La musique et le plaisir (2017) Rouen/Rauline

De Musamat

Pratique musicale amateur et plaisir


 
 

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Titre:
Pratique musicale amateur et plaisir
Auteur
Jean-Yves Rauline
In
Conférence « La musique et le plaisir » (Rouen, 2017)
En ligne
https://hal-normandie-univ.archives-ouvertes.fr/hal-02117054/document

Cet article est le premier exemplaire d'une collection d'articles de référence sur le musicien amateur.

Résumé

Par essence, la pratique musicale amateur est censée procurer du plaisir, autant à celle, celui ou ceux qui s'y adonnent, qu'au public qui l'écoute : étymologiquement, le mot amateur signifie « celui qui aime » et le musicien amateur ne joue donc que pour sa satisfaction et celle des autres, et non pour gagner de l'argent. C'est pour cela qu'il était nettement mieux considéré que le musicien professionnel dans l'optique de la philosophie platonicienne et aristotélicienne. Que ce soit dans la pratique domestique individuelle ou collective ou au sein d'une association, à partir du début du XIXe siècle, faire de la musique en amateur a toujours été, au delà du plaisir partagé, un moyen de contribuer à la diffusion du répertoire, comme en témoignent les multiples transcriptions présentes dans les différents catalogues d'éditeurs ce qui, par voie de conséquence, génère aussi tout une économie… Il en est de même pour l'activité musicale s'exerçant au sein des associations constituant ce que l'on a appelé au XIX e siècle le « mouvement orphéonique » ou « Orphéon » : le terme, rappelant le mythe d'Orphée, donc intimement lié au plaisir, définit une pratique populaire amateur qui s'inscrit dans l'émergence d'une culture musicale de masse et se développe au sein de chorales dès les années 1820, puis de musiques d'harmonies et de fanfares à partir du Second Empire auxquelles s'ajoutent, à la veille de la Grande Guerre, les sociétés de trompes de chasse, de préparation militaire, et les orchestres à plectre (« estudiantinas »). Quant aux orchestres symphoniques amateurs, il ne concernent pas vraiment les milieux populaires, sauf peut-être à l'extrême fin de la période… Sans nous étendre trop sur l'origine de ce mouvement, il faut cependant préciser qu'il est né de la volonté politique des philanthropes de la Restauration d'éduquer le peuple par la musique afin d'éviter de voir revenir les troubles révolutionnaires, notamment la Terreur, qui avait fortement traumatisé l'élite intellectuelle et sociale. Ainsi, les amateurs réunis au sein de l'Orphéon et qui adhèrent à ce projet ne sont pas des « prolétaires » au sens marxiste du terme, puisqu'ils pratiquent et diffusent le répertoire imposé par la classe dominante : on les désigne communément sous le nom de « soleils », soit une élite d'ouvriers sachant lire et écrire, condition imposée pour faire partie d'une association musicale. Si le plaisir se trouve donc fortement orienté et canalisé, il n'en reste pas moins bien réel au point que ce mouvement va s'étendre sur l'ensemble du territoire français très rapidement et que, jusqu'en 1914, les hommes et leurs enfants pratiquaient la musique comme on pratique le sport de nos jours ! Dans cette optique, on peut donc analyser le plaisir éprouvé selon trois axes : le celui de la pratique, de la convivialité dans et en dehors de cette dernière, et de la satisfaction de plaisirs théoriquement interdits…

L'article

Par essence, la pratique musicale amateur est censée procurer du plaisir, autant à celle, celui ou ceux qui s’y adonnent, qu’au public qui l’écoute: étymologiquement, le mot amateur signifie « celui qui aime » et le musicien amateur ne joue donc que pour sa satisfaction et celle des autres, et non pour gagner de l’argent. C’est pour cela qu’il était nettement mieux considéré que le musicien professionnel dans l’optique de la philosophie platonicienne et aristotélicienne.

