Elfes et rapports à la nature en Islande (InfoNum2 2015-2016)

De Wicri Incubateur
Ce tableau de Albert Anker illustre une activité à caractère pédagogique sur une page Espace dédié à un travail pédagogique
IUT Charlemagne-InfoNum2 2015-2016

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Lors d’un séjour en Islande (2002), j’ai été intriguée, en visitant un musée ethnographique local, par trois objets apparemment anodins : un peigne, une paire de ciseaux et une aiguille. La brève légende commentant ces objets indiquait qu’ils avaient appartenu à des « huldufólk », à savoir des elfes.

Un peu plus tard, une autre anecdote attirait mon attention : en parcourant le plus grand quotidien national, on pouvait voir en deuxième page la photo d’une femme, manifestement en train de déambuler les yeux fermés parmi les rochers, comme si « elle était hypnotisée par les huldufólk qui vivent ici ». Ou encore, pour citer un dernier exemple, un autre journal faisait état une semaine plus tôt d’un problème survenu dans la construction d’un hôpital : « le terrain était sans doute déjà habité » , et la voyante la plus célèbre du pays fut convoquée sur-le-champ par les pouvoirs publics pour confirmer ou non la présence d’huldufólk. Ces exemples, figurant dans les premières pages des quotidiens, ne sont pas exceptionnels ; d’autres s’inscrivent au chapitre des faits divers. Tous témoignent de l’intérêt plus ou moins manifeste que les Islandais peuvent porter à ces êtres « surnaturels » dont la place dans la société islandaise est pour le moins ambiguë : instrumentalisés par certains au bénéfice de l’industrie touristique, ils n’en sont pas moins là, de l’avis de tous ou presque, en tant que partie intégrante de la nature. Il n’en fallait pas plus à l’ethnologue pour se pencher sur ce peuple invisible, lequel devrait nous laisser entrevoir un certain type de rapport à l’environnement.


Histoire et origines des huldufólk

Les huldufólk sont des êtres chtoniens que l’on retrouve dans l’ensemble du monde scandinave, appartenant à la grande famille des elfes et des « génies du sol » (landvaettir), présents en terre islandaise avant l’arrivée des colons norvégiens au ixe siècle. Selon les récits mythologiques retranscrits aux XIIe et XIIIe siècles dans les Eddas (plus précisément l’Edda de Snorri), les elfes proviennent de la grande famille des nains : « Ce fut en effet dans la chair d’Ymir qu’à l’origine les nains prirent forme et vinrent à la vie : leur état était alors celui de vers, mais, sur la décision des dieux, ils reçurent intelligence et forme humaines, tout en continuant à habiter dans la terre et les pierres. »L’Edda, par Snorri Sturluson. Parmi les nains habitant dans les pierres, Alf désigne les elfes, dont certains sont bénéfiques (elfes blancs), d’autres maléfiques (elfes noirs) ; d’autres encore, à mi-chemin entre les deux catégories précédentes, sont « sombres ». C’est à cette dernière catégorie qu’appartiennent les huldufólk.

En Islande, le terme d’huldufólk (« peuple caché ») de « hulda » signifie : secret, occulte., qui supplante peu à peu celui d’álfar, se décline à partir du XIVe siècle, pour chaque genre, en huldumaður (« homme caché ») et son pendant féminin, huldukona.

Trois objets d'huldufólk
Trois objets d’huldufólk, un peigne, une paire de ciseaux, une épingle à chapeau. Le peigne est probablement en corne de cheval (sabot). Provenance : Þorunn Jónsdóttir, résident à Arhvörn en Fljótshlið (Musée régional de Skógar, photo Hervé Jézéquel).

Êtres surnaturels, mais d’apparence et de taille humaine, les huldufólk appartiennent au monde de la nature, et se situent donc à la charnière du naturel et du culturel - concepts que nous utilisons par facilité méthodologique..... Semi-humains, ils se font les intermédiaires entre les mondes humain et non humain dans le cadre d’un continuum nature/culture.

