Kanye West : vainqueur par KO (InfoNum2021-2022)
Publié de façon impromptue ce dimanche, «Donda», dixième album du
rappeur américain, est à l'image de son auteur : hypertrophié,
autocentré, mais passionnant.
S' il avait pu faire monter
Hitler sur scène, il ne se
serait pas gêné. Point Godwin atteint en une phrase de cette critique publiée trop tôt de Donda [1] de
Kanye West (la faute à la tendance psychiatrique du rappeur à sortir ces disques sans crier gare, ce dixième album
étant cette fois sorti un dimanche après
des semaines de teasing et de promesses
non tenues), mais qui ne l'a pas eu en
tête en découvrant à ses côtés sur la
scène du Soldier Field de Chicago, jeudi, les visages patibulaires de Marilyn
Manson, poursuivi pour plusieurs cas de
violences sexuelles et de séquestration,
et du rappeur DaBaby, en délicatesse
médiatique depuis une ignoble sortie homophobe à Miami en juillet ? West, toujours le rappeur le plus populaire et
farouchement hystérisant d'un monde
plus clivé que jamais après un an et demi de pandémie, y présentait pour la
troisième fois en public son nouveau
magnum opus autoproclamé et la mise
en scène du raout, dont il a inventé les
règles et le business model juteux, dépassait les prédictions les plus folles des
commentateurs, rayon mégalomanie
cosmique, provocation et, avouons-le
une fois de plus, pertinence postmoderne du commentaire en creux sur notre
temps indécent.
Boss de fin de la cancel culture Soupir
et facepalm atterré il y eut, donc, en découvrant les deux «monstres» excommuniés de la pop US aux côtés du boss
de fin de la cancel culture mais aussi,
une fois de plus, empathie pour la folie
douce de ce dernier et, oui, admiration
pour son culot, son indécence et sa passion pour les incendies médiatiques à
une époque où tant d'artistes rasent les
murs pour ne provoquer rien ni personne
qui ferait du tort à leur carrière. Quand
bien même son aliénation médiatique
terminale est devenue son principal fuel
créatif, alors même aussi que sa méthode est rigoureusement la même que
celui auquel il avouait publiquement son
admiration au point de l'embarrasser,
Donald Trump, à savoir allumer toutes
les mèches de dynamite de l'indignation
du monde en même temps puis recommencer pour garder le contrôle sur le
fond des débats à son sujet, Kanye West
n'est pas encore un homme politique.
S'il s'est présenté aux élections de novembre 2020 et, à croire le merchandising qu'il vendait à la sortie de ses
pharaoniques listening parties, compte
toujours recommencer en 2024, il nous
faut une fois de plus tâcher de considérer son nouvel album et les manigances
médiatiques qui entourent son arrivée
comme ceux d'un artiste exclusivement.
Aussi constater une énième fois, après
Ye et Jesus is King, que son talent d'invention, à la fois brûlant et embrassée
avec une bravade rare grâce à son ego
énorme, permet une nouvelle fois à l'album d'exister puissamment, d'arriver
sans encombre jusqu'à nous malgré le miroir de fumée, et de nous enchanter
et nous toucher sans ambiguïté. Voilà
qui en agacera plus d'un qui pensaient
que West avait dépassé les bornes, et qui
espéraient que Donda n'aurait aucun intérêt, ou qu'il n'aurait d'intérêt qu'artistiquement, détaché de tout discours,
mais pour ça, il faudrait que la persona
insupportable et in fine fascinante du
rappeur et ses créations soient séparées.
Or, comme on ne le sait que trop depuis
cette époque où il faisait ricaner en s'autoproclamant roi du rap alors qu'il faisait
frémir tout le business avec son talent
très discutable au micro, la musique de
Kanye West excite, émeut et caracole à
l'avant-garde de la pop parce qu'il est
lui-même partout dans ses rouages,
parce que sa flamboyance ne s'apprécie
pas sans prendre en compte sa folie furieuse, son aptitude à prendre le large,
et son idée fixe à nous obséder. L'ombre
d'Hitler donc, plane au-dessus de Donda, au moins autant que celles de Jésus
- son alter ego depuis sa tapageuse et
pathé- tique conversion -, du diable et de
feu sa maman (l'universitaire Donda C.
