Louise (opéra, 1900), texte source Acte III scène 1

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Texte source de Louise (opéra, 1900)
Table des matières
Acte I
Acte II
Acte III
-- Prélude
-- Scène 1
-- Scène 2
-- Scène 3
Acte IV
Acte V

Texte original en français du livret du troisième acte, prélude et scène 1, de l'opéra Louise (1900) de Gustave Charpentier, tiré du site Musicologie.org

Prélude

"Vers la cité lointaine..." Un jardinet au faîte de la butte Montmartre. À gauche, une petite maison sans étage, avec perron et vestibule découvert. À côté de la maison, à l'avant-scène, un mur coupé d'une petite porte. À droite, des échafaudages. Au fond, une haie ; entre la haie et les échafaudages, une porte à claire-voie. Un sentier extérieur côtoie la haie ; au-delà s'étagent les toits des maisons voisines. Panorama de Paris. Le crépuscule est imminent.

Scène 1

LOUISE, JULIEN.

Au lever du rideau, Julien, assis, un livre à la main, près de la maison, semble plongé dans une méditation heureuse. Accoudée sur la rampe du perron, Louise, souriante, le regarde amoureusement, puis s'approche.


LOUISE

Depuis le jour où je me suis donnée,
Toute fleurie semble ma destinée.
Je crois rêver sous un ciel de féerie,
L'âme encore grisée de ton premier baiser !


JULIEN

Louise !


LOUISE

Quelle belle vie ! Mon rêve n'était pas un rêve !
Ah ! je suis heureuse !
L'amour étend sur moi ses ailes !
Au jardin de mon coeur chante une joie nouvelle !
Tout vibre, tout se réjouit de mon triomphe !
Autour de moi tout est sourire, lumiére et joie !
Et je tremble délicieusement
Au souvenir charmant
Du premier jour
D'amour !
Quelle belle vie !
Ah ! je suis heureuse ! trop heureuse...
Et je tremble délicieusement
Au souvenir charmant
Du premier jour
D'amour !


JULIEN

Louise est heureuse ?


LOUISE

(se jetant dans ses bras)
Trop heureuse !


JULIEN

(avec tendresse)
Tu ne regrettes rien ?


LOUISE

Rien !... Que puis-je regretter ?
(simplement)
À l'atelier, parmi mes compagnes, j'étais une étrangère,
Personne ne me comprenait et personne ne m'aimait.
(sans acrimonie)
Chez nous, mon père me traitait toujours en petite fille.
(enfantinement, avec rancune)
Et la mère : Qui aime bien, châtie bien –
Ne perdait pas son temps avec moi !
C'était à tout moment, à propos de rien,
Des rebuffades, des attrapades :
(gamine)
Pan ! pan ! "ça t'apprendra !"
Pan ! pan ! "attrap' celle-là !"
– "Mais ma mère !"
– "Vas-tu te taire ?"
– "Je n'ai rien fait !"
– "P'tite effrontée !"
Pan ! pan ! pan ! pan ! pan ! pan !


JULIEN

(riant)
Ah ! ah ! ah ! ah !}


LOUISE

(sérieuse)
Et mon père la laissait faire...
Il m'aimait bien pourtant, mon pauvre père !..
Mais il croyait tout ce qu'inventait la jalouse :
Elle avait fait de toi un tel portrait,
Critiquant ta conduite, ton métier,
Que mon père ne pouvait croire qu'il me fût possible de t'aimer.


JULIEN

(moqueur)
La mère La Routine, le père Préjugé devaient bien s'entendre !


LOUISE

(imitant son père, sans trop de moquerie)
"A ton âge, disait-il, on voit tout beau, tout rose ;
Prendre un mari, c'est choisir une poupée..."


JULIEN

(souriant)
Une poupée ?


LOUISE

"Malheureusement, ces poupées-là, ma fille,
Vous font parfois pleurer bien des larmes."


JULIEN

(riant)
Ah ! ah ! ah ! ah ! ah !
(ironique, sans éclat)
Les parents voudraient qu'on restât le marmot
Dont la pensée sommeille à l'ombre de leur volonté !
Il fallait lui répondre, gentiment :
"Les poupées d'amour ne sont pas toutes méchantes..."


LOUISE

"Comment veux-tu la choisir ?" disait mon père...


JULIEN

Avec mon coeur !


LOUISE

(continuant l'imitation)
"C'est un bien mauvais juge."


JULIEN

(avec impatience)
Pourquoi donc ?


LOUISE

(souriante, ironique)
"Qui dit amoureux, toujours dit : aveugle."


JULIEN

(s'exaltant, mais sans colère)
Aveugle lui-même, d'avoir méconnu la souveraineté de l'amour !..
Et d'oser réclamer pour lui le droit d'élire le maître de ta destinée !...