La nature est un élément fort de l’identité islandaise, dans une société pourtant essentiellement urbaine (sur les 280 000 habitants que compte l’île, les trois quarts vivent en milieu urbain). Possédant de rares traces matérielles de son histoire à cause de l’hostilité même de cette nature peu propice à la conservation de monuments historiques, l’île est profondément marquée par l’environnement. Devenue par ailleurs un véritable produit touristique, la nature fait œuvre de patrimoine tant historique que culturel, avec les éléments qui la composent, dont les elfes.

En effet, les huldufólk sont les témoins du passé rural de l’Islande et les dignes représentants de son folklore. En outre, les elfes islandais sont également présents en milieu urbain : ils s’incarnent dans des espaces « sauvages » (non altérés par l’homme) au beau milieu de l’espace urbain. Cette omniprésence des huldufólk dans ces deux versions de la nature, rurale d’une part, urbaine d’autre part, laisse à penser qu’ils sont une clef de lecture privilégiée de la société islandaise dans sa relation au monde.

Les principales sources que nous utiliserons seront d’une part les contes populaires, collectés au XIXe siècle par l’un des plus importants folkloristes islandais, Jón Árnason ; d’autre part des sources contemporaines, basées essentiellement sur de l’observation et des entretiens issus d’un terrain exploratoire Mes différents séjours et enquêtes concernant des thématiques....

Un « peuple caché »

Choisir les huldufólk comme objet d’étude plutôt que d’autres êtres de la nature, tels les tröll[1], géants un peu balourds aux allures semi-humaines, semi-monstrueuses, revient à s’interroger sur la place privilégiée des elfes parmi les hommes. C’est principalement en raison de leur proximité avec le monde humain que ce choix s’est opéré, proximité tant ontologique que spatiale. Bien qu’appartenant à la catégorie des elfes, les huldufólk sont, littéralement, des « gens » (fólk) « cachés » (huldu). Une autre acception, ancienne et générale à l’ensemble des esprits souterrains nordiques, est celle de peuple de « Huld », du nom de Huld la magicienne, gardienne et éponyme de l’univers occulte.

Le terme huldufólk

Il met en avant leur condition dite humaine, leur ressemblance avec les humains : fólk. Les représentations dont nous disposons, tant à partir des contes que des témoignages oraux, nous apprennent que leur apparence est humaine, qu’ils vivent en société, souvent en famille, et qu’ils se nourrissent des mêmes aliments que les hommes. Haraldur, chômeur âgé de quarante-six ans vivant à Reykjavík, fait partie de ces Islandais qui « voient » ; il nous décrit ces êtres de la sorte : « Ils vivent comme les hommes et plus longtemps, et leur alimentation est plutôt végétarienne… surtout du lait et des légumes, qu’ils viennent nous demander […]. Ils ne boivent pas d’alcool et n’ont pas d’argent. Mais ils sont vulnérables et sensibles à la pollution que les hommes leur font subir ; car ils ont besoin d’oxygène et d’eau pure, c’est pourquoi ils sont si nombreux en Islande. » En croisant le discours d’Haraldur avec ceux d’autres informateurs. De catégories sociales extrêmement diverses : instituteurs,..., on peut tirer, à grands traits, un portrait des huldufólk : ils s’habillent comme les humains, plutôt à la mode du xixe siècle, et vivent dans un univers non altéré par l’industrialisation et le monde moderne. En d’autres termes, ils paraissent représenter, pour certains, un idéal de vie humaine.

Fonction dans la nature et dans la société

Êtres chtoniens, ils vivent en accord avec la nature et se confondent quasiment avec elle ; ils en sont un élément à part entière, ils « l’habitent », au sens propre comme au figuré. En effet, leur habitat se situe souvent dans des tertres et des rochers, partageant ou non l’espace humanisé. En outre, la nature est, nous résume un informateur, « habitée par certaines forces » avec lesquelles l’homme doit et a toujours dû composer. Les huldufólk étant en outre des êtres de la terre, les thèmes de la fécondité et de la reproduction leur sont intimement liés. Interrogeons maintenant l’autre terme qui les caractérise : leur invisibilité, gens « cachés », peuple de Huld.

