La musique et le plaisir (2017) Rouen/Rauline : Différence entre versions

De Musamat
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La    pratique    musicale,    tant    pour    les    chorales    que    pour    les    formations instrumentales est organisée sur la base d’un règlement  de type militaire car les formations civiles suivent le modèle de celles de l’armée. L’orphéoniste, par le simple fait qu’il adopte les valeurs de la classe bourgeoise et de l’élite, se montre fort soucieux de  respectabilité  et  d’ordre,  se  démarquant  ainsi  des  revendications  politiques  et sociales qui se font progressivement jour au {{XIXe}} siècle. Il sera ainsi souvent critiqué par ses congénères et considérés comme un privilégié: cependant, outre le plaisir qu’il peut éprouver  en  pratiquant  en  groupe,  il  a  bien  conscience  de  vouloir  donner  en  le  faisant une image positive de la classe ouvrière qui, lorsqu’elle s’avère reconnue – à l’occasion d’un bon concert ou d’une victoire de sa société dans un concours – lui procure sinon du plaisir, du moins une grande satisfaction. Il ne vise aucunement à envisager une carrière musicale<ref>Philippe  Gumplowicz, Les travaux d’Orphée, deux siècles de pratique musicale amateur en France (1820-2000), harmonies, chorales, fanfares, Paris: Aubier, 2/2001, p. 47-48.</ref> : dans toute l’histoire du mouvement, les choristes ayant réussi une  carrière musicale se comptent sur les doigts d’une seule main :  Georges  Boucrel, banquier  et sociétaire de  la ''Lyre Havraise'',  qui  deviendra  baryton  des  Concerts  Colonne<ref>Livre d’or de la Lyre havraise,  Le  Havre:  Imprimerie  Marcel  Etaix,  1935,  p.  36  et  43 ainsi que la photo entre les pages 16 & 17.</ref>, Eugène Caron et Bosquin, deux ouvriers issus de l’Orphéon de Rouen, qui se feront un nom àl’Opéra et au Théâtre Lyrique de Paris après avoir été lauréats du Conservatoire<ref>Selon un article d’Amédée Méreaux paru dans Le Ménestrel du 31 mai 1868.</ref> ;un seul d’entre eux deviendra célèbre:  le  ténor  Auguste  Affre,  dit Gustarello,  menuisier membre de l’orphéon de Saint-Chinian dans l’Aude qui, grâce au soutien du maire de Narbonne fera une carrière internationale après avoir obtenu les prix d’opéra et de grand  opéra  au  Conservatoire  de  Paris  en  1887  et  1888. <ref>Biographie sur le site des Amis et Passionnés du Père Lachaise, http://www.appl-lachaise.net/appl/article.php3?id_article=2623, consulté le 13 mars 2017.</ref>. Pour ces raisons, l’amateur accepte    volontiers    un    règlement    relativement    draconien    prévoyant    un    régime d’amendes allant  de  10  centimes  à  1francs  en  cas  de  manquement  à  la  discipline–et même,  de  50  centimes  à  2  francs,  voire  5  francs  pour  les  infractions  les  plus  graves – mais  celui-ci,  notamment pour  les  amendes  les  plus  lourdes,  reste  largement théorique et l’exclusion possible d’un membre actif s’avère en fait rarissime<ref>Philippe  Gumplowicz, Op.  cit,  p.  137-138.  Voir  aussi  Jean-Yves  Rauline, Les  Sociétés musicales  en  Haute-Normandie  (1792-1914):  contribution  à  une  histoire  sociale  de  la musique, Lille: A.N.R.T., coll. «Thèses à la carte», 2001, p. 104-105.</ref>...
 
