De l'amateur au professionnel : le cas des pratiquants de l'équitation (INO2 2022-2023)

De Wicri Incubateur
Ce tableau de Albert Anker illustre une activité à caractère pédagogique sur une page Espace dédié à un travail pédagogique
IUT Charlemagne - INO2 2022-2023


DE L’AMATEUR AU PROFESSIONNEL : LE CAS DES PRATIQUANTS DE L’ÉQUITATION (INO2 2022-2023) Les populations de professionnels sportifs et l’engagement amateur

Le processus de « normalisation » des professions sportives


Le traitement secondaire des éditions 1983 à 2000 des enquêtes « Emploi » de l’INSEE [1] permet de décrire sommairement les évolutions de la structure sociodémographique de la population des moniteurs et éducateurs sportifs et des sportifs professionnels (P 4233) pour la période concernée.

Au cours de cette période, les effectifs de cette profession augmentent, ainsi d’ailleurs que leur proportion au sein de la catégorie des instituteurs et assimilés (PCS 42) qui passe de 3,2 % à 8,9 %. Le poids de ce groupe est donc loin d’être négligeable puisque, selon les conditions de pondération de l’enquête « Emploi » 2000, il y aurait actuellement près de 69 000 moniteurs, éducateurs sportifs et sportifs professionnels[2] en activité. Parmi eux, la part des 15-24 ans ne cesse de baisser (de 23,5 % à 12,6 %) au cours de la même période, comme d’ailleurs dans l’ensemble des actifs (de 15,6 % à 8,4 %). Toutefois les jeunes de 15-24 ans restent, en 2000, toujours plus présents dans ces professions (12,6 %) qu’ils ne le sont dans la population active (8,4 %). Les professionnels du secteur sportif ont donc un peu moins « vieilli » que l’ensemble de la population active, notamment parce que cette catégorie intègre les sportifs professionnels de haut niveau qui ne le restent que tant qu’ils ont l’âge des performances requises pour ce statut. On observe aussi, au cours de la même période, un net déclin de la prédominance masculine puisque la part des femmes est passée de 18,8 % en 1983 à 35,1 % en 2000. Dans le même temps la part des femmes dans la population active n’a augmenté que de 3 % (de 43,4 % à 46,5 %). Le quasi-doublement de la proportion des femmes au sein de la catégorie est donc un phénomène de rattrapage tout à fait remarquable et l’ensemble de ces évolutions nous permet d’avancer l’hypothèse d’une certaine « normalisation » de ces professions qui ne sont plus aujourd’hui aussi spécifiquement jeunes et masculines qu’elles l’étaient auparavant.

Les données recueillies dans les enquêtes « Emploi » permettent aussi d’évaluer le degré de stabilité des actifs dans l’emploi qu’ils occupent en distinguant ceux qui ont moins de cinq ans d’ancienneté dans l’entreprise. De 1983 à 2000, leur proportion augmente et passe de 35 % à 41,8 % dans l’ensemble de la population active. L’instabilité des moniteurs, éducateurs sportifs et sportifs professionnels reste, au cours de cette période, beaucoup plus forte que celle de l’ensemble des actifs, mais la tendance est inverse puisque la part de ceux qui ont moins de cinq ans d’ancienneté passe de 65,8 % à 60,6 %. Cette diminution relative de l’instabilité dans les professions du sport s’accompagne toutefois d’une baisse de la part des actifs à temps complet, de 78,7 % à 60,6 %, bien supérieure à celle que l’on observe pour l’ensemble des actifs (de 87,7 % à 82,7 %), pour les professions intermédiaires (de 90,2 % à 85,4 %) et pour les instituteurs et assimilés (de 85,6 % à 80,8 %). Ces quel- ques indications permettent de constater que si la part des actifs engagés dans les métiers du sport tend à augmenter, ceux qui s’y stabilisent le font sans doute davantage dans le cadre d’une activité à temps partiel et sont probablement plus souvent qu’auparavant des femmes.


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Photo prise par Thomas Le Floc'H lors d'un CCE

La professionnalisation des pratiquants amateurs La conversion professionnelle des cavaliers amateurs