Les huldufólk sont des elfes, nous l’avons dit, et plus précisément des elfes « sombres ». D’après une hypothèse émise par Claude Lecouteux, les elfes sombres seraient des anges qui n’auraient pris ni le parti du Créateur, ni celui de Satan lors de sa révolte. Pour avoir fait le choix de rester neutres, ils furent jetés sur terre, entre Enfer et Paradis, à la charnière entre deux mondes. L’humanité leur est donc refusée, par le fait même qu’ils ne se soumirent à aucune des deux alternatives de la loi divine. C’est ainsi qu’ils furent dépourvus d’âme. Une autre version, tout autant chrétienne, mais issue des contes populaires, explique que les huldufólk seraient les enfants qu’Ève aurait cachés à Dieu, faute d’avoir eu le temps de les laver. Le Créateur aurait alors décidé que tout ce qui lui était caché le serait également

Arrêtons-nous sur la nature de ces rapports originels entre humains et huldufólk. Les huldufólk semblent représenter une nature humaine à un stade « pré-culturel », non lavé, impur. Cette nature humaine que semblent incarner les huldufólk, ne serait-elle pas précisément celle-là même que les humains auraient perdue en acceptant de se soumettre à la Loi (divine), en se faisant laver, et donc dénaturer ? Les huldufólk illustreraient dans ce cas une société humaine « naturelle », non soumise à la loi de l’humanité accomplie (culturelle), donc libre. Cependant, cette liberté des huldufólk n’est-elle pas à l’origine même de cette absence d’âme les marquant du sceau de l’invisibilité ?

On peut supposer toutefois que les huldufólk, à défaut d’être les « bons sauvages » de la société islandaise, représentent un miroir, idéalisé, de la société humaine.

Des êtres presque invisibles

Peu d’adultes semblent être en mesure d’y prétendre, si ce n’est quelques marginaux, tels des médiums ou plus exactement des personnes « clairvoyantes » (skyggn). C’est le cas d’Eírikur, célibataire âgé de cinquante ans, qui, vivant seul et aux marges d’un village situé dans les fjords de l’Ouest, tente de nous décrire sa « manière » de voir : « Quand je vois, je suis comme dans une sorte de transe ; je sens les huldufólk autour de moi, je ne les vois pas avec les yeux, mais je sais qu’ils sont là. Je peux fermer les yeux, je les vois comme si j’avais les yeux ouverts. Voir de cette manière, c’est écouter la nature. Par exemple, tu entends un son, et tu crois qu’il n’y en a qu’un seul. En fait, quand tu écoutes bien, et que tu te concentres, tu te rends compte qu’il y en a quatre ou cinq. C’est ça, voir : pas seulement avec ce que les yeux te laissent voir ; c’est écouter la nature. » La marginalité d’Eírikur mériterait d’être développée. Handicapé d’une main, il bénéficie d’une pension d’invalidité,... ; si, dans ce fjord, tout le monde sait que le personnage est un peu étrange, c’est par son choix de vie retiré du monde consumériste, et non pas tant par ses « visions », car ici, même si on ne les voit pas, on sait que les huldufólk font partie de l’environnement.

En outre, ce sont également les enfants qui sont censés voir. Les enfants sont, ou ont été, dans la plupart des sociétés, des êtres marginaux parmi le monde des hommes, du moins jusqu’à ce qu’on leur attribue « une identité sociale reconnue par tous », à commencer par le nom. En Islande, les enfants n’ont plus rien de marginal tel qu’on pouvait l’entendre au Moyen Âge, à ceci près qu’ils sont toujours considérés comme les êtres privilégiés pour « voir ». La clairvoyance semble donc les renvoyer encore à une forme de marginalité, que l’on peut mettre en parallèle avec celle des huldufólk : originellement exclus du royaume de Dieu, ils sont situés aux marges de la condition humaine. La capacité d’être clairvoyant, nous dit Haraldur, exige un « don », que les enfants auraient par nature à la naissance, et qu’ils perdraient en devenant adultes : « Tous les bébés peuvent voir ; c’est après qu’ils perdent cette capacité qu’ils ont pendant les premières années de leur vie. Regarde par exemple, quand tu t’approches près d’un bébé en train de dormir. On pourrait là aussi s’interroger sur une pratique..., il se réveille subitement car il sait qu’il y a une présence : il voit. » Et c’est ce lien avec la nature, conservé dans cette période liminale de l’enfance, qui leur permettrait de voir plus facilement les huldufólk que les adultes. C’est du moins ainsi qu’Emma, originaire d’une banlieue de Reykjavík, et qui, petite, a été en contact avec des huldufólk, s’explique ce rapport entre enfants et elfes :