La    pratique    musicale,    tant    pour    les    chorales    que    pour    les    formations instrumentales est organisée sur la base d’un règlement  de type militaire car les formations civiles suivent le modèle de celles de l’armée. L’orphéoniste, par le simple fait qu’il adopte les valeurs de la classe bourgeoise et de l’élite, se montre fort soucieux de  respectabilité  et  d’ordre,  se  démarquant  ainsi  des  revendications  politiques  et sociales qui se font progressivement jour au {{XIXe}} siècle. Il sera ainsi souvent critiqué par ses congénères et considérés comme un privilégié: cependant, outre le plaisir qu’il peut éprouver  en  pratiquant  en  groupe,  il  a  bien  conscience  de  vouloir  donner  en  le  faisant une image positive de la classe ouvrière qui, lorsqu’elle s’avère reconnue – à l’occasion d’un bon concert ou d’une victoire de sa société dans un concours – lui procure sinon du plaisir, du moins une grande satisfaction. Il ne vise aucunement à envisager une carrière musicale<ref>Philippe  Gumplowicz, Les travaux d’Orphée, deux siècles de pratique musicale amateur en France (1820-2000), harmonies, chorales, fanfares, Paris: Aubier, 2/2001, p. 47-48.</ref> : dans toute l’histoire du mouvement, les choristes ayant réussi une  carrière musicale se comptent sur les doigts d’une seule main :  Georges  Boucrel, banquier  et sociétaire de  la ''Lyre Havraise'',  qui  deviendra  baryton  des  Concerts  Colonne<ref>Livre d’or de la Lyre havraise,  Le  Havre:  Imprimerie  Marcel  Etaix,  1935,  p.  36  et  43 ainsi que la photo entre les pages 16 & 17.</ref>, Eugène Caron et Bosquin, deux ouvriers issus de l’Orphéon de Rouen, qui se feront un nom àl’Opéra et au Théâtre Lyrique de Paris après avoir été lauréats du Conservatoire<ref>Selon un article d’Amédée Méreaux paru dans Le Ménestrel du 31 mai 1868.</ref> ;un seul d’entre eux deviendra célèbre:  le  ténor  Auguste  Affre,  dit Gustarello,  menuisier membre de l’orphéon de Saint-Chinian dans l’Aude qui, grâce au soutien du maire de Narbonne fera une carrière internationale après avoir obtenu les prix d’opéra et de grand  opéra  au  Conservatoire  de  Paris  en  1887  et  1888. <ref>Biographie sur le site des Amis et Passionnés du Père Lachaise, http://www.appl-lachaise.net/appl/article.php3?id_article=2623, consulté le 13 mars 2017.</ref>. Pour ces raisons, l’amateur accepte    volontiers    un    règlement    relativement    draconien    prévoyant    un    régime d’amendes allant  de  10  centimes  à  1francs  en  cas  de  manquement  à  la  discipline–et même,  de  50  centimes  à  2  francs,  voire  5  francs  pour  les  infractions  les  plus  graves – mais  celui-ci,  notamment pour  les  amendes  les  plus  lourdes,  reste  largement théorique et l’exclusion possible d’un membre actif s’avère en fait rarissime<ref>Philippe  Gumplowicz, Op.  cit,  p.  137-138.  Voir  aussi  Jean-Yves  Rauline, Les  Sociétés musicales  en  Haute-Normandie  (1792-1914):  contribution  à  une  histoire  sociale  de  la musique, Lille: A.N.R.T., coll. «Thèses à la carte», 2001, p. 104-105.</ref>...
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Il  en  est  de  même  en  ce  qui  concerne  le  répertoire:  celui-ci  est  principalement constitué,  pour  les  chorales,  de  chœurs  d’hommes  (premiers  et  seconds  ténors, premières  et  secondes  basses),  ce qui implique de recourir ou d’adapter des chœurs extraits d’ouvrages lyriques ou religieux (Chœur des Soldatsdu  Faust  de  Gounod,  ou Prière de Moïse de Rossini par exemple) ou de composer un répertoire spécifique: Si les principaux compositeurs s’appellent  Laurent  de  Rillé, HenriMaréchal,  Armand  Saintis, Louis-Victor-Adrien  Boeidieu  (fils  du  célèbre  compositeur  Rouennais),  on  trouve  aussi d’excellentes pages dues à des sommités parisiennes, telles Charles Gounod (Messes «des  orphéonistes»  et  de  nombreuxchœurs dont La Cigale et la Fourmisur  la  fable  de Jean  de  La  Fontaine),  Jules  Massenet  (Moines  