Mémoires d'outre-tombe d'un peuplier (1850) Méthivier/Chapitre XIII
Comment, en réfléchissant, j'ai découvert, tout peuplier que je suis, qu'il y a en France deux sortes de guerre : la guerre par les CANONS, et la guerre par les FAUSSES IDÉES.
La première est un jeu pour les Français ; mais la dernière est sérieuse, car elle ne laisse pas pierre sur pierre dans l'édifice social.
Mémoires d'outre-tombe d'un peuplier mort au service de la République (2e édition) / par l'abbé J.-S. Méthivier.
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Comment, en réfléchissant, j'ai découvert, tout peuplier que je suis, qu'il y a en France deux sortes de guerre : la guerre par les CANONS, et la guerre par les FAUSSES IDÉES.
La première est un jeu pour les Français ; mais la dernière est sérieuse, car elle ne laisse pas pierre sur pierre dans l'édifice social.
- Celui qui regarde ce qui se passe avec ses yeux de chair, n'y voit goutte ; c'est .avec les yeux de l'esprit qu'on aperçoit quelque chose dans les événements de ce monde ; mais pour bien voir et pour tout voir, il faut les considérer avec les lumières de la foi : alors le spectacle est beau, car le spectateur comprend l'ordre dans ce qu'il voit, et adore l'invisible Ordonnateur.
Je sens que mes racines engagées entre les pavés de vos places publique? n'aspirent plus la vie ; mon heure n'est point éloignée, et je veux, chers campagnards mes amis, consacrer mes derniers instants à vous découvrir les causes cachées, les ressorts invisibles qui remuent tout ce que vous voyez chanceler et tomber. Initié, par la haute position que la révolution m'a faite, aux desseins des politiques , aux secrets des conspirateurs, aux arrière-pensées
de ces grands acteurs qui, depuis vingt ans, jouent aux yeux du public ou derrière la toile tantôt le drame et tantôt la comédie, je puis manifester à vos yeux la source profonde et réelle d'où sont sortis les malheurs de la France et les troubles de l'Europe. Écoutez-moi bien.
D'abord examinons ensemble la situation présente de votre pays; puis nous remonterons aux causes mystérieuses des calamités qui l'enveloppent de toutes parts.
Vous et moi, chers campagnards, nous assistons à un spectacle capable de donner à penser aux rochers eux-mêmes : nous voyons des milliers d'hommes décidés à briser l'ordre social : ils l'attaquent avec une ardeur que les revers n'affaiblissent pas ; après un échec, c'est du fond de leurs prisons, c'est des contrées lointaines de leur exil qu'ils activent la destruction. Ils ne se reposeront, disent-ils, que quand les débris du vieil édifice, fondus à la fournaise du socialisme et jetés dans un moule nouveau, auront produit une société toute nouvelle et toute merveilleuse qui étonnera le soleil.
En attendant, nous voyons crouler sous la hache et le marteau de ces démolisseurs, les plus fortes murailles de la citadelle ; et dans leur chute soudaine elles ébranlent le sol jusque sous nos pieds.
Autour de nous s'entassent les grandes ruines de votre patrie : ruines de dynasties, ruines de chartes
et de constitutions, ruines de gouvernements, ruines d'institutions, ruines du pouvoir, ruines des mœurs, et à côté, ruines du commerce, ruines du travail, et bientôt peut-être ruines de la propriété.
A la vue de tant de ruines, votre raison se trouble en elle-même, et ne sait plus que penser de la solidité des œuvres de Dieu. Vous levez vos regards en haut et vous trouvez le soleil toujours sur le chemin où l'ont vu vos pères, et la grande armée des étoiles toujours rangée dans le même ordre ; et vous dites :
- « La main toute-puissante de Dieu est là-haut, et elle y maintient son ouvrage ; mais « ici-bas il n'y a que le bras de l'homme, et ce bras de l'homme n'a d'énergie que pour abattre et détruire. »
Alors votre foi religieuse chancelle comme une colonne qui a perdu son point d'appui.
