Maintenir la paix, mais laquelle ? (INO2 2022-2023)

De Wicri Incubateur
Ce tableau de Albert Anker illustre une activité à caractère pédagogique sur une page Espace dédié à un travail pédagogique
IUT Charlemagne - INO2 2022-2023


« L'opération militaire menée par l'Union européenne dans l'est du Tchad a officiellement pris fin hier. En présence de son instigateur, Bernard Kouchner[1], l'Eufor a transmis le relais à une mission de l'ONU[2]. Portée à bout de bras par le ministre français des Affaires étrangères, Bernard Kouchner, désireux de peser sur le drame du Darfour limitrophe, l'opération Eufor[3] a permis, de l'avis général, d'instaurer un climat de relative sécurité dans une région où régnait une impunité totale. » Libération[4] , « L’Eufor passe le relais au Tchad », le 16 mars 2009.


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Les Casques bleus, personnel militaire de l'ONU sur le terrain.


Le discours politico-médiatique attribue fréquemment à un gouvernement, voire même à un seul membre du gouvernement, la mise en œuvre d’une décision politique. En cela, il conforte l’idéal démocratique et légitime le statut des hommes politiques. Comme le montre cet extrait d’article journalistique à propos des opérations Eufor Tchad-RCA et Minurcat, les opérations de maintien de la paix (OMP) semblent ne pas déroger à cette règle. Une première question, importante en science politique est ainsi soulevée : celle de « la » décision politique. Les OMP font également l’objet d’un large traitement en science politique mais, à l’instar de cet article qui évoque sans plus de précision une « mission de l’ONU », la définition d’une OMP est rarement élevée au rang d’objet de recherche alors même que la question de savoir ce qu’est une opération de maintien de la paix est plus complexe qu’il n’y parait. Ce sont ces deux questions essentielles qui seront traitées durant cette recherche.

Qu’est-ce qu’une opération de maintien de la paix ? On ne saurait dire, à la lecture de cet article, si l’opération européenne suivie de celle des Nations unies ont vocations à « résoudre » une crise, en l’occurrence celle du Darfour sur laquelle un Ministre souhaite s’impliquer, ou à maintenir une paix, mais laquelle ? Ou encore à mettre fin à ce qui est perçu comme une situation d’impunité générale dans une région mal connue des acteurs politicomédiatiques français et européens. Durant cette recherche, nous avons rencontré des acteurs politiques, militaires, policiers et bureaucratiques des Nations unies, du Tchad, de la France et de l’Union européenne[5] qui ont participé d’une manière ou d’une autre à ces opérations de maintien de la paix. Dans leur discours pourtant, ils ne semblent pas toujours avoir pris part au même processus, avoir contribué aux mêmes opérations tant leurs représentations de ce qu’ils ont fait ou eu à faire peut être différente. Dès lors, on se demandera ce qui fait tenir ensemble tous ces individus dans une même séquence et ce qu’est finalement cet agrégat de micro-processus sociaux que nous réunissons dans une seule catégorie de perception appelée « opération de maintien de la paix » (OMP).

La seconde énigme implicitement évoquée dans l’article du journal Libération et corolaire de ce qui précède tient à la manière dont serait décidé le déploiement d’une opération de maintien de la paix. Une fois encore, les observateurs extérieurs comme les acteurs de ces processus, par souci de simplification, de communication ou par intérêt de position, unifient un ensemble de processus différents – et pas toujours connectés – en « une » décision, portée par un ou plusieurs individus. Un Ministre aurait décidé le déploiement : il en aurait eu l’idée et l’aurait faite accepter par ses homologues au sein de l’Union européenne et des Nations unies. Or, l’histoire telle qu’elle se fait est différente des récits que l’on en trouve. Il n’est pas aisé de reconstituer le cheminement d’une décision tant les acteurs y ayant pris part sont situés dans des temporalités et des lieux différentes. « La » décision, en tant que moment unique, est une construction et ne correspond pas à un évènement en particulier qui serait le vote d’une résolution du Conseil de sécurité des Nations unies pour une opération de maintien de la paix.

Certes, les opérations militaires européennes et onusiennes « Eufor Tchad-RCA » et « Minurcat » sont juridiquement approuvées lors du vote par le Conseil de sécurité des Nations unies de la résolution 1778 1 . Cette résolution autorise en effet l’Union européenne à déployer pour une durée d’un an une opération militaire à l’Est du Tchad et au Nord Est de la République centrafricaine pour permettre aux Nations unies de mettre en place une opération de maintien de la paix dans des conditions sécuritaires suffisantes. Ces deux opérations ont comme mandat d’améliorer les conditions de sécurité des populations vivant dans les camps de réfugiés installés dans cette région suite aux violences survenues au Darfour à partir de 2003.

Mais considérer que la résolution 1778[6] constitue « la » décision revient à négliger qu’avant ce vote ont lieu de nombreuses décisions nécessaires, et pourtant insuffisantes, pour aboutir au déploiement d’une telle opération. Et qu’il en va de même après ce vote. Car, par exemple, l’Union européenne n’ayant mandat que pour une opération militaire d’une durée d’un an, des contingents militaires des Nations unies doivent prendre le relais des européens. Cette relève n’est pourtant pas clairement décidée lors du vote de la résolution 1778 qui est donc suivie d’un ensemble d’autres décisions qui font tenir l’OMP.