et  forbans), François Bazin et autres... Nombreuses sont ces compositions visant surtout à l’effet, ce qui n’exclut nullement la qualité,  mais  peut  aussi  amener à  la  recherche  de  l’effet  facile,  mais  qui  plait particulièrement: cela est d’autant plus courant que, par souci de respectabilité, le répertoire  à  connotation  satirique,  licencieuse  ou  relatif  au  cabaret  se  trouve  souvent banni, malgré les nombreux liensqui unissent les orphéonistes aux chanteurs de rues ou aux goguettes, et qu’il est donc particulièrement  difficile  de  mettre  des  affects  sur  des sujets  traitant  de  la  société  industrielle  ou  baignant  dans  le  consensus  amoureux  ou social;  ainsi  chanter,  notamment  dans  les «scènes  chorales»  qui  se  multiplient  après 1860,la nature, la chasse ou l’amour fidèle amène souvent son cortège d’onomatopées suggestives  du  style  «tra-la-la»  ou  de  «la-la-la-itou» qui n’est pas du meilleur goût, même s’il procure du plaisir<ref>Ibid., p. 185-187.</ref>...
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Pour les harmonies et les fanfares, il s’agit rarement de compositions originales, mais  essentiellement  de  transcriptions  diverses  du  répertoire  classique  ou  romantique,plus ou moins heureuses, faites par les principaux chefs de musique militaires, le modèle étant  fourni par  les  directeurs  de  la  Garde  Impériale,  puis  Républicaine:  Adolphe Sellenick  et  Gabriel  Parès,  notamment.  Parmi  les  compositeurs  les  plus  transcrits figurent Beethoven  (mouvements lents de symphonies, dont ceux  de la Deuxième ou de la Septième),  Rossini  (nombre  d’ouvertures,  dont  celles  de Guillaume  Tell ou  de L’Italienne à Alger)  et,  plus  récemment,  les Scènes Pittoresques ou  les Scènes Alsaciennes de Massenet, sans compter les nombreuses fantaisies sur des airs d’opéras à  la  mode (fantaisies  sur Le  Prophète,  de  Meyerbeer,  sur L’Arlésienne,  sur Carmen,  de  Bizet,  etc., toutes  en  style  «pot-pourri»)  ainsi que  les  innombrables  airs  variés  permettant  aux clarinettes et aux cornets à pistons de briller particulièrement... Quantaux  marches  et pas redoublés, ils sont réservés aux différents défilés et s’insèrent dans la notion de service,  littéralement  «chevilléeau  corps» de l’orphéoniste, ou dans le cadre festif des concours...
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Car  le  mouvement  orphéonique  est  certes  musical, mais  aussi  convivial  et  festif, ces  deux  aspects  étant  intimement  liés: l’orphéoniste tient absolument à manifester sa solidarité avec ses semblables en cas de malheur, ou à faire partager le plaisir qu’il éprouve dans la pratique d’ensemble.
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A  une  époque  où  la  protection  sociale  est  quasi  inexistante,  les  concerts  de bienfaisance sont nombreux. L’exemple de la «crise cotonnière» ou «famine du coton» qui touche les départements de la Seine Inférieure et de l’Eure en 1863 en est la plus parfaite illustration: privés de l’importation du coton en provenance des Etats-Unis par la  Guerre  de  Sécession  qui  y  sévit  depuis  1861  et  arrivé  en  rupture  de  stocks,  les principaux filateurs n’hésitent pas à licencier massivement leurs ouvriers et ces dernier ne  trouveront  leur  salut  qu’à  travers  la  charité  publique;  les  différents  concerts auxquels    participent  les  orphéonistes  rapporteront  120  000  francs  or  au  niveau national dont  9  800  francs pour  les  sociétés  de  la  Seine-Inférieure et de l’Eure(pour avoir l’équivalent  en  euros  actuels,  il  faut  multiplier  ces  sommes  par  trois  à  cette époque).  Si  contribuer  à  soulager  la  misère apporte  essentiellement  du  réconfort  aux bénéficiaires, elle n’est pas sans procurer du plaisir aux différents acteurs de ces élans de solidarité.<ref>Jean-Yves Rauline, op. cit., p. 187-195.</ref>
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Version du 6 mars 2021 à 23:14