Que ce soit dans la pratique domestique individuelle ou collective ou au sein d’une association, à partir du début du XIXe siècle, faire de la musique en amateur a toujours été, au delà du plaisir partagé, un moyen de contribuer à la diffusion du répertoire, comme en témoignent les multiples transcriptions présentes dans les différents catalogues d’éditeurs ce qui, par voie de conséquence, génère aussi tout une économie...

Il en est de même pour l’activité musicale s’exerçant au sein des associations constituant ce que l’on a appelé au XIXe siècle le « mouvement orphéonique » ou « Orphéon »: le terme, rappelant le mythe d’Orphée, donc intimement lié au plaisir, définit une pratique populaire amateur qui s’inscrit dans l’émergence d’une culture musicale de masse et se développe au sein de chorales dès les années 1820, puis de musiques d’harmonies et de fanfares à partir du Second Empire auxquelles s’ajoutent, à la veille de la Grande Guerre, les sociétés de trompes de chasse, de préparation militaire, et les orchestres à plectre («estudiantinas»). Quant aux orchestres symphoniques amateurs, il ne concernent pas vraiment les milieux populaires, sauf peut-être à l’extrême fin de la période...

Sans nous étendre trop sur l’origine de ce mouvement, il faut cependant préciser qu’il est né de la volonté politique des philanthropes de la Restauration d’éduquer le peuple par la musique afin d’éviter de voir revenir les troubles révolutionnaires, notamment la Terreur, qui avait fortement traumatisé l’élite intellectuelle et sociale. Ainsi, les amateurs réunis au sein de l’Orphéon et qui adhèrent à ce projet ne sont pas des «prolétaires» au sens marxiste du terme, puisqu’ils pratiquent et diffusent le répertoire imposé par la classe dominante: on les désigne communément sous le nom de «soleils», soit une élite d’ouvriers sachant lire et écrire, condition imposée pour faire partie d’une association musicale. Si le plaisir se trouve donc fortement orienté et canalisé, il n’en reste pas moins bien réel au point que ce mouvement va s’étendre sur l’ensemble du territoire français très rapidement et que, jusqu’en 1914, les hommes et leurs enfants pratiquaient la musique comme on pratique le sport de nos jours!

Dans cette optique, on peut donc analyser le plaisir éprouvé selon trois axes  : le celui de la pratique, de la convivialité dans et en dehors de cette dernière, et de la satisfaction de plaisirs théoriquement interdits...

La pratique musicale, tant pour les chorales que pour les formations instrumentales est organisée sur la base d’un règlement de type militaire car les formations civiles suivent le modèle de celles de l’armée. L’orphéoniste, par le simple fait qu’il adopte les valeurs de la classe bourgeoise et de l’élite, se montre fort soucieux de respectabilité et d’ordre, se démarquant ainsi des revendications politiques et sociales qui se font progressivement jour au XIXe siècle. Il sera ainsi souvent critiqué par ses congénères et considérés comme un privilégié: cependant, outre le plaisir qu’il peut éprouver en pratiquant en groupe, il a bien conscience de vouloir donner en le faisant une image positive de la classe ouvrière qui, lorsqu’elle s’avère reconnue – à l’occasion d’un bon concert ou d’une victoire de sa société dans un concours – lui procure sinon du plaisir, du moins une grande satisfaction. Il ne vise aucunement à envisager une carrière musicale[1] : dans toute l’histoire du mouvement, les choristes ayant réussi une carrière musicale se comptent sur les doigts d’une seule main : Georges Boucrel, banquier et sociétaire de la Lyre Havraise, qui deviendra baryton des Concerts Colonne[2], Eugène Caron et Bosquin, deux ouvriers issus de l’Orphéon de Rouen, qui se feront un nom àl’Opéra et au Théâtre Lyrique de Paris après avoir été lauréats du Conservatoire[3] ;un seul d’entre eux deviendra célèbre: le ténor Auguste Affre, dit Gustarello, menuisier membre de l’orphéon de Saint-Chinian dans l’Aude qui, grâce au soutien du maire de Narbonne fera une carrière internationale après avoir obtenu les prix d’opéra et de grand opéra au Conservatoire de Paris en 1887 et 1888. [4]. Pour ces raisons, l’amateur accepte volontiers un règlement relativement draconien prévoyant un régime d’amendes allant de 10 centimes à 1francs en cas de manquement à la discipline–et même, de 50 centimes à 2 francs, voire 5 francs pour les infractions les plus graves – mais celui-ci, notamment pour les amendes les plus lourdes, reste largement théorique et l’exclusion possible d’un membre actif s’avère en fait rarissime[5]...