Depuis 2006, le Département des opérations de maintien de la paix (DOMP) des NationsUnies produit des rapports sur un éventuel déploiement militaire multidimensionnel au Tchad suite à une décision du Conseil de sécurité (concrétisée lors du vote de la résolution 17062). Pourtant, aucun déploiement n’a lieu avant 2008, avant, selon les récits politico-médiatiques, la prise en main du dossier par l’énergique Bernard Kouchner. Mais, dans la mesure où ce dernier a repris un dossier déjà bien avancé, sur quoi a-t-il « pesé » ? Qui décide et qui décide de quoi ? Enfin, quand décide-t-on ? Mieux comprendre ce qu’est une opération de maintien de la paix nous permettra de mieux comprendre ce qu’est une décision de politique étrangère.


Qu’est-ce qu’une opération de maintien de la paix ? De l’énigme empirique à l’énigme théorique.


Le document juridique de référence concernant les opérations de maintien de la paix est la Charte des Nations unies. Celle-ci ne contient néanmoins pas de référence au « maintien de la paix » en tant que moyen permettant la poursuite de l’objectif affiché de l’Organisation des Nations unies de « préserver les générations futures du fléau de la guerre »3. Malgré cela, le maintien de la paix est « devenu l’un des outils majeurs employé par les Nations Unies pour parvenir à cette fin »4. Il n’existe ainsi pas de définition unanimement reconnue et acceptée tant par les praticiens du maintien de la paix que par les analystes. Pour expliquer cela, Paul F. Diehl, s’appuyant sur la théorie réaliste des relations internationales, notamment le courant dit de « Conflict Resolution » c’est qu’il est une réponse à un conflit. Or chaque conflit étant différent, l’outil déployé pour 6 y répondre est nécessairement spécifique et unique, ce qui rend sa définition générique délicate, voire impossible.

D’autres auteurs entendent le maintien de la paix dans une acception si large que ce processus ne peut plus constituer un objet de recherche spécifique. Ainsi, Mark J. Mullenbach définit comme opération de maintien de la paix tout « personnel militaire ou civil déployé par un ou plusieurs états tiers, fréquemment mais pas nécessairement sous les hospices d'une organisation globale ou régionale, dans un conflit ou une situation post-conflit dans le but de prévenir la résurgence des hostilités militaires entre deux parties et, ou pour créer un environnement favorable aux négociations entre deux parties.» 7 . La définition semble ainsi suffisamment vaste pour inclure de très nombreuses interventions militaires dans cette catégorie. Il est en effet toujours possible de justifier une intervention militaire dans le but de « prévenir la résurgence » d’un conflit ou, pour utiliser le terme le plus utilisé par le Conseil de sécurité des Nations unies (CSNU) pour justifier ses interventions : faire face à une « menace à la paix ».

A la question centrale : comment expliquer que, dans certains conflits soit déployée une OMP tandis que dans d’autres non ? Nous ajoutons la question tout aussi délicate et liée à la première : qu’est une opération de maintien de la paix ?

Afin de mieux cerner ce dont est fait un processus menant au déploiement d’une OMP nous nous intéressons ainsi au lancement et à la mise en œuvre d’une opération à l’Est du Tchad et au Nord Est de la République centrafricaine (RCA) entre janvier 2008 et décembre 2010, la Mission des Nations unies en République centrafricaine et au Tchad appelée Minurcat. Cette opération est déployée en application de la résolution 1778 du Conseil de sécurité des Nations unies - votée le 25 septembre 2007 - prévoyant qu’elle soit précédée d’une opération militaire de l’Union européenne pour une durée d’un an, l’opération Eufor Tchad-RCA. Ces deux opérations sont conçues conjointement, l’opération européenne étant alors présentée comme une bridge operation, une opération militaire qui permet au Département des opérations de maintien de la paix des Nations unies (DOMP), responsable de la conception, de la planification et de la mise en œuvre des OMP, d’envoyer son personnel civil (principalement des policiers) en bénéficiant de la protection de l’Union européenne et d’avoir suffisamment de temps pour préparer le déploiement militaire de la Minurcat qui devra prendre le relais des forces européennes.

Comprendre ce qu’est une opération de maintien de la paix nécessite alors de s’intéresser à la paix qu’il s’agit de maintenir. Nous montrons que, s’il n’est pas aussi évident qu’il n’y parait de définir une OMP, identifier la paix à maintenir est un exercice tout aussi délicat.


Source

  • "Maintenir la paix, mais laquelle ? Interdépendances, zones d’action et conjoncture de maintien de la paix dans le secteur de la sécurité collective", texte repris de Thèses.fr.

Notes et références

  1. Ancien Ministre de l'Europe et des Affaires étrangères de France et Cofondateur de Médecins sans frontières et de Médecins du monde.
  2. Le sigle ONU signifie Organisations des Nations Unies.
  3. La force européenne EUFOR Tchad/RCA était une force opérationnelle multinationale dirigée par l'Union européenne au Tchad et en République centrafricaine, dont l'objectif est d'appliquer la résolution du Conseil de sécurité des Nations unies nᵒ 1778 du 25 septembre 2007. Sa mission s'est achevée en 2009.
  4. Quotidien français fondé sous la protection de Jean-Paul Sartre et Maurice Clavel, il paraît pour la première fois le 18 avril 1973.
  5. L'Union européenne est une Union politico-économique sui generis de vingt-sept États européens
  6. La résolution 1778 est un résolution du Conseil de sécurité de l'ONU du 25 sept 2007


Ce texte a été choisi par Victorine Rabu.