Pratique musicale amateur et plaisir


 
 

Titre
Pratique musicale amateur et plaisir
Auteur
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Résumé

Par essence, la pratique musicale amateur est censée procurer du plaisir, autant à celle, celui ou ceux qui s'y adonnent, qu'au public qui l'écoute : étymologiquement, le mot amateur signifie « celui qui aime » et le musicien amateur ne joue donc que pour sa satisfaction et celle des autres, et non pour gagner de l'argent. C'est pour cela qu'il était nettement mieux considéré que le musicien professionnel dans l'optique de la philosophie platonicienne et aristotélicienne. Que ce soit dans la pratique domestique individuelle ou collective ou au sein d'une association, à partir du début du XIX e siècle, faire de la musique en amateur a toujours été, au delà du plaisir partagé, un moyen de contribuer à la diffusion du répertoire, comme en témoignent les multiples transcriptions présentes dans les différents catalogues d'éditeurs ce qui, par voie de conséquence, génère aussi tout une économie… Il en est de même pour l'activité musicale s'exerçant au sein des associations constituant ce que l'on a appelé au XIX e siècle le « mouvement orphéonique » ou « Orphéon » : le terme, rappelant le mythe d'Orphée, donc intimement lié au plaisir, définit une pratique populaire amateur qui s'inscrit dans l'émergence d'une culture musicale de masse et se développe au sein de chorales dès les années 1820, puis de musiques d'harmonies et de fanfares à partir du Second Empire auxquelles s'ajoutent, à la veille de la Grande Guerre, les sociétés de trompes de chasse, de préparation militaire, et les orchestres à plectre (« estudiantinas »). Quant aux orchestres symphoniques amateurs, il ne concernent pas vraiment les milieux populaires, sauf peut-être à l'extrême fin de la période… Sans nous étendre trop sur l'origine de ce mouvement, il faut cependant préciser qu'il est né de la volonté politique des philanthropes de la Restauration d'éduquer le peuple par la musique afin d'éviter de voir revenir les troubles révolutionnaires, notamment la Terreur, qui avait fortement traumatisé l'élite intellectuelle et sociale. Ainsi, les amateurs réunis au sein de l'Orphéon et qui adhèrent à ce projet ne sont pas des « prolétaires » au sens marxiste du terme, puisqu'ils pratiquent et diffusent le répertoire imposé par la classe dominante : on les désigne communément sous le nom de « soleils », soit une élite d'ouvriers sachant lire et écrire, condition imposée pour faire partie d'une association musicale. Si le plaisir se trouve donc fortement orienté et canalisé, il n'en reste pas moins bien réel au point que ce mouvement va s'étendre sur l'ensemble du territoire français très rapidement et que, jusqu'en 1914, les hommes et leurs enfants pratiquaient la musique comme on pratique le sport de nos jours ! Dans cette optique, on peut donc analyser le plaisir éprouvé selon trois axes : le celui de la pratique, de la convivialité dans et en dehors de cette dernière, et de la satisfaction de plaisirs théoriquement interdits…

L'article

Par essence, la pratique musicale amateur est censée procurer du plaisir, autant à celle, celui ou ceux qui s’y adonnent, qu’au public qui l’écoute: étymologiquement, le mot amateur signifie «celui qui aime» et le musicien amateur ne joue donc que pour sa satisfaction et celle des autres, et non pour gagner de l’argent. C’est pour cela qu’il était nettement mieux considéré que le musicien professionnel dans l’optique de la philosophie platonicienne et aristotélicienne.

Que ce soit dans la pratique domestique individuelle ou collective ou au sein d’une association, à partir du début du XIXe siècle, faire de la musique en amateur a toujours été, au delà du plaisir partagé, un moyen de contribuer à la diffusion du répertoire, comme en témoignent les multiples transcriptions présentes dans les différents catalogues d’éditeurs ce qui, par voie de conséquence, génère aussi tout une économie...

Il en est de même pour l’activité musicale s’exerçant au sein des associations constituant ce que l’on a appelé au XIXe siècle le «mouvement orphéonique» ou «Orphéon»: le terme, rappelant le mythe d’Orphée, donc intimement lié au plaisir, définit une pratique populaire amateur qui s’inscrit dans l’émergence d’une culture musicale de masse et se développe au sein de chorales dès les années 1820, puis de musiques d’harmonies et de fanfares à partir du Second Empire auxquelles s’ajoutent, à la veille de la Grande Guerre, les sociétés de trompes de chasse, de préparation militaire, et les orchestres à plectre («estudiantinas»). Quant aux orchestres symphoniques amateurs, il ne concernent pas vraiment les milieux populaires, sauf peut-être à l’extrême fin de la période...