« – Crois-tu qu’aujourd’hui tu pourrais voir de nouveau ?

– Je n’en ai aucune idée… Je ne sais pas et je ne peux pas te le dire. D’ailleurs je n’y pense jamais, j’étais si jeune […] J’ai toujours baigné dans ces histoires, aussi j’ai toujours su ; c’est simplement un souvenir […] De plus, c’est surtout les enfants qui peuvent voir ; ils ont une certaine capacité à voir, en relation sans doute avec leur connexion plus forte que les adultes avec ces choses, avec la nature. Ma mère également voyait quand elle était jeune, jusqu’à environ vingt ans, mais j’ai jamais entendu qu’elle ait vu par la suite. »

Le stade de l’enfance serait en ce sens aujourd’hui considéré comme relevant plus ou moins du domaine du mystérieux, non pas négatif, mais au contraire positif, celui de la « pureté » et de la virginité, où l’enfant conserverait certains pouvoirs surnaturels dus à sa supposée proximité avec l’état de nature.

Mais revenons sur la visibilité des huldufólk. Si peu de personnes sont clairvoyantes, les lieux où se trouvent les elfes sont quant à eux facilement repérables, tout du moins en milieu urbain. En effet, quand, au beau milieu d’immeubles ou de toute autre construction, se trouve un espace vide, il se peut que ce ne soit pas un vulgaire terrain vague, mais bien souvent un site à elfes (álagablettur, « lieu chargé »). Ces espaces vierges de toute habitation humaine sont justement habités par des elfes ; ainsi à Reykjavík, non loin de l’université, un espace semi-sauvage plus ou moins aménagé en jardin d’enfants fait partie de ces lieux auxquels « Il ne vaut mieux pas toucher ». Comme pour d’autres lieux laissés à l’abandon au cours d’une construction, un médium aura vérifié que les elfes souhaitaient ou non déménager avant de céder leur place aux hommes. L’espace perçu comme sauvage, non altéré par l’homme, au sein même de l’espace humanisé recèle, comme le décrit Jean-Pierre Vernant pour la société grecque, un caractère sacré ; n’est-ce pas un peu de cela dont il s’agit lorsque les Islandais parlent d’álagablettir, lieux sinon sacrés, du moins habités par certaines puissances surnaturelles, tels les elfes ? Au Moyen Âge, ils appartenaient en tout cas aux esprits qu’il « convenait de se concilier si l’on voulait s’assurer de survivre dans un endroit donné : on leur faisait des offrandes de vivres et on évitait soigneusement de les effrayer » Tantôt tenus dans certains pays pour être les âmes des défunts, tantôt des êtres magiciens (Huld), ce monde sauvage est celui de la mort. Cependant, génies de la terre, esprits tutélaires, ils sont aussi liés à la fécondité des humains. Le côtoiement des deux espaces (vivants/morts) s’explique donc également par cette ambivalence : les vivants dépendent des morts, et réciproquement.