Allons, mes amis, le moment est venu d'élever nos pensées, et de contempler à travers la poussière des destructions l'admirable travail de la providence qui ne renverse que pour réédifier ; et bientôt vous reconnaîtrez que la main de Dieu, qui fixe l'ordre immuable des corps célestes, dirige aussi, avec force et douceur, les grands corps appelés sociétés humaines; et que son bras dominateur, quand les nations font fausse route, les ramène par l'épreuve et l'expiation aux lois éternelles hors desquelles il n'y a point de salut pour elles.
Sachez donc, mes amis, qu'il y a en ce monde
deux sortes de guerre : la guerre de peuple à peuple qui se fait avec du salpêtre, de l'airain et une mèche allumée ; et la guerre de doctrine à doctrine qui se fait avec la langue, la plume et un peu de liqueur noire. Dans vos solitudes, courbés Sur vos instruments de travail, vous ne connaissez que la première , parce qu'elle enlève violemment vos fils à votre amour, leurs bras à vos champs, leur force à votre vieillesse ; l'autre guerre se fait sans votre concours ; ses armées n'ébranlent pas la terre sous leurs pas cadencés et ses projectiles ne remplissent pas les airs du fracas de leur explosion : ce sont des idées rangées en bataille sur une légère feuille de papier, qui passent et repassent près de vos oreilles sans éclat et sans bruit : audacieuses, terribles, invincibles, elles s'élancent à l'attaque des intelligences, elles ravagent les esprits, captivent les âmes, incendient les têtes, bouleversent les principes, et ruinent les bases mêmes de la société.
Or, vous le savez, Napoléon (le grand) était maître passé dans la guerre au salpêtre ; pour n'être point distrait en dressant ses plans de campagnes et en établissant ses batteries de canons, il eut soin (et il fit bien) de mettre pendant tout son règne les idées aux arrêts, et il plaça à la porte de leur prison un grenadier de la vieille avec la consigne de faire feu sur la première idée qui bougerait. Donc de son temps les barbouilleurs de papier (gens qui font tant de bruit et tant de mal aujourd'hui)
n'étaient pas à leur aise. Après avoir taillé leur plume, ils regardaient le donjon de Vincennes, avaient peur, et s'abstenaient d'écrire leurs rêves : alors point de liberté de la presse, et par conséquent point de guerre de doctrines, point de Considérant, point de Pierre Leroux, point de Louis Blanc, point de Proudhon ; le monde intellectuel et moral était dans une paix profonde ; les bras seuls bataillaient. Vint la Restauration, le feu des bivouacs s'éteignit, les foudres de soufre et d'airain s'endormirent dans les arsenaux ; mais alors commença la guerre des idées : le canif devint plus dangereux que l'épée, le grattoir plus redoutable que la lance. Oui, mes amis, ne l'oubliez jamais : une seule idée fausse jette plus de trouble dans une nation que ne pourrait le faire un million d'hommes armés de fer. La meute des écrivailleurs de cette époque se divisa en trois bandes , opérant sur des points divers et poussant la France vers le même abîme : les journalistes harcelèrent le gouvernement, les romanciers empoisonnèrent les mœurs publiques; la troisième bande, composée de grimauds sans talents, incapables de tirer une pensée de leur fonds stérile, reproduisit sous tous les formats les livres irréligieux et corrupteurs du dix-huitième siècle, et les répandit à profusion jusque dans vos campagnes pour vous pervertir.
Le champ ainsi ensemencé ne tarda pas à donner la moisson, et cette moisson, riche d'incrédulité,
de matérialisme, de cupidité, de désorganisation sociale, fut la glorieuse révolution de 1830, le glorieux triomphe du libéralisme dont je vous ai déjà dit un mot, et que vous allez considérer de plus près dans ses doctrines, dans ses moyens d'action et dans ses grands hommes.
Pendant que je vous citerai les principaux faits de son règne, vous, chers campagnards, vous feuilletterez dans les souvenirs de votre mémoire, pour vous assurer si je dis la vérité.
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