Goût pour les jeux vidéo, goût pour le sport, deux activités liées chez les adolescents (INO2 2022-2023)

De Wicri Incubateur
Ce tableau de Albert Anker illustre une activité à caractère pédagogique sur une page Espace dédié à un travail pédagogique
IUT Charlemagne - INO2 2022-2023

L’analyse des relations entre « virtuel » et « réel » est essentielle pour analyser les nouvelles pratiques culturelles et de loisirs : cumulatives, substitutives, complémentaires ? Mieux que la plupart des pratiques récentes, les pratiques du jeu vidéo déjà plus que trentenaires apportent des éléments de réponse, d’autant que certains de ces jeux présentent l’avantage de virtualiser les pratiques sportives, pratiques dominantes des loisirs. Abordant les liens entre goûts pour les jeux vidéo et pour le sport, ce travail interroge le champ de la culture en confrontant « culture institutionnelle » et « culture juvénile ». Il remet en question les discours éducatifs sur l’opposition entre ces activités de loisirs réelles et virtuelles, et cherche à comprendre positivement la place de ces deux pratiques dans la construction identitaire à l’adolescence. P. C.

Sport et jeux vidéo : des loisirs liés à l’adolescence

Quasiment 7 adolescents sur 10 pratiquant un sport au moins une fois par semaine s’adonnent selon la même fréquence aux jeux vidéo contre seulement un peu plus de la moitié de ceux qui n’en pratiquent pas : il y a donc bien une relation positive entre pratique sportive et pratique « vidéo-ludique[1]  en termes de fréquence puisque la probabilité qu’un adolescent sportif joue aux jeux vidéo est multipliée par 1,2 par rapport à un non-sportif. Et ce lien reste favorable, quels que soient le sexe, l’âge ou le même milieu social : ainsi, dans le cas d’une sportive, cette probabilité est multipliée par 1,3 par rapport à une non-sportive. On peut également lire cette relation dans l’autre sens : trois quarts des adolescents qui jouent au moins une fois par semaine aux jeux vidéo font du sport, mais ils ne sont plus que deux tiers dès lors que la fréquence est moindre. Comment interpréter cette relation entre action physique et sportive menée « dans le monde réel » et jeux vidéo (monde virtuel) ? Pour aider à la compréhension de ce lien et faciliter la lecture des champs respectifs des jeux vidéo et des activités physiques et sportives, nous nous fonderons sur une catégorisation pour l’un et l’autre champ.

Jeux vidéo et sports d'incertitude

Les sports d’incertitude sont donc les plus couramment pratiqués par les 10-14 ans, qui par ailleurs privilégient les jeux vidéo d’action physique virtuelle. La pratique des jeux vidéo repose sur le fait que le joueur prend ses informations sur l’écran, de même que, dans la pratique d’un sport d’incertitude, comme le roller, le tennis ou le football, l’adolescent doit prélever dans son environnement visuel les informations nécessaires. On peut donc faire l’hypothèse qu’il y a une relation entre la pratique des jeux vidéo d’action physique virtuelle et celle de sports reposant sur une incertitude visuelle.

Une relation d’attirance d’abord

Cette relation est bien avérée puisque l’on constate que les 10-14 ans qui s’adonnent à des sports en milieu incertain sont plus amateurs de jeux vidéo d’action physique virtuelle que ceux qui s’adonnent à des sports sans incertitude, mais elle n’épuise par les ressorts de l’attirance pour ces jeux vidéo.

Fichier:Relation entre types de jeux vidéo et types de sports pratiqués par les 10-14 ans en %.jpg

À cet égard, on peut faire une remarque : pratiquer un sport sans incertitude ou ne pas pratiquer de sport a le même effet sur l’absence de goût pour les jeux vidéo d’action physique virtuelle ; ce qui favorise le plus le goût pour ces derniers, c’est de s’adonner à un sport d’adversité (tennis, football…). Ainsi, un jeune qui joue régulièrement au football a près de 2,5 fois plus de probabilité d’être un passionné de jeux vidéo qu’un jeune qui s’adonne à la natation.

Catégorisation des jeux vidéo et des sports

Les jeux vidéo peuvent être classés en trois catégories :

• les jeux d’action physique virtuelle, dans lesquels les enfants passent leur temps à faire courir, sauter et attraper des objets des personnages virtuels qui les représentent ; • les jeux intelligents, qui consistent à résoudre une énigme ou une série d’énigmes en collectant des informations ; • les jeux de rôle, où les enfants incarnent un personnage doté de certaines compétences et doivent accomplir diverses quêtes.