Formes de relations entre humains et huldufólk

Précisons tout d’abord que ce sont, la plupart du temps, les huldufólk qui se manifestent aux humains, tant pour les aider que pour leur demander de l’aide. Dans ce deuxième cas de figure, on rencontre souvent de la part des elfes des sollicitations vis-à-vis des femmes humaines, afin qu’elles aident les femmes huldufólk à accoucher, ou encore, dans certains contes, pour leur demander du lait. Les femmes humaines sont alors souvent remerciées par les huldufólk, qui les dotent de quelque don surnaturel ou encore de chance. Ainsi en est-il dans le conte « La Femme-Elfe en couches » où, après avoir aidé une elfe à accoucher, une jeune femme se voit récompensée par un merveilleux tissu « comme elle pensait n’en avoir jamais vu de pareil », et, surtout, le don de voir le monde des elfes, considéré comme une « chance » à conserver secrètement, faute de quoi… : « elle [la jeune femme] fit l’erreur de le [l’elfe] saluer en disant : “Bonjour, mon ami, merci pour la dernière fois.” Mais alors, il alla vers elle, se mit le doigt dans la bouche et le passa sur l’œil de la femme qui, désormais, ne vit plus les elfes ni ce qu’ils faisaient ». La fécondité des femmes est ici directement impliquée dans la naissance des elfes. N’est-ce pas là une forme d’obligation qu’auraient les humains dans la reproduction des elfes, lesquels sont, rappelons-le, les premiers habitants, les génies du sol (landvaettir) et les « propriétaires légitimes » de l’île ?

Mais les relations d’aide ne sont pas unilatérales, puisque à l’inverse, quand des humains sont dans une situation de danger (accidents, risques d’éboulement par exemple), il arrive que les huldufólk interviennent pour leur porter secours, ou tout du moins les mettre hors de danger. Une jeune femme, professeure à l’université de Reykjavík, nous racontait par exemple comment, petite, elle avait été aidée par des elfes alors qu’elle était tombée dans un trou. Elle-même n’en avait plus souvenir, mais ses parents le lui avaient raconté. Quoique ne sachant si une telle aventure avait pu réellement lui arriver ou non, la jeune femme rattachait cet événement « vécu » à d’autres manifestations du même type, « courantes dans les fjords de l’Est », sa région d’origine.

Ainsi les rapports entre humains et huldufólk sont essentiellement de l’ordre de l’entraide et de l’échange. Mais les huldufólk peuvent néanmoins se montrer maléfiques envers les hommes s’ils se sentent menacés par eux. En effet, si l’on reprend le conte de « la Femme-Elfe en couches », on constate que la jeune femme n’a pas réellement d’autre choix que de suivre l’elfe, faute de quoi, lui dit-il, « si tu ne veux pas, ta chance tournera ». Aujourd’hui et en milieu urbain, ces « menaces » se limitent à la perturbation de travaux risquant d’exproprier les elfes de leurs logements.

La « croyance » en leur existence

Le terme islandais de croyance (hjátrú  Litt. « croyance de chez nous », « superstition locale) n’est en général pas employé pour parler des huldufólk ; on « sait » et on a toujours « su », on a toujours entendu des « histoires », aussi il s’agirait plus d’un état de fait que d’une croyance. Les Islandais ne disent pas « Je crois aux huldufólk », mais « Je sais qu’ils existent ». Nous conserverons pour notre part le terme de croyance, lequel englobe aussi la notion de savoir. Et, pour ceux qui ne savent pas vraiment ou qui n’osent se prononcer, alors la croyance semble toujours pudique : on sait bien que l’on ne croit plus à ces choses-là aujourd’hui, mais quand même…. Cette ambivalence du discours sur la croyance aux huldufólk n’a en soi rien d’exceptionnel, car le doute, l’incertitude, est intrinsèque à la croyance. C’est justement pourquoi, lorsque l’avancée de travaux de construction est parfois perturbée par des incidents suspects (machines qui tombent en panne à répétition par exemple), « dans le doute », les autorités locales et chef de chantier convoquent parfois des médiums, qui confirmeront ou non la présence d’huldufólk ; car même si on n’y croit pas, mieux vaut prévenir que guérir… L’exemple le plus célèbre auquel Islandais et étrangers se réfèrent pour asseoir ces « vérités »  Qui correspondent à différents « programmes de vérités »... est celui d’une route située à Kopavogur, dans la banlieue de Reykjavík, et dont le tracé aurait été modifié lors de sa construction (1986) pour cause de rocher habité par des elfes. Suite à de multiples avaries des engins de travaux, Erla Stefánsdóttir, voyante non moins célèbre, fut convoquée afin de déterminer si, oui ou non, elfes il y avait, et si ces derniers consentaient à céder leur place… En l’occurrence, ils n’avaient aucunement l’intention de déménager, mais plus récemment (mars 2002), les elfes se faisaient plus conciliants lors d’une situation similaire en faisant savoir à Erla qu’ils concédaient la poursuite de travaux à condition qu’ils ne soient pas délogés ; les rochers « habités » furent donc marqués d’un point jaune. Entre 1986 et 2002, une revue de presse témoignerait d’autres événements de cet ordre, sachant qu’à chacun de mes séjours je suis régulièrement tombée, par hasard, sur des articles faisant état d’événements où intervenaient les huldufólk. Une certitude toutefois, c’est que les Islandais « s’arrangent » au quotidien avec les elfes. Expression qui fait écho aux relations qu’entretiennent..., telle cette institutrice des fjords de l’Ouest, qui, ayant emménagé dans sa maison depuis deux ans, respecte le rocher placé dans son jardin car « il se peut très bien qu’il y ait des elfes », poursuivant : « Sinon, pourquoi l’aurait-on laissé ici ? »