La jeunesse est devenue aujourd’hui une période aux frontières floues caractérisée par la déconnexion des événements qui marquaient auparavant l’entrée dans la vie adulte. D’un côté, la fin des études, l’entrée dans la vie conjugale et dans la vie active ne sont plus simultanées, mais ont pris la forme de processus indépendants ayant des rythmes différents. D’un autre côté, les évolutions qui affectent le monde du travail (la diversification et l’indécision des statuts offerts, le chômage et les difficultés de l’accès à l’emploi, la précarisation inscrite dans la flexibilité, etc.) rendent plus progressif et plus incertain l’accès à un emploi stable et à des statuts définis mais offrent aussi de nouvelles opportunités professionnelles (en particulier d’ailleurs dans le champ des activités liées à la protection, à la formation et à l’épanouissement physique et culturel des individus). Au sein de ce processus très général de recomposition du champ des professions et de redéfinition des modes de socialisation, les modèles et les valeurs hérités du milieu social et familial qui orientaient les choix professionnels perdent leur sens en même temps qu’ils cessent d’être efficaces, et voient leur rôle s’effacer dans la construction des nouvelles identités sociales. Comme le dit O. Galland [3] (2001) : « Nous sommes passés d’un modèle qui était fondé sur l’identification au rôle paternel et à la reproduction de celui-ci à un modèle [...] de l’expérimentation qui laisse une place beaucoup plus grande à l’autodéfinition de soi et de sa place dans la société. [...] Au lieu d’être reçue en héritage, l’identité sociale se construit donc dorénavant de plus en plus souvent par itérations successives jusqu’à ce que l’individu parvienne à faire correspondre ses aspirations, moins définies qu’autrefois par son milieu d’origine, à un statut crédible. » On peut donc facilement concevoir que les jeunes, confrontés à cette situation, puissent mobiliser et utiliser l’ensemble des ressources acquises au cours de leur socialisation, y compris celles acquises dans le cadre de leurs loisirs et dont ils sont d’ailleurs plus généreusement pourvus que leurs aînés. La conversion professionnelle de l’amateur peut dès lors être considérée comme la forme la plus aboutie de cette mobilisation qui peut se faire à différents niveaux. Celle des jeunes pratiquants de l’équitation s’inscrit tout à fait dans ce cadre : d’une part ils sont, comme tous les jeunes, engagés dans cette double quête professionnelle et identitaire, d’autre part, ils disposent de ressources diversifiées acquises au cours de leur vie scolaire et de leur activité de loi- sir. Leur conversion professionnelle implique, à un moment ou un autre, l’abandon de leur formation principale, c’est-à-dire celle qui a véritablement pour objet de les préparer à la vie professionnelle : la scolarité, leurs études ou leur formation professionnelle, mais cet abandon n’implique pas la disparition des ressources acquises au cours de cette formation.

Les quelques entretiens exploratoires que nous avons réalisés auprès de professionnels de l’équitation, enseignants ou ex-enseignants, nous ont permis de comprendre que cet abandon qu’ils décrivent eux-mêmes comme une rupture ( « Je faisais des études... j’avais un métier tout tracé... j’ai tout envoyé valdinguer en disant : je vais passer le monitorat... » ) est en fait le résultat des interactions qui se construisent progressivement entre les deux univers séparés à l’origine, celui du travail et celui des loisirs. En effet, pour s’engager et poursuivre une formation dans quelque domaine que ce soit, il faut que celle-ci ait un sens pour celui qui s’y est engagé, c’est-à- dire qu’il puisse y inscrire ou y découvrir des objectifs, se donner un but qui soutienne son intérêt et justifie ses investissements, matériels et/ou affectifs. Dans le cas des pratiquants amateurs, la rupture n’intervient que lorsque que la formation principale, celle qui avait pour objectif l’accès à la vie professionnelle, a perdu tout son sens au profit de l’autre.

Ce transfert, toujours progressif, se fait d’autant plus facilement que les formations présentent des similarités d’organisation : des examens sanctionnant le niveau de compétence acquis et donnant éventuellement accès à des emplois. C’est le cas de l’équitation telle qu’elle est enseignée dans les centres équestres et les jeunes amateurs les plus engagés dans la pratique, ceux qui se décrivent eux-mêmes comme des « passionnés », sont tout naturellement amenés à s’inscrire dans ces épreuves (les « degrés » ou « galops [4]  ») qui leur permettent d’évaluer leur progression. Lorsqu’ils ont atteint un certain niveau de compétence, ils ont aussi du même coup la possibilité d’enseigner à leur tour ( « J’étais pris par l’équitation, j’étais rentré à fond dedans, avoir réussi le 3e degré m’avait fait plaisir, mais après le 3e degré, les examens c’était fini pour les amateurs et moi j’avais envie d’aller plus loin... je me suis dit pourquoi pas le monitorat » ). L’opportunité de la professionnalisation est donc inscrite dans l’organisation de la carrière de l’amateur mais elle s’offre d’abord à lui comme une opportunité de la prolonger ( « Si je suis entré dans le métier, c’est pour continuer à monter à cheval... » ) et d’assouvir sa passion ( « Il ne faut pas oublier que tout professionnel a d’abord été cavalier, que cette profession lui est venue de sa passion » ). Le fait de s’engager dans cette voie ne signifie donc pas que le choix est fait, mais ouvre ce temps de l’expérience qui permet le report des engagements dans la vie active ( « La formation monitorat pour moi, c’était faire une année sabbatique puis retourner à la fac parce que je ne sentais pas ça comme un vrai métier. J’ai découvert que c’était pas mal... on m’a proposé un poste et je suis restée, toujours en pensant que c’était provisoire... finalement je suis restée » ).

