Kanye West : vainqueur par KO (InfoNum2021-2022)

De Wicri Incubateur
Ce tableau de Albert Anker illustre une activité à caractère pédagogique sur une page Espace dédié à un travail pédagogique
IUT Charlemagne-InfoNum2 2021-2022


Kanye West performe son nouvel album DONDA.


Publié de façon impromptue ce dimanche, «Donda», dixième album du rappeur américain, est à l'image de son auteur : hypertrophié, autocentré, mais passionnant. S' il avait pu faire monter Hitler sur scène, il ne se serait pas gêné. Point Godwin atteint en une phrase de cette critique publiée trop tôt de Donda [1] de Kanye West (la faute à la tendance psychiatrique du rappeur à sortir ces disques sans crier gare, ce dixième album étant cette fois sorti un dimanche après des semaines de teasing et de promesses non tenues), mais qui ne l'a pas eu en tête en découvrant à ses côtés sur la scène du Soldier Field de Chicago, jeudi, les visages patibulaires de Marilyn Manson, poursuivi pour plusieurs cas de violences sexuelles et de séquestration, et du rappeur DaBaby, en délicatesse médiatique depuis une ignoble sortie homophobe à Miami en juillet ? West, toujours le rappeur le plus populaire et farouchement hystérisant d'un monde plus clivé que jamais après un an et demi de pandémie, y présentait pour la troisième fois en public son nouveau magnum opus autoproclamé et la mise en scène du raout, dont il a inventé les règles et le business model juteux, dépassait les prédictions les plus folles des commentateurs, rayon mégalomanie cosmique, provocation et, avouons-le une fois de plus, pertinence postmoderne du commentaire en creux sur notre temps indécent. Boss de fin de la cancel culture Soupir et facepalm atterré il y eut, donc, en découvrant les deux «monstres» excommuniés de la pop US aux côtés du boss de fin de la cancel culture mais aussi, une fois de plus, empathie pour la folie douce de ce dernier et, oui, admiration pour son culot, son indécence et sa passion pour les incendies médiatiques à une époque où tant d'artistes rasent les murs pour ne provoquer rien ni personne qui ferait du tort à leur carrière. Quand bien même son aliénation médiatique terminale est devenue son principal fuel créatif, alors même aussi que sa méthode est rigoureusement la même que celui auquel il avouait publiquement son admiration au point de l'embarrasser, Donald Trump, à savoir allumer toutes les mèches de dynamite de l'indignation du monde en même temps puis recommencer pour garder le contrôle sur le fond des débats à son sujet, Kanye West n'est pas encore un homme politique. S'il s'est présenté aux élections de novembre 2020 et, à croire le merchandising qu'il vendait à la sortie de ses pharaoniques listening parties, compte toujours recommencer en 2024, il nous faut une fois de plus tâcher de considérer son nouvel album et les manigances médiatiques qui entourent son arrivée comme ceux d'un artiste exclusivement. Aussi constater une énième fois, après Ye et Jesus is King, que son talent d'invention, à la fois brûlant et embrassée avec une bravade rare grâce à son ego énorme, permet une nouvelle fois à l'album d'exister puissamment, d'arriver sans encombre jusqu'à nous malgré le miroir de fumée, et de nous enchanter et nous toucher sans ambiguïté. Voilà qui en agacera plus d'un qui pensaient que West avait dépassé les bornes, et qui espéraient que Donda n'aurait aucun intérêt, ou qu'il n'aurait d'intérêt qu'artistiquement, détaché de tout discours, mais pour ça, il faudrait que la persona insupportable et in fine fascinante du rappeur et ses créations soient séparées. Or, comme on ne le sait que trop depuis cette époque où il faisait ricaner en s'autoproclamant roi du rap alors qu'il faisait frémir tout le business avec son talent très discutable au micro, la musique de Kanye West excite, émeut et caracole à l'avant-garde de la pop parce qu'il est lui-même partout dans ses rouages, parce que sa flamboyance ne s'apprécie pas sans prendre en compte sa folie furieuse, son aptitude à prendre le large, et son idée fixe à nous obséder. L'ombre d'Hitler donc, plane au-dessus de Donda, au moins autant que celles de Jésus - son alter ego depuis sa tapageuse et pathé- tique conversion -, du diable et de feu sa maman (l'universitaire Donda C. West, décédée en 2007, dont le prénom répété en boucle par Syleena Johnson fait le premier beat du disque) mais pour autant l'album n'est en rien un disque caricatural puisque Kanye West répète et remet en jeu à chaque morceau, voire chaque couplet, la contradiction au centre de sa vie et de son oeuvre. Pêcheur et repentant, crétin et génie, pauvre type et messie, diable et héros, homme de l'ombre et insupportable ego, en gros plan, jusqu'à tout épuiser: qui en aurait marre du paradoxe au coeur brûlant de Donda ne s'est jamais regardé plus de deux secondes dans un miroir.


Who's who sidérant des stars du moment C'est la force de ce nouveau disque qui nous crie sans cesse qu'il n'a pas de sur moi (déclaration d'intention du formidable Jail, avec Jay-Z en renfort sur un couplet ahurissant : «I'll be honest, we all liars») mais dont la musique peaufinée maniaquement dans trois studios témoigne d'un bout à l'autre d'une obsession impérieuse, celle de creuser un cratère énorme dans la pop culture de 2021, comme l'avaient fait en leur temps My Beautiful Dark Twisted Fantasy [2] et The Life of Pablo et [3]. D'où l'extrême longueur de l'objet (26 morceaux, 1 h 44 de musique) mais aussi son immense variété, portée par une dream team de producteurs venus prêter main-forte à West le compositeur (30 Roc, Boi-1da, Gesaffelstein ), un who's who sidérant des stars du moment (The Weeknd, Young Thug. Young Thug, Ariana Grande, Ty Dolla Sign, Travis Scott, Playboi Carti ) ainsi qu'une galaxie de talents qu'on ne s'attendait pas à trouver là, E*vax de Ratatat, la toasteuse jamaïcaine Shenseea, Westside Gunn du collectif Griselda, feu Pop Smoke (seul sur le mortifère et fascinant Tell the Vision) et oui, Marilyn Manson.


Tout ça donne moins le sentiment, lors des premières plongées tout du moins, d'un album à proprement parler que d'un hyperobjet dont il est impossible de saisir les contours, seulement animé par les bonnes phases et les très bonnes idées qui relancent très régulièrement l'intérêt de l'auditeur, quand bien même sa capacité de concentration aurait été réduite à peau de chagrin par trop d'albums trop délayés. Pourtant, c'est un fait, le gospel, le grime, le minimalisme n'ont jamais été mieux intégrés que dans Off the Grid, Junya ou 24, prouvant par là que West aurait passé un cap dans sa capacité à organiser le chaos de ses blockbusters à mille participants et budgets ad hoc. De là à dire que Donda va devenir un classique, qu'il pourrait permettre à West d'entamer une rédemption ou de lancer une nouvelle phase de sa carrière, rien n'est moins sûr. La seule présence de Manson sur l'album tendrait plutôt à prouver qu'il n'a pas fini de jouer au con et au caillou dans notre chaussure. En attendant la suite, l'aura démoniaque du violeur multirécidiviste n'empêchera pas Donda d'atteindre les sphères du succès et de rapporter beaucoup, beaucoup d'argent à son diable d'auteur.


Kanye West, Donda, Def Jam.

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Notes et références

Source

  • "Kanye West, vainqueur par chaos", texte repris de Libération.

Ce texte a été choisi par Dylan Yildirim.