Il en est de même en ce qui concerne le répertoire: celui-ci est principalement constitué, pour les chorales, de chœurs d’hommes (premiers et seconds ténors, premières et secondes basses), ce qui implique de recourir ou d’adapter des chœurs extraits d’ouvrages lyriques ou religieux (Chœur des Soldats du Faust de Gounod, ou Prière de Moïse de Rossini par exemple) ou de composer un répertoire spécifique: Si les principaux compositeurs s’appellent Laurent de Rillé, HenriMaréchal, Armand Saintis, Louis-Victor-Adrien Boeidieu (fils du célèbre compositeur Rouennais), on trouve aussi d’excellentes pages dues à des sommités parisiennes, telles Charles Gounod (Messes «des orphéonistes» et de nombreux chœurs dont La Cigale et la Fourmi sur la fable de Jean de La Fontaine), Jules Massenet (Moines et forbans), François Bazin et autres... Nombreuses sont ces compositions visant surtout à l’effet, ce qui n’exclut nullement la qualité, mais peut aussi amener à la recherche de l’effet facile, mais qui plait particulièrement: cela est d’autant plus courant que, par souci de respectabilité, le répertoire à connotation satirique, licencieuse ou relatif au cabaret se trouve souvent banni, malgré les nombreux liensqui unissent les orphéonistes aux chanteurs de rues ou aux goguettes, et qu’il est donc particulièrement difficile de mettre des affects sur des sujets traitant de la société industrielle ou baignant dans le consensus amoureux ou social; ainsi chanter, notamment dans les «scènes chorales» qui se multiplient après 1860,la nature, la chasse ou l’amour fidèle amène souvent son cortège d’onomatopées suggestives du style «tra-la-la» ou de «la-la-la-itou» qui n’est pas du meilleur goût, même s’il procure du plaisir[6]...

Pour les harmonies et les fanfares, il s’agit rarement de compositions originales, mais essentiellement de transcriptions diverses du répertoire classique ou romantique,plus ou moins heureuses, faites par les principaux chefs de musique militaires, le modèle étant fourni par les directeurs de la Garde Impériale, puis Républicaine: Adolphe Sellenick et Gabriel Parès, notamment. Parmi les compositeurs les plus transcrits figurent Beethoven (mouvements lents de symphonies, dont ceux de la Deuxième ou de la Septième), Rossini (nombre d’ouvertures, dont celles de Guillaume Tell ou de L’Italienne à Alger) et, plus récemment, les Scènes Pittoresques ou les Scènes Alsaciennes de Massenet, sans compter les nombreuses fantaisies sur des airs d’opéras à la mode (fantaisies sur Le Prophète, de Meyerbeer, sur L’Arlésienne, sur Carmen, de Bizet, etc., toutes en style «pot-pourri») ainsi que les innombrables airs variés permettant aux clarinettes et aux cornets à pistons de briller particulièrement... Quant aux marches et pas redoublés, ils sont réservés aux différents défilés et s’insèrent dans la notion de service, littéralement «chevillée au corps» de l’orphéoniste, ou dans le cadre festif des concours...