Dans les deux dernières catégories, l’issue du jeu ne dépend pas de l’habileté physique des joueurs mais du niveau et des pouvoirs de leurs représentants virtuels respectifs. Au contraire, dans la première catégorie – jeux vidéo « de combat » par exemple –, l’habileté gestuelle des joueurs qui manipulent les combattants apparaissant à l’écran détermine le déroulement du combat virtuel : un coup de pied mal ajusté, une esquive maladroite et tout est perdu. Dans l’enquête sur les loisirs culturels des 6-14 ans, les trois quarts des 10-14 ans déclarent apprécier les jeux vidéo d’action physique virtuelle (plate-forme, action/arcade et simulation, à l’exception des jeux de sport). Les jeux de cognition virtuelle sont moins appréciés (57 % pour les jeux de rôle, 55 % pour ceux de stratégie et 35 % pour ceux d’aventure). Les activités physiques et sportives (Aps) peuvent être distinguées en fonction du rapport qu’entretient le sportif avec son environnement:

• les sports dits « sans incertitude », notamment visuelle, comme la course, la natation en piscine ou l’athlétisme : le sportif sait que son environnement est toujours le même, qu’il n’a pas à y prendre d’information. • les sports qui s’effectuent en milieu incertain : ils impliquent de prélever des informations visuelles sur l’environnement physique (exemple : sports de glisse). • les sports avec adversaire, incertains par nature puisqu’à l’incertitude physique se joint celle de l’action de l’adversaire.

Dans l’enquête, 72 % des 10-14 ans déclarent pratiquer un sport. La moitié d’entre eux pratique des sports avec incertitude, c’est-à-dire des sports d’adversité (judo, football…, 40 %) ou des sports en milieu incertain (roller, ski…, 12 %). Les sports sans incertitude (gymnastique, natation, etc.) ne concernent que 19 % d’entre eux.

… puis un déclin en parallèle des deux pratiques en milieu de collège

Forte chez les adolescents au début du collège, la pratique sportive diminue à partir de la 4e : de 67 % en CM2, le pourcentage de jeunes qui s’adonnent au moins une fois par semaine à un sport passe à 78 % en 5e puis à 66 % en 3e. De plus, la pratique se modifie : alors qu’à l’entrée au collège, ils plébiscitent le football et le judo, ils s’orientent ensuite vers le roller urbain ou la natation. On observe un phénomène de même nature du côté des pratiques de jeux vidéo : 68 % des élèves de CM2 jouent aux jeux vidéo au moins une fois par semaine, proportion qui passe à 71 % chez les élèves de 5e pour diminuer ensuite puisqu’en 3e, ils ne sont déjà plus que 55 % à jouer selon ce rythme hebdomadaire.

À partir de la fin du collège, une partie des jeunes abandonne la pratique des jeux vidéo et délaisse les sports d’incertitude. Quant aux jeunes qui continuent à jouer au lycée, d’autres enquêtes montrent qu’ils modifient le contenu de leurs jeux. À cet égard, deux tendances se dessinent :

• la place des jeux de tir augmente dans les jeux d’action physique virtuelle. Les lycéens se retrouvent souvent dans des salles de jeu en réseau ou dans des Lan Party (réunions de joueurs connectant leurs ordinateurs personnels en réseau) organisées à domicile pour jouer ensemble aux jeux de tir virtuel opposant souvent des équipes de joueurs dans des milieux virtuels incertains ; • et les jeux de réflexion se développent. Certains lycéens, en effet, cessent de jouer exclusivement aux jeux vidéo d’action physique au profit de jeux de rôle, de stratégie ou de résolution de problème.

Néanmoins, ces jeux de « cognition virtuelle » n’occupent qu’une place très secondaire dans la pratique vidéo-ludique. En outre, les joueurs de ces jeux s’adonnent toujours également aux jeux d’action physique virtuelle. Inversement, nombreux sont ceux qui pratiquent des jeux d’action physique virtuelle sans s’intéresser aux jeux de réflexion virtuelle.

La fabrique du corps sexué virtuel

Le sport, de nombreux travaux l’ont montré, est un marqueur d’identité sexué. L’enquête le confirme, puisque les filles font moins de sport que les garçons, qu’elles cessent souvent la pratique à la fin du collège et qu’en outre, quand elles en font, ce sont des sports différents de ceux des garçons (football, judo… pour eux, et pour elles, gymnastique, danse…). On peut donc dire que le sport contribue fortement à la fabrique sexuée des jeunes sur le mode de la différenciation : aux unes, les activités physiques expressives dans lesquelles grâce et émotion jouent un rôle important ; aux autres, les activités physiques d’opposition individuelle (judo) ou collective (football).

Retrouve-t-on cette différence dans les jeux vidéo ? [2] Les filles choisissent-elles des représentants virtuels[3] qui effectuent des gestes expressifs et les garçons des avatars numériques qui accomplissent des actions physiques virtuelles d’opposition ? Les corps virtuels seraient alors marqués sexuellement d’une manière comparable à celle dont les corps physiques le sont dans le monde réel : on assisterait à l’émergence de corps sexués virtuels aux oppositions marquées.