Cependant, si les huldufólk ont toujours une actualité certaine en Islande, leur notoriété est aussi due, pour une part, à la mise en scène de l’identité islandaise. Pour ne citer que quelques exemples, il existe maintenant des visites touristiques de sites à elfes organisées dans une banlieue de la capitale, particulièrement réputée pour ses habitants invisibles. Ainsi, parmi les « Visites culturelles » organisées.... De plus, une carte des points forts où l’on a des chances de les rencontrer en cette même bourgade a été réalisée par ladite Erla, carte qui est maintenant disponible à l’office du tourisme.

Dans le même ordre d’idées, on peut aussi mentionner l’existence d’une École des Elfes à Reykjavík, fonctionnant essentiellement l’été, et pour cause, puisqu’elle propose des enseignements en anglais pour un public étranger elfo-phile…

Dans ce discours touristique sur les huldufólk, un rôle précis est attribué à ces êtres : celui de témoins de la nature islandaise en milieu urbain, de mise en valeur d’un « soi » islandais par la présentation d’un double, identité en filigrane et marqueur d’une spécificité du folklore. Ils seraient en ce sens représentants d’une certaine nature, et d’un passé rural avec lequel les Islandais, à majorité citadins, ont brusquement rompu il y a un peu plus d’un demi-siècle. D’ailleurs, le discours touristique islandais porte essentiellement sur ses paysages, particulièrement sauvages et non altérés par l’homme. Cette nature idéalisée par et pour le citadin, à l’occasion touriste au même titre que le touriste étranger en mal d’air pur et de nature « sauvage » . Aspects de la nature islandaise développés dans mon..., est à rapprocher de la nature humaine idéale que semblent incarner les huldufólk, tel un miroir identitaire.

Les elfes dans la société rurale

Leur milieu « naturel »

Dans la société rurale traditionnelle, les huldufólk sont spatialement très proches des hommes. Leur habitat (tertres, gros rochers), souvent situé à l’extérieur de la clôture qui délimite la ferme, s’inscrit parfois à l’intérieur même de l’espace humain, telles de petites incursions de l’espace sauvage dans le domestique. Parmi les êtres de la nature matériels et immatériels (tröll, fantômes, hors-la-loi), les elfes représentent, conceptuellement autant que spatialement, les êtres de l’au-delà les plus proches de la morale humaine, au sens où ils reproduisent un mode de vie en société similaire à celui des hommes.

Outre les rapports d’entraide et d’aide aux accouchements entre humains et huldufólk, les contes mentionnent des relations relevant de l’amour, mais en général dans un sens univoque : des huldumenn (hommes cachés) pouvaient tomber amoureux de femmes humaines, lesquelles étaient alors enlevées, ou encore en tombaient à leur tour amoureuses.