LOUISE

(imitant les gestes paternels, sans moquerie)
"C'est le droit de la vieillesse ! le droit de la sagesse !
(emphatique)
Le droit de l'expérience !"


JULIEN

(impétueux)
L'expérience ! ha ! ha ! ha ! l'expérience ! c'est à dire la Routine, la Tradition, toute l'oppression des préjugés stupides !
(à Louise, avec âpreté, d'une voix sifflante)
L'expérience qui voudrait Dieu lui-même en servage !
L'expérience : lâche et tyrannique servante de l'Envie qui se dresse à l'entrée de la vie !
Les juvéniles chevauchées des passions !
(véhément)
Tout l'idéal, tout l'amour, le vouloir, le génie, honnis, traqués, comme on traque l'ignominie ! ô la misérable ! ô l'odieuse ! l'infâme, l'hypocrite, l'inféconde Expérience !


LOUISE

(simplement)
Ainsi tout enfant a le droit de choisir lui-même le chemin du bonheur ?


JULIEN

(avec conviction et grandeur, sans emphase)
Tout être a le droit d'être libre !
Tout coeur a le devoir d'aimer !
Malheur à celui qui voudrait garrotter l'originale et fière volonté d'une âme qui s'éveille et qui réclame sa part de soleil, sa part d'amour !


Le soir tombe. Les dernières lueurs du couchant dorent la ville.


LOUISE

(avec une émotion grandissante)
Les désirs de nos coeurs peuvent-ils sans remords briser d'autres coeurs ?


JULIEN

(farouche)
L'égoïsme appelle l'égoïsme !


LOUISE

L'amour des parents n'est-il donc que de l'égoïsme ?


JULIEN

Rien qu'égoïsme !


LOUISE

Et mon père lui-même ?


JULIEN

(s'emballant)
Un égoïste plus aveugle que les autres !


Louise fait un geste de reproche. Julien, regrettant ses paroles, s'approche d'elle et l'entraîne doucement vers le fond du jardin.


JULIEN

(caressant)
Jolie ! tu regrettes d'être venue ?
(il l'attire contre lui, avec tendresse, et lui montre la ville)
De Paris tout en fête, entends monter la joyeuse, l'attrayante chanson !
C'est pour toi, petite muse, que la ville cette nuit s'amuse !
(avec câlinerie)
Hors Paris, Louise ne serait pas Louise !
Paris sans toi ne serait point Paris !
Mignon symbole de la grande cité, je t'aime en elle et je l'adore en ta beauté !


LOUISE

(extasiée)
Ô l'attirante, la chère musique de la grande Ville !


JULIEN

(enthousiaste)
La Ville m'a donné la Fille...


LOUISE

(gagnée par l'enthousiasme)
L'amour de la Fille te donnera la Ville !


JULIEN

Oui, tous deux nous marcherons à la conquête de la Cité merveilleuse !


LOUISE

Ta gloire aura mes yeux pour étoiles !


JULIEN

Par ton amour, j'aurai la victoire !


LOUISE

Paris !


JULIEN

Paris !


LOUISE

Paris !


JULIEN

Paris !


LOUISE ET JULIEN

Paris ! Paris ! Cité de force et de lumière !
Paris ! Paris ! Paris ! splendeur première !
Louise et Julien, aux bras l'un de l'autre, invoquen la Ville immense.
Paris ! Paris ! ô Paris !
La nuit est venue, la Ville peu à peu se revêt de lumières.
Cité de joie ! Cité d'amour ! Sois douce à nos amours !
(ils s'agenouillent)
Protège tes enfants !
(dramatique)
Garde-nous !.. Défends-nous !


Les amants, enlacés, immobiles, comme sous l'enchantement du rêve glorieux d'Avenir qui se lève devant eux, tendent les bras vers la ville.


LOUISE

Julien !


JULIEN

Louise !


LOUISE

Vois la ville qui s'éclaire...


JULIEN

C'est le firmament sur terre...


LOUISE

Entends les mille voix...


JULIEN

Elles répondent à nos voix !


LOUISE

Regarde les lumières.


JULIEN

La ville tout entière se lève à ta prière !


LOUISE

(avec enthousiasme)
Ah !


Ils se relèvent lentement. Dans une apothéose de lumière, Paris semble fêter les amants.


LOUISE ET JULIEN

"Libres ! vous êtes libres !" nous crie la ville immense.


VOIX DE LA VILLE

(Femmes et Hommes)
Libres !


LOUISE ET JULIEN

Libres, soyons libres, selon notre conscience !


VOIX DE LA VILLE

Libres !


LOUISE

Libres !


JULIEN

Libres !


LOUISE

Libres, dans l'amour !


VOIX DE LA VILLE

Libres !


JULIEN

Libres, dans la vie !


VOIX DE LA VILLE

Libres !


LOUISE

Libres, toujours !


JULIEN

(en interrogation)
Toujours ?