Car le mouvement orphéonique est certes musical, mais aussi convivial et festif, ces deux aspects étant intimement liés: l’orphéoniste tient absolument à manifester sa solidarité avec ses semblables en cas de malheur, ou à faire partager le plaisir qu’il éprouve dans la pratique d’ensemble.

A une époque où la protection sociale est quasi inexistante, les concerts de bienfaisance sont nombreux. L’exemple de la «crise cotonnière» ou «famine du coton» qui touche les départements de la Seine Inférieure et de l’Eure en 1863 en est la plus parfaite illustration: privés de l’importation du coton en provenance des États-Unis par la Guerre de Sécession qui y sévit depuis 1861 et arrivé en rupture de stocks, les principaux filateurs n’hésitent pas à licencier massivement leurs ouvriers et ces dernier ne trouveront leur salut qu’à travers la charité publique; les différents concerts auxquels participent les orphéonistes rapporteront 120 000 francs or au niveau national dont 9 800 francs pour les sociétés de la Seine-Inférieure et de l’Eure(pour avoir l’équivalent en euros actuels, il faut multiplier ces sommes par trois à cette époque). Si contribuer à soulager la misère apporte essentiellement du réconfort aux bénéficiaires, elle n’est pas sans procurer du plaisir aux différents acteurs de ces élans de solidarité.[7]

Toujours dans le cadre de la notion de service, la société musicale ou la chorale locale est souvent requise pour solenniser les événements marquants de la vie sociale et politique, ce qu’elle fait de bonne grâce et cela peut tout à fait lui être profitable : ainsi, le préfet de l’Eure, Eugène Janvier de la Motte, entre 1860 et 1864, ira jusqu’à faire dépenser 7 000 francs de fonds publics pour renouveler l’intégralité des instruments de la Municipale d’Evreux, dont il veut faire la meilleure musique du département, chargée de l’accompagner dans ses tournées électorales! en outre, les anciens instruments seront réparés et offert très libéralement à d’autres sociétés amies qui en feront la demande,[8] ce qui permet ainsi au préfet de faire gagner un certain nombre de voix supplémentaires en faveur du candidat officiel du Gouvernement: plaisir intéressé mais plaisir tout de même!!!

Plus courante évidemment, sont les prestations publiques de la société musicale elle-même, que ce soit celui donné en début d’année aux membres honoraires pour les remercier de leurs libéralités et de leur soutien, ceux destinés à «roder» les morceaux présentés lors des concours qui se déroulent d’avril à octobre, que le concert et le repas de la Sainte-Cécile: autant de moments de convivialité qui permettent aux membres actifs de se mettre en valeur, de diffuser un répertoire, et de se faire applaudir par la population: plaisir partagé, de toute évidence...

Mais c’est à l’occasion des différents concours que se manifeste de manière la plus voyante le caractère festif du mouvement orphéonique. Qu’il soit seulement local, régional, national ou international, le concours est le moment le plus important de la vie de l’association musicale, celui où, prenant le risque de l’échec, elle engage sa réputation et, en cas de victoire, cumule la satisfaction d’avoir réussi et le plaisir d’en partager le plaisir avec ses membres dans un premier temps, avec la population de sa commune ou de sa ville à son retour. Mais, en cas de défaite ou d’insuccès, même relatif, la déception peut être lourde et les rancœurs tenaces, tellement la volonté de bien faire ou l’habitude de la réussite peut cristalliser les enjeux. Guy de Maupassant l’a fort bien démontré dans l’une de ses nouvelles intitulée Madame Baptiste[9]: à l’occasion de la distribution des récompenses du concours d’orphéons organisé lors d’une fête patronale, le chef d’une société, vexé par l’attribution de la médaille de seconde classe alors qu’il espérait obtenir celle de premièreclasse, la refuse en humiliant publiquement l’épouse du secrétaire particulier du préfet qui la lui remettait. Le «déplaisir» ainsi exprimé provoquera le drame constituant le dénouement de cette nouvelle...