Sans nous étendre trop sur l’origine de ce mouvement, il faut cependant préciser qu’il est né de la volonté politique des philanthropes de la Restauration d’éduquer le peuple par la musique afin d’éviter de voir revenir les troubles révolutionnaires, notamment la Terreur, qui avait fortement traumatisé l’élite intellectuelle et sociale. Ainsi, les amateurs réunis au sein de l’Orphéon et qui adhèrent à ce projet ne sont pas des «prolétaires» au sens marxiste du terme, puisqu’ils pratiquent et diffusent le répertoire imposé par la classe dominante: on les désigne communément sous le nom de «soleils», soit une élite d’ouvriers sachant lire et écrire, condition imposée pour faire partie d’une association musicale. Si le plaisir se trouve donc fortement orienté et canalisé, il n’en reste pas moins bien réel au point que ce mouvement va s’étendre sur l’ensemble du territoire français très rapidement et que, jusqu’en 1914, les hommes et leurs enfants pratiquaient la musique comme on pratique le sport de nos jours!

Dans cette optique, on peut donc analyser le plaisir éprouvé selon trois axes  : le celui de la pratique, de la convivialité dans et en dehors de cette dernière, et de la satisfaction de plaisirs théoriquement interdits...

La pratique musicale, tant pour les chorales que pour les formations instrumentales est organisée sur la base d’un règlement de type militaire car les formations civiles suivent le modèle de celles de l’armée. L’orphéoniste, par le simple fait qu’il adopte les valeurs de la classe bourgeoise et de l’élite, se montre fort soucieux de respectabilité et d’ordre, se démarquant ainsi des revendications politiques et sociales qui se font progressivement jour au XIXe siècle. Il sera ainsi souvent critiqué par ses congénères et considérés comme un privilégié: cependant, outre le plaisir qu’il peut éprouver en pratiquant en groupe, il a bien conscience de vouloir donner en le faisant une image positive de la classe ouvrière qui, lorsqu’elle s’avère reconnue – à l’occasion d’un bon concert ou d’une victoire de sa société dans un concours – lui procure sinon du plaisir, du moins une grande satisfaction. Il ne vise aucunement à envisager une carrière musicale[1] : dans toute l’histoire du mouvement, les choristes ayant réussi une carrière musicale se comptent sur les doigts d’une seule main : Georges Boucrel, banquier et sociétaire de la Lyre Havraise, qui deviendra baryton des Concerts Colonne[2], Eugène Caron et Bosquin, deux ouvriers issus de l’Orphéon de Rouen, qui se feront un nom àl’Opéra et au Théâtre Lyrique de Paris après avoir été lauréats du Conservatoire[3] ;un seul d’entre eux deviendra célèbre: le ténor Auguste Affre, dit Gustarello, menuisier membre de l’orphéon de Saint-Chinian dans l’Aude qui, grâce au soutien du maire de Narbonne fera une carrière internationale après avoir obtenu les prix d’opéra et de grand opéra au Conservatoire de Paris en 1887 et 1888. [4]. Pour ces raisons, l’amateur accepte volontiers un règlement relativement draconien prévoyant un régime d’amendes allant de 10 centimes à 1francs en cas de manquement à la discipline–et même, de 50 centimes à 2 francs, voire 5 francs pour les infractions les plus graves – mais celui-ci, notamment pour les amendes les plus lourdes, reste largement théorique et l’exclusion possible d’un membre actif s’avère en fait rarissime[5]...

Il en est de même en ce qui concerne le répertoire: celui-ci est principalement constitué, pour les chorales, de chœurs d’hommes (premiers et seconds ténors, premières et secondes basses), ce qui implique de recourir ou d’adapter des chœurs extraits d’ouvrages lyriques ou religieux (Chœur des Soldatsdu Faust de Gounod, ou Prière de Moïse de Rossini par exemple) ou de composer un répertoire spécifique: Si les principaux compositeurs s’appellent Laurent de Rillé, HenriMaréchal, Armand Saintis, Louis-Victor-Adrien Boeidieu (fils du célèbre compositeur Rouennais), on trouve aussi d’excellentes pages dues à des sommités parisiennes, telles Charles Gounod (Messes «des orphéonistes» et de nombreuxchœurs dont La Cigale et la Fourmisur la fable de Jean de La Fontaine), Jules Massenet (Moines et forbans), François Bazin et autres... Nombreuses sont ces compositions visant surtout à l’effet, ce qui n’exclut nullement la qualité, mais peut aussi amener à la recherche de l’effet facile, mais qui plait particulièrement: cela est d’autant plus courant que, par souci de respectabilité, le répertoire à connotation satirique, licencieuse ou relatif au cabaret se trouve souvent banni, malgré les nombreux liensqui unissent les orphéonistes aux chanteurs de rues ou aux goguettes, et qu’il est donc particulièrement difficile de mettre des affects sur des sujets traitant de la société industrielle ou baignant dans le consensus amoureux ou social; ainsi chanter, notamment dans les «scènes chorales» qui se multiplient après 1860,la nature, la chasse ou l’amour fidèle amène souvent son cortège d’onomatopées suggestives du style «tra-la-la» ou de «la-la-la-itou» qui n’est pas du meilleur goût, même s’il procure du plaisir[6]...