Ces rapports « naturellement » illicites au regard de la loi humaine et interdits par les hommes s’inscrivent dans le cadre des relations entre hommes et femmes, et plus précisément dans celui de leurs espaces respectifs au sein d’une société rurale : un dedans traditionnellement associé à la femme, et le dehors à l’homme, qui s’attribue par là même sa part d’inconnu, que la femme possède biologiquement en elle (menstrues, maternité). On pourrait voir ici une manière, pour l’homme, de maintenir la femme à sa place, au foyer, dans une division sexuelle de l’espace et, partant, du travail. Ainsi, interdire à la femme le domaine du dehors sous prétexte qu’il est dangereux, c’est aussi s’assurer que la femme, par sa proximité avec l’incontrôlable (son rythme biologique), ne sera pas tentée de recouvrer complètement une certaine « liberté ». En ce sens, dans un contexte de société rurale traditionnelle, les huldufólk auraient permis aux hommes d’assurer leur position de dominants, et donc de protéger l’équilibre de l’ordre social. En d’autres termes, le statut dévolu aux huldufólk, êtres de la nature, aurait été un moyen de maintenir l’ordre domestique, l’ordre de la culture.

Les huldufólk semblent donc illustrer, dans le passé rural islandais, une voie de passage entre nature et culture, qui, si elle n’est pas la seule, paraît être la plus proche d’un état d’entre-deux, de charnière entre humain et non-humain.

Couverture de la Carte des « mondes cachés ».
Couverture de la Carte des « mondes cachés » de la ville d’Hafnarfjördur, réalisée par Erla Stefánsdóttir.

Pistes pour une interprétation

Si les huldufólk constituent une passerelle entre deux mondes, entre ici et là-bas, celle-ci induit, comme tout passage, les notions de limite, de marge, mais aussi de danger. En effet, tout contact avec l’autre monde, qu’il soit positif ou négatif, entraîne un risque, celui de l’inconnu, de la mort, mais aussi de l’impur ; rappelons que les huldufólk sont marqués du sceau originel de la saleté, cause même de leur accès refusé à l’humanité. Lesquels humains ne sont d’ailleurs pas lavés de tout.... Soulignons que ce sont justement les catégories d’humains – femmes, enfants et autres marginaux – dont le statut est lui-même ambigu, voire impur lorsque la femme est en période de menstruation par exemple, qui entrent la plupart du temps en contact avec les huldufólk. Aussi les huldufólk ne seraient-ils pas l’exact pendant, côté non-humain, des femmes et des enfants ? En effet, d’une part, les enfants, tout comme les femmes, sont des humains dont la part de « naturel » (la maternité ou la menstruation pour les femmes, l’état de personne non encore accomplie pour l’enfant) les rappelle à un statut de non humain, en ce qu’il a d’incontrôlable, de mystérieux. D’autre part, les huldufólk sont des êtres non humains, qui possèdent pourtant tous les attributs humains, tant physiques que sociaux, mais à qui l’âme fait défaut, ce qui les ramène à cette non-humanité. En d’autres termes, il existerait une complémentarité entre l’ensemble femmes-enfants et l’ensemble huldufólk, ces deux groupes s’aidant mutuellement du fait de leur proximité commune avec la nature, mais « souffrant » tous deux d’exclusion : celle du royaume des hommes.

Miroir de la société humaine

Les huldufólk appartiennent à un monde autre, caché, et en cela inspirent une forme d’appréhension : celle de l’inconnu. Ils incarnent en quelque sorte une forme d’interdit (qui, comme tout interdit, implique le désir d’être enfreint). Plus précisément, cette proximité, trop humaine, que représentent les huldufólk, n’est-ce pas justement cette part naturelle et idéologique du « bon sauvage », idéalisée par l’homme dé-naturé, sorti de cet état de nature ? Si les huldufólk sont le reflet d’une société idéale, ils semblent en même temps, et paradoxalement, se faire les garants d’un ordre social de la société traditionnelle islandaise : celui du contrôle de l’homme sur la femme, et plus largement sur les marginaux. En d’autres termes, ils seraient à la fois idéal de liberté (naturelle) et vecteur du conservatisme social et culturel.

