Slogan féministe et politique "nos désirs font désordre"

De Wicri Incubateur
Ce tableau de Albert Anker illustre une activité à caractère pédagogique sur une page Espace dédié à un travail pédagogique
IUT Charlemagne - InfoNum2 2014-2015


FAURE-FRAISSE Anne-Marie, APP Corine, FRAENKEL Béatrice, RAUZIER Lydie. 40 ans de slogans féministes. Ixe, 2011

Contexte

Je ne sais pas s’il s’agissait spécifiquement d’un slogan lesbien à l’origine, mais c’est ainsi qu’il a été interprété et approprié. Quand il apparaît, dans les années 1970, c’est-à-dire au moment où les féministes affirment que le privé est politique, il n’est pas du tout habituel de penser les questions liées au corps, au désir et à la sexualité en termes politiques ; ce n’est d’ailleurs, souvent, toujours pas le cas. Le slogan est toujours utilisé, notamment lors de marches des fiertés, et on l’a vu dans des manifs de soutien au mariage pour tous. Il faut rappeler que féminisme et lesbianisme, en tant que mouvements sociaux et politiques, et plus généralement libération des femmes et libération homosexuelle sont historiquement liés.


Explication

"Nos désirs font désordre" : nos désirs choquent, ils ne vont pas de soi, ils bouleversent l’ordre établi, qu’on le veuille ou non ; nos désirs sont politiques (au sens large de "ce qui concerne les affaires de la cité", la vie en société).

Je ne sais pas s’il reste des gens, après l’épisode "Mariage pour tous", pour douter du fait que les sexualités (toutes les sexualités) sont politiques ; j’en remets quand même une couche par précaution. Si cette série d’articles commence par le slogan "le privé est politique", c’est parce qu’il résume une prise de conscience réellement fondatrice pour le féminisme ainsi que pour les mouvements de libération homosexuelle. Je n’évoquais pas dans ce billet la question des sexualités non-hétéro (la remarque m’en a été faite, et c’était sans doute une erreur de ma part), je corrige donc le tir ici. Le titre d’un blog le résume bien : "Ma vie privée est toujours politique (et ma colère aussi)".

Le lien entre féminisme et lesbianisme (toujours en tant que mouvement politique) peut sembler aller de soi dans la mesure où les deux mouvements contestent une vision du monde androcentrée (le préfixe andro- désignant ce qui est masculin, du grec ἀνδρός, andros – non, pas la compote). C’est vrai, et pourtant les choses sont bien plus complexes que cela. Je cite un texte de la sociologue Natacha Chetcuti, présenté lors des Journées Intersyndicales Femmes 2012, qui permet de comprendre à la fois les liens et les tensions entre féminisme et lesbianisme. Elle explique que si le féminisme doit se conjuguer au pluriel, c’est à cause de (grâce à) "l’impact des questions portant sur le régime de la sexualité, les rapports de classe, de race, la laïcité, la place des religions, que les controverses se nouent, se dénouent et réactualisent les pratiques féministes". Elle revient ensuite sur le rapport entre la réflexion sur la distinction sexe/genre et les questions liées à la sexualité :

« La critique féministe des années 1970 s’est attachée à théoriser les effets de la classification des sexes/genres sur l’organisation de la sexualité pour comprendre le rapport de pouvoir auquel sont assignés les femmes et les hommes, ainsi que le statut inégal des sexes dans ce système. L’une des principales références en la matière est le texte de Gayle Rubin, publié pour la première fois en 1975, "L’économie politique du sexe : transactions sur les femmes et systèmes de sexe/genre". [...] Elle pense que l’organisation sociale du sexe repose sur le genre, l’hétérosexualité obligatoire et les contraintes qui pèsent sur la sexualité des femmes : "Le genre est une division des sexes socialement imposée. Il est le produit des rapports sociaux de sexualité". [...] Selon elle, il faut saisir les liens existant dans toutes les sociétés entre les normes imposées pour les relations intimes, les systèmes de parenté, le système matrimonial et les "arrangements économiques et politiques" plus étendus, car les différents systèmes de sexualité ne peuvent pas être considérés isolément. Cette approche permettrait de comprendre et de déterminer les mécanismes concernant la sexualité. »

Ce sont là des bases importantes pour la réflexion sur les liens entre genre et sexualité. Dans les années 80, cette réflexion évolue beaucoup ; sans en retracer ici toutes les étapes, il faut citer les articles majeurs de Monique Wittig sur le sujet, "La pensée straight" et "On ne naît pas femme". Ces articles sont, écrit Chetcuti, "les catalyseurs de l’explosion d’un conflit larvé, présent depuis le début du Mouvement de libération des femmes, portant sur le statut politique de l’hétérosexualité et son hégémonie dans les mouvements de femmes, et sur l’alliance politique entre lesbiennes et femmes hétérosexuelles". A partir de cette rupture se constituent trois mouvements féministes et lesbiens distincts : le lesbianisme radical, le féminisme lesbien et le lesbianisme séparatiste.


Conséquences

Je parle ici plutôt de prolongements que de conséquences. Je pense que s’il est assez évident que les sexualités non-hétéro (ou sexualités queer, les dénominations sont multiples) sont politiques, on a souvent tendance à préserver le temple de l’hétérosexualité comme se situant hors du politique, hors de tout rapport de pouvoir. Il s’agirait d’une sexualité "normale" donc non-questionnable et non-questionnée. Les réflexions féministes, au sujet du viol notamment, ont depuis longtemps mis à mal cette certitude, mais les choses mettent du temps à évoluer.

Il n’est pas forcément facile d’admettre que ce qui se passe dans la chambre à coucher puisse, doive même être rapporté à un contexte politique (à nouveau, pas au sens de politique politicienne). Il existe en plus une tradition française de séparation stricte entre les deux sphères ; que l’on pense par exemple à l’affaire DSK et aux personnes qui le défendaient en disant que sa sexualité ne regardait que lui – comme si le viol (puisque c’était l’accusation dont il faisait l’objet) faisait partie de la sexualité, et devait donc rester de l’ordre du privé. La question du consentement, et la manière dont elle est théorisée par les féministes, montre bien qu’il n’y a pas que du désir dans le désir, ou plutôt que le désir est hybride, qu’il y entre aussi tout un système d’affects, de pensées, d’émotions, et que les rapports entre les corps sont aussi, toujours, des rapports entre des sujets de pouvoir.


Pour aller plus loin

Natacha Chetcuti, 2012, « Lesbianisme et féminisme: une histoire tourmentée », texte présenté lors des Journées Intersyndicales femmes 2012.

Michel Foucault, 1976, Histoire de la sexualité, t.1, La volonté de savoir, Paris, Gallimard.

Diane Lamoureux, 2009, « Reno(r/m)mer « la » lesbienne ou quand les lesbiennes étaient féministes », Genre, sexualité & société (en ligne).

Gayle Rubin, 1998, « L’économie politique du sexe : transactions sur les femmes et systèmes de sexe/genre », traduction de l’anglais (États-Unis) par Nicole-Claude Mathieu avec la collaboration de Gail Pheterson, Les Cahiers du CEDREF, n° 7, Université Paris VII, p. 5-82 (citation: p. 6).

Monique Wittig, 2007, La pensée straight, Paris, Editions Amsterdam.

Slogans de lutte et de visibilité lesbienne féministe

Ma vie privée est toujours politique (et ma colère aussi) (blog)


Source : "Slogans (5) Nos désirs font désordre" sur le site Ça fait genre.org.

Par Noémie Tuaillon