West, décédée en 2007, dont le prénom
répété en boucle par Syleena Johnson
fait le premier beat du disque) mais pour
autant l'album n'est en rien un disque
caricatural puisque Kanye West répète
et remet en jeu à chaque morceau, voire
chaque couplet, la contradiction au centre de sa vie et de son oeuvre. Pêcheur et
repentant, crétin et génie, pauvre type et
messie, diable et héros, homme de l'ombre et insupportable ego, en gros plan,
jusqu'à tout épuiser: qui en aurait marre
du paradoxe au coeur brûlant de Donda
ne s'est jamais regardé plus de deux secondes dans un miroir.
Who's who sidérant des stars du moment
C'est la force de ce nouveau disque qui
nous crie sans cesse qu'il n'a pas de sur moi (déclaration d'intention du formidable Jail, avec Jay-Z en renfort sur un
couplet ahurissant : «I'll be honest, we
all liars») mais dont la musique
peaufinée maniaquement dans trois studios témoigne d'un bout à l'autre d'une
obsession impérieuse, celle de creuser
un cratère énorme dans la pop culture
de 2021, comme l'avaient fait en leur
temps My Beautiful Dark Twisted Fantasy [2] et The Life of Pablo et [3]. D'où l'extrême
longueur de l'objet (26 morceaux, 1 h
44 de musique) mais aussi son immense
variété, portée par une dream team de
producteurs venus prêter main-forte à
West le compositeur (30 Roc, Boi-1da,
Gesaffelstein ), un who's who sidérant
des stars du moment (The Weeknd, Young Thug.
Young Thug, Ariana Grande, Ty Dolla
Sign, Travis Scott, Playboi Carti ) ainsi
qu'une galaxie de talents qu'on ne s'attendait pas à trouver là, E*vax de
Ratatat, la toasteuse jamaïcaine
Shenseea, Westside Gunn du collectif
Griselda, feu Pop Smoke (seul sur le
mortifère et fascinant Tell the Vision) et
oui, Marilyn Manson.
Tout ça donne moins le sentiment, lors
des premières plongées tout du moins,
d'un album à proprement parler que d'un
hyperobjet dont il est impossible de
saisir les contours, seulement animé par
les bonnes phases et les très bonnes
idées qui relancent très régulièrement
l'intérêt de l'auditeur, quand bien même
sa capacité de concentration aurait été
réduite à peau de chagrin par trop d'albums trop délayés. Pourtant, c'est un
fait, le gospel, le grime, le minimalisme
n'ont jamais été mieux intégrés que dans
Off the Grid, Junya ou 24, prouvant par
là que West aurait passé un cap dans
sa capacité à organiser le chaos de ses
blockbusters à mille participants et budgets ad hoc. De là à dire que Donda va
devenir un classique, qu'il pourrait permettre à West d'entamer une rédemption ou de lancer une nouvelle phase
de sa carrière, rien n'est moins sûr. La
seule présence de Manson sur l'album
tendrait plutôt à prouver qu'il n'a pas fini
de jouer au con et au caillou dans notre
chaussure. En attendant la suite, l'aura
démoniaque du violeur multirécidiviste
n'empêchera pas Donda d'atteindre les
sphères du succès et de rapporter beaucoup, beaucoup d'argent à son diable
d'auteur.
Kanye West, Donda, Def Jam.
Notes et références
- ↑ Donda est le dixième album studio du rappeur et producteur américain Kanye West sorti en 2021.
- ↑ My Beautiful Dark Twisted Fantasy est le cinquième album studio de Kanye West, sorti le 22 novembre 2010 aux États-Unis.
- ↑ The Life of Pablo est le septième album studio du rappeur américain Kanye West, sorti en 2016.
Source
- "Kanye West, vainqueur par chaos", texte repris de Libération.
Ce texte a été choisi par Dylan Yildirim.