Les jeux vidéo ont pu apparaître, au moins à leur création, comme un espace virtuel où étaient supprimées ces différenciations corporelles réelles. Lorsque, au début des années 1980, ils ont commencé à être diffusés, considérés alors comme l’avant-garde de la société numérique, ils reposaient plus sur l’intelligence ou la dextérité manuelle que sur la force physique et, à cet égard, étaient censés s’adresser également aux deux sexes. Un quart de siècle plus tard, force est de constater que la réalité est fort différente. Ainsi, la fréquence de la pratique des jeux vidéo chez les 10-14 ans est-elle très différente selon le sexe des pratiquants : 84 % des garçons jouent aux jeux vidéo au moins une fois par semaine, et seulement 47 % des filles. Parmi les 15 % de garçons qui ne jouent pas de façon hebdomadaire, plus de la moitié s’y adonne cependant de temps en temps et 7 % quasiment jamais. Parmi les 53 % de filles (c’est-à-dire la majorité d’entre elles) qui ne pratiquent pas au moins une fois par semaine, plus de la moitié (soit 27 % de la population totale) n’y joue pratiquement jamais. On constate ainsi que la pratique vidéo-ludique est devenue pour les garçons un passage obligé pour la socialisation au groupe de pairs, alors que ce n’est pas le cas chez les filles. Les filles s’investissent donc nettement moins que les garçons dans les jeux vidéo, et quand elles s’y intéressent, c’est à des jeux différents, au moins à partir de l’entrée au collège. Le taux de pratique des jeux vidéo d’action physique virtuelle évolue ainsi avec l’avancée en âge d’une manière proche du taux de pratique des sports d’incertitude effectués dans le monde réel.

Non seulement les filles jouent moins que les garçons, mais lorsqu’elles jouent, elles choisissent des jeux vidéo moins variés. Alors que 67 % des garçons déclarent aimer au moins trois types de jeux d’action physique virtuelle, moins d’un tiers des filles (30 %) sont dans ce cas, beaucoup d’entre elles se cantonnant aux jeux de plate-forme comme Super Mario. Tandis qu’elles se limitent à courir et bondir virtuellement dans des univers enchantés, les garçons, eux, explorent de multiples dimensions de l’action physique virtuelle : ils conduisent des bolides, s’affrontent à la force des poings, se tirent dessus dans des milieux inquiétants ou encore jouent au football ou au basket-ball.

Les corps virtuels apparaissent donc aussi stéréotypés, sinon plus, que les corps réels des garçons et des filles.

Les jeux vidéo, expression de l’identité corporelle [4] individuelle

La construction du genre, qui s’exprime autant par le caractère sexué des pratiquants que par celui des pratiques elles-mêmes, est très forte : ainsi, passé le milieu du collège, les filles sont rares à s’adonner aux jeux vidéo. Analyser la population de celles qui pratiquent n’en a donc que plus de sens. Comment expliquer en effet qu’une minorité d’entre elles pratique une gamme de jeux vidéo d’actions physiques virtuelles plus large que les autres ? S’agirait-il là d’une construction différenciée de l’identité corporelle féminine que l’on pourrait saisir dans l’homothétie des choix entre sports réels et actions physiques virtuelles ? Autrement dit, les filles qui pratiquent des activités physiques et sportives riches en incertitude visuelle ont-elles également une pratique vidéo-ludique différente ?

Des éléments de réponse ont été apportés dans le cas des jeunes adultes : selon une enquête récente menée en 2004-2005 sur les pratiques vidéo-ludiques des jeunes adultes parisiens, la relation est profonde entre les pratiques corporelles privilégiées dans le monde réel et celles qui ont cours dans les univers virtuels. Relation entre corps réel et corps virtuel, elle prime même sur le lien existant entre corps réel et corps imaginaire télévisuel. Ainsi, s’il est vrai que beaucoup de pratiquants amateurs du football regardent les émissions de football à la télévision, en revanche il existe de nombreux téléspectateurs assidus de telles émissions qui ne pratiquent jamais. Au contraire, il est rare de rencontrer un individu jouant fréquemment à des jeux vidéo de football (principalement Fifa ou Pro Evolution Soccer) qui ne pratique pas lui-même réellement le football au moins une fois par semaine. Celui qui privilégie un certain type d’action dans le monde réel a ainsi de fortes chances de les privilégier également dans les univers virtuels. Par contre il est rare qu’on s’adonne dans les univers virtuels à des types d’actions physiques qu’on n’a pas expérimentées préalablement dans le monde réel. Les actions corporelles virtuelles peuvent permettre de pousser des logiques d’action corporelles réelles au-delà des limites qui leur sont imposées dans le monde réel, mais elles créent rarement ex nihilo le goût pour ces logiques d’action. Ces distinctions valent-elles dès l’adolescence ?