La vie dans les centres équestres est aussi particulièrement propice au développement d’une sociabilité intense fondée sur la coprésence de pratiquants qui partagent la même passion (P. Marry, 1983). Les centres équestres sont en effet organisés comme des « clubs » et offrent à leurs adhérents un espace de rencontre où ils peuvent discuter de leur passion hors du temps consacré aux reprises ( « J’étais attirée par ce milieu plein de passionnés » ). Par ailleurs, les activités qui s’y déroulent multiplient les occasions de s’y rendre utile de façon bénévole et pour peu qu’on le désire, qu’il s’agisse d’aider les plus jeunes à se mettre en selle ou de s’occuper des chevaux ( « L’ambiance du club entraîne à venir de plus en plus sou- vent. J’étais inscrite en licence et je passais tous mes après-midis au club. Je m’étais impliquée dans le club, dès que je pouvais j’étais là, je les aidais. Je pense que je m’étais déjà un peu imprégnée... pas du métier... mais de tout ce qu’ils faisaient » ). Lorsque l’on s’ennuie à l’école ou que l’on poursuit des études pour lesquelles on ne se passionne pas et avec des résultats qui, pour être suffisants, sont bien moins gratifiants que ceux que l’on obtient ailleurs, le désir de s’intégrer davantage au sein du seul milieu où l’on se sent reconnu, valorisé et utile apparaît de plus en plus légitime. Le jeune amateur tend à considérer le milieu équestre comme seul milieu de référence significatif et à construire son identité sociale à partir de l’identité valeureuse qu’il a acquise dans ce milieu. La professionnalisation consacre à la fois son statut de pratiquant amateur et son statut de travailleur et lui offre l’autonomie qui le fait accéder au monde des adultes. Il est parfois bien utile de savoir « travailler le temps libre ».

Si les repères chronologiques d’entrée et de sortie de la vie active qui étaient auparavant ceux de l’accès à la vie adulte et à la vieillesse se sont fortement affaiblis, la période de la jeunesse reste celle de la formation au sens le plus large, même s’il devient impossible de lui fixer des limites. Avec l’allongement et la massification de la scolarité, l’entrée dans la vie adulte et professionnelle a pris la forme d’un parcours plus ou moins long dont les étapes sont constituées de statuts à la fois précaires et ambigus. Ces parcours, fortement diversifiés, offrent plus d’opportunités aux choix personnels mais impliquent aussi de perpétuels ajustements entre désir et réa- lité, vocation et profession. Dans un contexte où l’avenir professionnel est à la fois organisé et perçu comme incertain, où l’accès à la stabilité de l’emploi est de plus en plus différé voire même hypo- thétique, les jeunes engagés dans ces parcours sont sans doute davantage tentés de privilégier ceux qui leur assurent au moins une satisfaction personnelle en leur permettant d’assouvir leur passion. Dans la mesure où les incertitudes à l’égard du monde du travail sont partagées par l’ensemble de la société, il semble que les parents soient moins réticents vis-à-vis des choix de leurs enfants lorsqu’ils s’éloignent des sentiers battus, et peuvent même les soutenir. La conversion professionnelle des amateurs, même si elle reste un modèle marginal d’insertion professionnelle, nous semble témoigner de façon exemplaire, des évolutions qui affectent la société sur tous les plans. Si le développement des pratiques de loisirs doit être rapporté à l’augmentation du temps libre, le succès qu’elles rencontrent s’inscrit aussi dans ce grand mouvement de valorisation de la personne et de recherche d’approfondissement de soi qui caractérise l’individualisme contemporain (J.-C. Kaufmann[5], 2001). Dans ce contexte, les pratiques tendent à se multiplier et à se diversifier : les activités « émergentes » sont tout d’abord pratiquées sur le mode alternatif, parfois en rupture avec les activités traditionnelles, mais certaines s’organisent ensuite au niveau institutionnel en se dotant de structures d’encadrement et d’évaluation (J. Defrance[6], 1989). Sans se prononcer sur leur avenir à plus long terme, on peut toute- fois faire l’hypothèse que celles qui survivront seront génératrices de nouveaux emplois et de nouveaux statuts.

Source

"De l'amateur au professionnel : le cas des pratiquants",texte repris de Cairn. Ce texte a été choisi par Claudie Caspar.


Notes et références

  1. Le sigle INSEE désigne Insitut national de la statistique et des études économiques.
  2. Lien vers une fiche métier expliquant le niveau à avoir pour devenir cavalier professionnel.
  3. Olivier Galland est un sociologue et directeur du CNRS.
  4. Lien du site de la fédération française d'équitation expliquant les différents galops.
  5. Jean-Claude Kaufmann est un sociologue français pionnier de la microsociologie.
  6. Jacques Defrance est un sociologue et historien du sport et de l'éducation sportive