunement à envisager une carrière musicale1: dans toute l’histoire du mouvement, les choristesayantréussi une carrière musicalese comptent sur les doigts d’une seule main: Georges Boucrel, banquier et sociétaire de la LyreHavraise, qui deviendra baryton des Concerts Colonne2, Eugène Caron et Bosquin, deux ouvriers issus de l’Orphéon de Rouen, qui se feront un nom àl’Opéra et au Théâtre Lyrique de Paris après avoir été lauréats du Conservatoire3;un seul d’entre eux deviendra célèbre: le ténor Auguste Affre, dit Gustarello, menuisier membre de l’orphéon de Saint-Chinian dans l’Aude qui, grâce au soutien du maire de Narbonne fera une carrière internationale après avoir obtenu les prix d’opéra et de grand opéra au Conservatoire de Paris en 1887 et 1888.4Pour ces raisons, l’amateur accepte volontiers un règlement relativement draconien prévoyant un régime d’amendes allant de 10 centimes à 1francs en cas de manquement à la discipline–et même, de 50 centimes à 2 francs, voire 5 francs pour les infractions les plus graves –mais celui-ci, notamment pour les amendes les plus lourdes, reste largement théoriqueet l’exclusion possible d’un membre actif s’avère en fait rarissime5...Il en est de même en ce qui concerne le répertoire: celui-ci est principalement constitué, pour les chorales, de chœurs d’hommes (premiers et seconds ténors, premières et secondes basses), ce qui implique de recourir ou d’adapter des chœurs extraits d’ouvrages lyriques ou religieux (Chœur des Soldatsdu Faust de Gounod, ou Prière de Moïse de Rossini par exemple) ou de composer un répertoire spécifique: Si les principaux compositeurs s’appellent Laurent de Rillé, HenriMaréchal, Armand Saintis, Louis-Victor-Adrien Boeidieu (fils du célèbre compositeur Rouennais), on trouve aussi d’excellentes pages dues à des sommités parisiennes, telles Charles Gounod (Messes «des orphéonistes» et de nombreuxchœurs dont La Cigale et la Fourmisur la fable de Jean de La Fontaine), Jules Massenet (Moines et forbans), François Bazin et autres... Nombreuses sont ces compositions visant surtout à l’effet, ce qui n’exclut nullement la qualité, mais peut aussi amener à la recherche de l’effet facile, mais qui plait particulièrement: cela est d’autant plus courant que, par souci de respectabilité, le répertoire à connotation satirique, licencieuse ou relatif au cabaret se trouve souvent banni, malgré les nombreux liensqui unissent les orphéonistes aux chanteurs de rues ou aux goguettes, et qu’il est donc particulièrement difficile de mettre des affects sur des sujets traitant de la société industrielle ou baignant dans le consensus amoureux ou social; ainsi chanter, notamment dans les «scènes chorales» qui se multiplient après 1860,la nature, la chasse ou l’amour fidèle amène souvent son cortège d’onomatopées suggestives du style «tra-la-la» ou de «la-la-la-itou» qui n’est pas du meilleur goût, même s’il procuredu plaisir6...


  1. Philippe Gumplowicz, Les travaux d’Orphée, deux siècles de pratique musicale amateur en France (1820-2000), harmonies, chorales, fanfares, Paris: Aubier, 2/2001, p. 47-48.
  2. Livre d’or de la Lyre havraise, Le Havre: Imprimerie Marcel Etaix, 1935, p. 36 et 43 ainsi que la photo entre les pages 16 & 17.
  3. Selon un article d’Amédée Méreaux paru dans Le Ménestrel du 31 mai 1868.
  4. Biographie sur le site des Amis et Passionnés du Père Lachaise, http://www.appl-lachaise.net/appl/article.php3?id_article=2623, consulté le 13 mars 2017.
  5. Philippe Gumplowicz, Op. cit, p. 137-138. Voir aussi Jean-Yves Rauline, Les Sociétés musicales en Haute-Normandie (1792-1914): contribution à une histoire sociale de la musique, Lille: A.N.R.T., coll. «Thèses à la carte», 2001, p. 104-105.