Chez les filles

Selon les résultats de l’enquête portant sur les 10-14 ans, 12 % seulement des filles pratiquent au moins une fois par semaine des jeux vidéo et goûtent toutes les variétés d’action physique virtuelle sur les quatre types proposés. Mais qu’en est-il si l’on prend en compte la pratique sportive qu’elles privilégient dans le monde réel ?

On constate que les filles qui ne font pas d’activités physiques et sportives de façon hebdomadaire ne sont que très peu à s’adonner aux divers jeux vidéo d’action physique virtuelle, proportion qui reste faible chez celles, très majoritaires, qui pratiquent des activités physiques sans incertitude visuelle, comme la danse ou la gymnastique. Dans ces actions physiques, le corps ne sert pas à réagir rapidement à une série d’informations en provenance de l’environnement extérieur : il s’agit au contraire, pour la danseuse ou la gymnaste, de se concentrer sur le parfait déroulement d’une séquence d’actions physiques maintes fois répétée jusqu’à être mémorisée absolument. Cette programmation totale des mouvements du corps peut alors permettre à l’exécutante de laisser sa grâce physique s’exprimer. Nous sommes dans ce cas en opposition totale avec ce qui se passe pour les jeux vidéo, insensibles à la manière de jouer du pratiquant, où seule compte la rapidité de réaction aux variations du milieu virtuel.

Parmi les filles qui pratiquent un sport d’incertitude, la proportion de celles qui s’adonnent au moins une fois par semaine aux jeux vidéo et aiment toutes les sortes d’action physique virtuelle s’élève dans deux cas : chez celles qui pratiquent un sport d’opposition comme le tennis et chez celles qui font une activité physique en milieu incertain comme du roller (dans ce second cas, la proportion est encore plus importante). Le fait de pratiquer un sport d’incertitude dans le monde réel augmente donc de près de deux fois les chances de goûter la variété des actions physiques virtuelles.

Ainsi, les actions auxquelles sont habitués leurs corps réels prédisposent les filles à accomplir avec leurs corps virtuels des actions comparables. Cette sensibilité du corps virtuel aux actions du corps réel est-elle un privilège féminin ou se retrouve-t-elle chez les garçons ?

Chez les garçons

Parmi les adolescents, 42 % jouent au moins une fois par semaine aux jeux vidéo et déclarent aimer tous les types de motricité virtuelle. Mais cette moyenne statistique dissimule d’importantes différences selon la fréquence et le type d’activité physique et sportive qu’ils ont dans le monde réel. Ceux qui ne font pas de sport dans le monde réel de façon hebdomadaire sont peu nombreux à être passionnés par les actions physiques virtuelles. Ceux qui pratiquent des sports sans incertitude visuelle, comme la course ou la natation, le sont davantage, et c’est encore plus le cas pour les garçons qui pratiquent un sport en milieu physique incertain, comme le roller. La différence sensible se montre surtout au niveau des garçons qui pratiquent un sport dans lequel l’incertitude provient de l’adversaire, comme le judo ou le football : un sur deux déclare aimer toutes les sortes d’action physique virtuelle.

Les actions corporelles de loisir que les garçons ont dans le monde réel les poussent donc à en effectuer de semblables en nature dans les univers virtuels et celles qui reposent sur l’adversité occupent dans ce mécanisme un rôle plus important que ce n’est le cas chez les filles. Les jeux vidéo offrent donc une palette de corps virtuels stéréotypés dont les adolescents se servent pour construire leur identité corporelle, ce façonnage des manières d’agir physiquement liant corps réels et corps virtuels. Mais reste-t-il alors une spécificité des corps virtuels ? C’est le virtuel comme espace de création potentiel de nouveaux modes d’agir corporel qui est alors interrogé. Quelques artistes ont certes cherché à explorer toutes les potentialités des univers virtuels afin d’imaginer de nouveaux types de rapports au corps radicalement différents de ceux expérimentés auparavant par l’humanité. Mais l’examen des pratiques virtuelles ordinaires montre que les usages courants des corps virtuels reposent essentiellement sur le développement de logiques d’action corporelle qui existaient préalablement dans le monde réel, et non sur l’invention de nouveaux modes d’action corporelle.

Source

Goût pour les jeux vidéo, goût pour le sport, deux activités liées chez les adolescents, texte repris de [1]

Ce texte a été choisi par Léa Giron.

Notes et références

  1. On recourra à ce qualificatif désormais usuel dans la littérature de recherche consacrée aux jeux vidéo.
  2. Lien vers un ouvrage sur les jeunes et l'écran.
  3. Un représentant virtuel que choisissent les filles et les garçons dans un jeu vidéo.
  4. Lien vers un ouvrage sur les expériences corporelles.