Mais le concours, organisation lourde impliquant l’ensemble de la population de la ville qui l’organise, attire la foule, met de l’animation; plus il est important et prestigieux, plus il attire de sociétés participantes, les meilleures d’entre-elles n’hésitant à parcourir de longues distances en train, voire à se rendre à l’étranger et ce, d’autant plus que les compagnies de chemin de fer octroient des réductions pouvant atteindre les deux tiers du prix des billets: les orphéonistes sont ainsi les seuls ouvriers susceptibles de voyager à l’époque mais il serait pour le moins abusif de qualifier ces convois de «trains de plaisir» sauf éventuellement au retour en cas de victoire !

Cette victoire est d’autant plus belle qu’elle a été âprement gagnée et le plaisir s’avère particulièrement intense: car les épreuves ne comprennent pas que l’exécution de morceaux au choix ou imposés longtemps répétés et mûris; il s’y ajoute dès 1863 des épreuves de lecture à vue particulièrement redoutables: déchiffrage d’ensemble d’un chœur à quatre voix ou d’un morceau d’harmonie ou de fanfare après seulement cinq minutes d’examen[10]! La qualité n’est pas toujours au rendez-vous et les rapports de jurys publiés dans la presse orphéoni que mentionnent à foison les défauts de justesse et les erreurs d’altération. Mais lorsque qu’elle y est, c’est la réussite totale et la consécration officielle : il n’est besoin que d’examiner le procès-verbal de succès de la Lyre Havraise en division supérieure au concours d’Évreux de 1875, présidé par Camille Saint-Saëns et signé de toutes les sommités musicales de l’époque, Fauré, Delibes, Chabrier, Lalo, Massenet, Franck, entre autres, pour s’en convaincre.[11]Fierté et plaisir mêlés. Quand, l’année suivante, elle remporta le concours d’Orléans,son retour au Havre, fut est à l’image dec ette réussite et digne du retour d’une grande équipe sportive de nos jours: accueil triomphal à la gare, défilé dans la ville accompagnées par plusieurs harmonies et fanfares locales sous les acclamations et réception à la mairie[12]: le plaisir est alors communicatif...

Enfin si le concours attire à ce point les foules, c’est certes pour l’occasion de découvrir des musiques souvent inconnues localement, mais aussi et principalement en raison de l’animation que cela provoque dans la commune organisatrice et de l’économie que cela génère: tous ces orphéonistes font la fête, chantent et jouent dans les rues, se logent, se restaurent et boivent parfois pendant deux ou trois jours et nombreux sont les témoins relatant le plaisir éprouvé par celles et ceux qui écoutent et bénéficient cette atmosphère de fête. Les cavalcades et défilés des sociétés y contribuent largement même si les commentaires balancent souvent entre des éloges, voire des poèmes sur ce sujet ou la mention d’un relatif désordre, le défilé n’ayant pas forcément la solennité convenable car les différentes sociétés exécutaient souvent leurs divers pas redoublés en même temps dans des tonalités différentes !

Mais il y a aussi des plaisirs théoriquement interdits mais cependant irrésistibles, contexte social et atmosphère festive obligent...