Pour les harmonies et les fanfares, il s’agit rarement de compositions originales, mais essentiellement de transcriptions diverses du répertoire classique ou romantique,plus ou moins heureuses, faites par les principaux chefs de musique militaires, le modèle étant fourni par les directeurs de la Garde Impériale, puis Républicaine: Adolphe Sellenick et Gabriel Parès, notamment. Parmi les compositeurs les plus transcrits figurent Beethoven (mouvements lents de symphonies, dont ceux de la Deuxième ou de la Septième), Rossini (nombre d’ouvertures, dont celles de Guillaume Tell ou de L’Italienne à Alger) et, plus récemment, les Scènes Pittoresques ou les Scènes Alsaciennes de Massenet, sans compter les nombreuses fantaisies sur des airs d’opéras à la mode (fantaisies sur Le Prophète, de Meyerbeer, sur L’Arlésienne, sur Carmen, de Bizet, etc., toutes en style «pot-pourri») ainsi que les innombrables airs variés permettant aux clarinettes et aux cornets à pistons de briller particulièrement... Quantaux marches et pas redoublés, ils sont réservés aux différents défilés et s’insèrent dans la notion de service, littéralement «chevilléeau corps» de l’orphéoniste, ou dans le cadre festif des concours...

Car le mouvement orphéonique est certes musical, mais aussi convivial et festif, ces deux aspects étant intimement liés: l’orphéoniste tient absolument à manifester sa solidarité avec ses semblables en cas de malheur, ou à faire partager le plaisir qu’il éprouve dans la pratique d’ensemble.

A une époque où la protection sociale est quasi inexistante, les concerts de bienfaisance sont nombreux. L’exemple de la «crise cotonnière» ou «famine du coton» qui touche les départements de la Seine Inférieure et de l’Eure en 1863 en est la plus parfaite illustration: privés de l’importation du coton en provenance des Etats-Unis par la Guerre de Sécession qui y sévit depuis 1861 et arrivé en rupture de stocks, les principaux filateurs n’hésitent pas à licencier massivement leurs ouvriers et ces dernier ne trouveront leur salut qu’à travers la charité publique; les différents concerts auxquels participent les orphéonistes rapporteront 120 000 francs or au niveau national dont 9 800 francs pour les sociétés de la Seine-Inférieure et de l’Eure(pour avoir l’équivalent en euros actuels, il faut multiplier ces sommes par trois à cette époque). Si contribuer à soulager la misère apporte essentiellement du réconfort aux bénéficiaires, elle n’est pas sans procurer du plaisir aux différents acteurs de ces élans de solidarité.[7]



Notes de l'article

  1. Philippe Gumplowicz, Les travaux d’Orphée, deux siècles de pratique musicale amateur en France (1820-2000), harmonies, chorales, fanfares, Paris: Aubier, 2/2001, p. 47-48.
  2. Livre d’or de la Lyre havraise, Le Havre: Imprimerie Marcel Etaix, 1935, p. 36 et 43 ainsi que la photo entre les pages 16 & 17.
  3. Selon un article d’Amédée Méreaux paru dans Le Ménestrel du 31 mai 1868.
  4. Biographie sur le site des Amis et Passionnés du Père Lachaise, http://www.appl-lachaise.net/appl/article.php3?id_article=2623, consulté le 13 mars 2017.
  5. Philippe Gumplowicz, Op. cit, p. 137-138. Voir aussi Jean-Yves Rauline, Les Sociétés musicales en Haute-Normandie (1792-1914): contribution à une histoire sociale de la musique, Lille: A.N.R.T., coll. «Thèses à la carte», 2001, p. 104-105.
  6. Ibid., p. 185-187.
  7. Jean-Yves Rauline, op. cit., p. 187-195.