LOUISE

(décidée)
Toujours !


JULIEN

(souriant)
Toujours !


LOUISE

(souriante)
Toujours !


JULIEN

(la pressant dans ses bras, avec tendresse)
Toujours !


LOUISE

(se serrant contre lui - avec passion)
Toujours !


Feu d'artifice, lointain. Les amants, retombés sur le banc de verdure, s'étreignent avec extase.


LOUISE

Vois la belle nuit...


JULIEN

C'est notre nuit de noces !


LOUISE

Ah ! je t'aime !..


JULIEN

Tu m'aimes ?..


LOUISE

Je t'aime !..


JULIEN

Oh ! le doux miracle.. je ne suis plus Julien, tu n'es plus Louise !


LOUISE

(se jetant sur lui passionnément)
Des baisers, Julien, des baisers !


JULIEN

(se levant ; calme, avec grandeur)
Nous sommes tous les amants fidèles à leurs serments !


LOUISE

(agenouillée devant lui)
Ah ! le divin roman !


JULIEN

Nous sommes tous les êtres qui veulent vivre sans maîtres !


LOUISE

(lui tendant les bras)
En mes bras sois mon maître !


JULIEN

Nous sommes toutes les âmes que brûle la sainte flamme du désir !
Il prend Louise dans ses bras.


LOUISE

(éperdue)
Suis-je sur terre ? Je marche dans une féerie...


JULIEN

(montrant la ville illuminée)
Regarde ton domaine !


LOUISE

(pâmée)
Vision fleurie !..


JULIEN

(avec ferveur)
Ici loin de la peine,
Loin de l'envie et de la haine,
Ton clair sourire de bonté
Rayonnera sur la cité.
Et mes baisers, ô tendre soeur,
Te feront muse du bonheur !}


LOUISE

(éperdue ; joyeuse, triomphante, impétueuse)
Ah ! la parole idéale dont s'enivre mon corps tout entier !
Dis encore ta chanson de délices !
Ta chanson victorieuse, ta chanson de printemps !


JULIEN

(entraînant)
Avec tes baisers clos mes lèvres !
Tes baisers valent mieux que mes chants de liesse !
Baisers d'aurore et de soleil ! Baisers de feu !


LOUISE

(frénétique)
Encor des baisers ! Toujours des baisers !
Mets sur ma lèvre toute leur fièvre ! Encor des baisers !


JULIEN

Depuis le jour où je l'ai prise toute,
Jamais Louise ne parut si belle !


LOUISE

(pétulante)
Ce n'est plus la petite fille ?..


JULIEN

C'est une femme nouvelle !


LOUISE

L'enfant timide et craintive ?


JULIEN

Non, c'est l'Amante éternelle !


LOUISE

C'est une femme au coeur de flamme
Dont l'être clame, dont l'âme crie éperdument:


JULIEN

Ah ! Au souffle du Désir,
Louise enfin s'éveille !
Hosanna !
Hosanna !


LOUISE

Ah !
(claironnant, passionnée, juvénile impatiente)
Ah prends-moi vite, vite, mon bien-aimé,
Plus beau que les fiers chevaliers des contes bleus de la Légende !
À mon appel hâte-toi d'accourir !
(souriante)
Prince Charmant dont la caresse
(triomphante)
Éveilla la petite Montmartroise au Coeur Dormant !
(ardente)
Viens dans mes bras, ô mon poète, ne suis-je pas ta conquête ?
Embrasse-moi... Fais-moi mourir sous tes baisers !


JULIEN

Ardente ivresse du baiser ! ô vertige, ô volupté !
La chair de l'amante a parlé : elle appelle son maître...


LOUISE

A toi tout mon être !


JULIEN

Ton cher corps me désire ?


LOUISE

Je veux du plaisir !


JULIEN

Prends-moi !


LOUISE

Ah !
Jadis tu pris la vierge aimante toute naïve en son printemps,
Mais aujourd'hui, l'amante-femme veut à son tour prendre l'Amant !
Viens ! ô mon poète !
Beau chevalier,
Ah ! sois ma conquête...
Fais moi mourir sous tes baisers !


JULIEN

Ah ! bien aimée !
Prends ton poète !
Ah ! emporte ta conquête...
Fais-moi mourir sous tes baisers !


LOUISE

(pâmée)
C'est le paradis !


JULIEN

Non, c'est la vie !..


LOUISE

C'est une féerie...


JULIEN

Non, c'est la vie, l'éternelle, la toute-puissante vie !


Appels lointains de trompettes. Les deux amants se dirigent vers la maison. Indifférente à tout ce qui les entoure, les yeux dans les yeux, les lèvres appelant les lèvres, ils montent lentement le perron. Au loin, bouquet de feu d'artifice. D'un geste passionné, Louise entraîne Julien dans la maison. Après un dernier regard vers la ville, ils disparaissent. Tambours lointains.