Parmi ces derniers, la politique n’est jamais bien loin et, de ce point de vue, la musique est souvent l’enjeu de préoccupations qui la dépassent. Si la participation aux différentes fêtes et cérémonies officielles, de même que l’accompagnement de certains hommes politiques dans leurs tournées électorales relèvent de la notion de service, il n’en est pas de même en ce qui concerne les conséquences des luttes sociales et de la montée de l’anticléricalisme à l’aube des années 1900: les conflits entre la fanfare des «rouges» et celles des «blancs», ou entre «les partisans de la musique sacrée et ceux de la sacrée musique» pour reprendre l’expression d’un chef du Haut-Doubs citée par Philippe Gumplowicz, sont particulièrement fréquents en ces heures chaudes de la Troisième République, d’autant que sous le régime de l’autorisation préalable antérieur à la loi de 1901 sur la liberté d’association, les représentants du gouvernement (du sous-préfet au ministre de l’intérieur) se gardent bien de refuser l’autorisation demandée par une société musicale soutenue par un parti adverse pour ne pas être taxé de favoritisme républicain, laissant ainsi les maires chargés d’arbitrer seuls ces conflits en usant de leurs pouvoirs de police. Ceux-ci peuvent parfois dériver vers un véritable affrontement physique, comme à Bourg-Achard le 14 juillet 1882: la musique municipale des sapeurs-pompiers (protégée par le duc de la Rochefoucauld-Doudeauville) et sa rivale «l’Indépendance musicale» (soutenue par la préfecture)en sont carrément venues aux mains et une bougie en flammée lancée à travers le kiosquea nécessité son évacuation! Si la réaction officielle ne s’est pas faite attendre –révocation du commandant des pompiers par décret du Président de la République et suspension de toute activité de la musique municipale pendant deux ans –la sanction a cependant été atténuée par souci d’apaisement13On peut éventuellement éprouver inconsciemment un certain plaisir, voir de la jouissance à se livrer à de tels débordements, mais force est bien d’avouer que Freud, le «grand-papa» d’une psychanalyse –ou plutôt d’une «psycho-analyse» encore à ses prémices (le terme n’apparait seulement qu’en 1896) -, n’avait certainement pas eu le temps de se pencher véritablement sur la question, puisqu’il n’évoquera la notion de cure psychanalytique qu’en 1904!

Parmi les autres plaisirsinterditsmais particulièrement tentantsdans un cadre festif, d’autant que l’éloignement du domicile de groupes exclusivement masculins peut les favoriser, figurent en bonne place le penchant pour la boisson et quelques débordements licencieux: si la tempérance est de rigueur lors du déroulement des concours et que le récalcitrant s’expose à une amende théorique de 2 francs (alors que le salaire journalier d’un ouvrier ne dépasse guère les 3 ou 4 francs à l’époque), les personnes chargées de mettre en application ces règlements se montrent nettement plus compréhensives lors des défilés où, la chaleur de l’été aidant, la tentation de se «rafraichir» lors des pauses est grande, entraînant la multiplication de dissonances bien sonores! et il en est encore plus de même après les épreuves, surtout en cas de victoire... Les orphéonistes peuvent alors se « lâcher» sans prendre de risques mais il arrivent parfois qu’ils défrayent la chronique, tel ce tromboniste, mentionné par le Journal de Rouenen 1896 qui, ayant trop arrosé le succès de sa société, fut incapable de prendre son train et s’affala sur la voie publiquearchives du Havre signalent à deux reprises en 1855 certains cas particulièrement croustillants, tel ce tromboniste retrouvé au petit matin ivre-mort sur le trottoir, son instrument gisant à ses côtéset nefut dégrisé qu’au bout de deux heures[13]! Ou, au Havre en 1868,cet autre tromboniste du Nord de la France participant qui reprend le train le lendemain en laissant son instrument sur place... il avait en effet dû bien faire la fête puisque la police du Havre, alertée par le directeur de l’harmonie qui lui avait prêté le trombone, l’a recherché partout dans la ville, y compris dans les maisons de tolérance, sans malheureusement le retrouver15! Plaisir et jouissance mêlés, mais cependant un tantinet excessifs!