Certes cette hypothèse fonctionnaliste ne vaut que pour la société rurale d’autrefois ; les elfes ne jouent plus le même rôle aujourd’hui, dans une société urbanisée et riche, que dans la société islandaise d’hier, rurale et dominée par la précarité. Le discours actuel sur ces êtres surnaturels s’inscrit donc dans un pays qui respire la prospérité. Et justement, tout fonctionne trop bien dans cette société conformiste, où l’on a tendance à connaître les faits et gestes de tout un chacun. Remplissant sans doute un rôle de « soupape de sécurité », les huldufólk s’inscrivent, semble-t-il, dans un ensemble d’exutoires, au nombre desquels on compte également les fantômes, le spiritisme et le consumérisme outrancier. Aspects de la société islandaise abordés dans mon mémoire....

En outre, jusqu’à récemment, faute de réels échanges culturels, c’est à partir de cette même nature que les Islandais se sont forgé des « histoires » (Þjoðsögur, soit litt. « histoires populaires »), définissant les limites de leur identité au travers de contacts avec l’au-delà, celui de la surnature. Cependant, aujourd’hui, l’ailleurs est à l’ère des échanges internationaux, réels et virtuels. Pourtant, les huldufólk sont « toujours là », c’est-à-dire qu’ils ont encore quelque rôle ou efficacité. La société islandaise contemporaine témoigne d’une culture rurale au sein même d’une urbanité récente. En d’autres termes, les elfes illustrent une société rurbaine qui tente d’adapter ses croyances à un milieu a priori voué à les estomper, voire à les submerger. En ce sens, l’Islande se situerait dans une période de « confusionnisme intellectuel », où le passage d’une société rurale à une société urbaine s’est effectué très vite, trop vite peut-être, pour oublier des êtres qui avaient un sens dans un milieu rural plutôt qu’urbain. Et c’est peut-être en cela que les huldufólk nous incitent à penser qu’ils sont un élément fort de la culture islandaise. Autrefois médium entre le sauvage et le domestique, ils semblent finalement aujourd’hui être tout aussi importants dans un nouveau rôle de médiateurs : entre passé et présent, entre rural et urbain. Plus encore, si on fait intervenir les huldufólk aujourd’hui dans la construction de certains bâtis, n’est-ce pas une manière de se concilier la nature pour le « mal » qu’on lui fait, d’autant plus lorsqu’il s’agit d’une route ou d’une station-service, assimilées à une pollution ? Insistons par ailleurs sur l’inversion des rapports pureté/impureté associés aux huldufólk entre hier et aujourd’hui, indissociables de l’évolution des représentations de la nature, et tout particulièrement la nature sauvage. Thème développé dans mon mémoire de dea. Autrefois marqués du sceau de l’impureté, ils véhiculent aujourd’hui une forme de pureté « originelle ». Nous avançons donc l’hypothèse, à vérifier, que les huldufólk sont là en tant que moyen de gestion et de ménagement de la modernité, dans un contexte d’urbanisation brutale.

Production sociale de l’environnement, les elfes sont une manière de voir et de s’arranger avec la nature. Dans un monde où l’on voit double, c’est ce regard que nous avons tenté d’explorer, en attendant d’interroger, peut-être, un jour, celui des huldufólk sur les humains… ?

Références bibliographiques

Doutreleau Vanessa, « Elfes et rapports à la nature en Islande. », Ethnologie française 4/2003 (Vol. 33) , p. 655-663 URL : www.cairn.info/revue-ethnologie-francaise-2003-4-page-655.htm. DOI : 10.3917/ethn.034.0655.


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Source

  • Elfes et rapports à la nature en Islande, texte repris de Cairn.Info

Notes

  1. « Tröll » vient de « trylla », « rendre dingue ». Parmi les célèbres tröll, on peut citer la famille de Noël, composée de treize tröll, autrefois censés effrayer les enfants ; aujourd’hui censés, au pire les intimider, au mieux célébrer la spécificité du Noël islandais. Sur la place des tröll parmi les hommes et les êtres de la nature dans la société traditionnelle islandaise, voir l’analyse de K. Hastrup [1990].

Voir aussi

Huldufólk sur Wikipédia