En dépit de ces dysfonctionnements souvent inévitables, le mouvement orphéonique aura contribué à développer la pratique musicale amateur dans les classes populaires, souvent pour le plaisir des yeux et des oreilles mais aussi pour le plaisir qu’apportent les valeurs d’entraide, de solidarité et de convivialité. Il sera à l’origine, de tout un pan de pratique collective car, au XXe siècle, les chorales deviendront mixtes et continueront de se développer en dépit de l’histoire officielle qui, dès l’affirmation de la République dans les années 1880 cherchera, au nom des valeurs de la Révolution Française considérées par Clémenceau comme un «bloc» indivisible incluant la Terreur, tentera d’effacer toutetrace de leur activité en tant que «plaisir des Rois». Mais plus encore, c’est lui qui est à l’origine de la structure actuelle de l’enseignement musical en province: en effet, pour la plupart des associations, la connaissance de la musique n’était pas obligatoire, on enseignait aux membres actifsle solfège et la pratique instrumentale. De ce fait, la plupart des écoles municipales de musique actuelles ont une origine associative encouragée par le développement de l’éducation populaire –une société touchait ainsi une subvention annuelle pouvant aller jusqu’à 100 000francs en 1937 en s’inscrivant dans ce cadre –et même si, dans les années 1960-1970, nombreuses sont les écoles qui se sont dissociées de leur harmonie ou de leur fanfare, certaines sociétés créées au XIXesiècle existent toujours, principalement dans le Pays Basque, mais aussi à Dannemarie près de Mulhouse (fondée en 1899) et plus près de nous l’harmonie municipale d’Yvetot, fondée en 1861.

Même si les guerres ont décimé l’orphéon, qui a eu parfois du mal à s’en relever, même si l’accent mis sur la lecture de la musique, conjuguée à une certaine forme de dénigrement, a entretenu une certaine sclérose dont ont profité les associations sportives, même si l’apparition du cinéma, de la radio, puis de la télévision a provoqué, un fort mouvement de désaffection au sein des membres actifs, même si, enfin, l’antimilitarisme des années 1970-1980 a mis à mal certaines pratiques comme les défilés, un regain pour cette forme d’expressions’est fait jour dans les années 2000 et, actuellement, sous l’influence de chefs particulièrement bien formés et compétents qui ont renouvelé le répertoire, le plaisir d’exécuter collectivement cette musique demeure et c’est somme toute logique: de nombreux musiciens appréhendent de se produire en solo et, selon l’expression consacrée par les acteurs eux-mêmes, «claquent des dents» dès qu’il en est question... Avec le soutien de ses camarades de pupitre, on se sent infiniment moins seul: «vivre ensemble» et plaisir collectif en quelque sorte...


Notes de l'article

  1. Philippe Gumplowicz, Les travaux d’Orphée, deux siècles de pratique musicale amateur en France (1820-2000), harmonies, chorales, fanfares, Paris: Aubier, 2/2001, p. 47-48.
  2. Livre d’or de la Lyre havraise, Le Havre: Imprimerie Marcel Etaix, 1935, p. 36 et 43 ainsi que la photo entre les pages 16 & 17.
  3. Selon un article d’Amédée Méreaux paru dans Le Ménestrel du 31 mai 1868.
  4. Biographie sur le site des Amis et Passionnés du Père Lachaise, http://www.appl-lachaise.net/appl/article.php3?id_article=2623, consulté le 13 mars 2017.
  5. Philippe Gumplowicz, Op. cit, p. 137-138. Voir aussi Jean-Yves Rauline, Les Sociétés musicales en Haute-Normandie (1792-1914): contribution à une histoire sociale de la musique, Lille: A.N.R.T., coll. «Thèses à la carte», 2001, p. 104-105.
  6. Ibid., p. 185-187.
  7. Jean-Yves Rauline, op. cit., p. 187-195.
  8. Archives Municipales d’Evreux, dossier complet, cote 2 R 45.
  9. Nouvelle parue dans le journal Gil Blas du 28 novembre 1882 sous le pseudonyme de Maufrigneuse, puis dans le recueil Mademoiselle Fifila même année.
  10. J.Y. Rauline, Op. cit., p. 465-468.
  11. Archives Départementales de l’Eure, cote 123 T3 bis mais surtout Archives municipales d’Évreux, dossier complet du concours, cote 2 R 48
  12. Livre d’or de la Lyre Havraise, Op. cit., p. 28.
  13. Journal de Rouen, 28 juillet 1896.

Voir aussi