Équipe 7 : La télémédecine

De TP INTD
Révision datée du 20 décembre 2013 à 16:44 par imported>Alexandre d'Helt (Place du secteur dans l'industrie)

L'équipe

  • Cécile Delay
  • Alexandre d'Helt
  • Antoine Durot
  • Safia Ziour

Présentation du sujet

Notre champ général de recherche et de réflexion est celui de l'e-santé. Selon la définition retenue par la Commission européenne, l’e-santé est « l'application des technologies l'information et de la communication (TIC) à l'ensemble des activités en rapport avec la santé. Ces nouvelles technologies, plus particulièrement internet, le Dossier Médical Personnel et la télémédecine bousculent la pratique médicale au quotidien et engendrent de nouvelles relations entre professionnels de santé et patients. ». Il est attendu qu'elle permette de maîtriser les principales questions qui se posent au système de santé français : le vieillissement de la population, la gestion de la dépendance, l'accroissement des maladies chroniques, la hausse des dépenses, l'accès égalitaire à des soins de qualité. Son marché, estimé en 2012 à 2,4 milliards d’euros, devrait progresser de 4 à 7% d’ici 2017.

Définir l'e-santé la fait apparaître dans toute son ampleur réglementaire, économique, technologique et sociétale. Une première immersion documentaire dans ce domaine neuf à tous égards pour nos yeux nous familiarise avec ses multiples aspects. Nous en découvrons les réseaux de significations et conjointement son vocabulaire formel, ses langages et images spécifiques. La télémédecine nous apparaît alors comme se situant au cœur de l’e-santé. Nous la retenons comme ancrage de notre analyse sectorielle et choisissons de centrer notre travail de veille sur un aspect de la télémédecine : la participation du malade lui-même à sa prise en charge médicale. En France, l'histoire officielle de la télémédecine débute avec la fondation en octobre 1991 de la société européenne de télémédecine par l'un de ses pionniers, le professeur Lareng, également fondateur du SAMU.

Rapports officiels, colloques, forums, salons se succèdent ensuite et surtout depuis une dizaine d'années au fur et à mesure des progrès technologiques, de leurs apports probables en termes d'avancées purement médicales et en regard de l'omniprésente question du coût et de l'efficience du système de santé et de Sécurité sociale. Instances gouvernementales, sociétés savantes de médecine et fédérations industrielles débattent, souvent à distance (télémédecine oblige), de tous ses aspects. En 2008, le rapport Simon-Acker, émanant de l'Association nationale de télémédecine, se distingue comme un point d'étape important.

Sur le plan législatif, elle n'est véritablement organisée qu'en 2009 et surtout en 2010 avec le décret d’application n°2010-1229 du 19 octobre 2010. Dans celui-ci, elle est définie comme recouvrant cinq types d'actes, tous placés sous la responsabilité d'un médecin : « la téléconsultation, la téléexpertise, la télésurveillance médicale, la téléassistance médicale, la réponse médicale qui est apportée dans le cadre de la régulation médicale ». Depuis, d'autres instances étatiques et professionnelles ont précisé ces champs d'exercice ; ainsi en 2011 la CNIL qui rappelle qu'un traitement de télémédecine, parce qu'il implique un partage de données de santé, doit faire l'objet d'une autorisation préalable de sa part. Dès 2009, le Conseil national de l’Ordre des Médecins, pour sa part, rappelait que les règles de la déontologie médicale devaient s'appliquer à la télémédecine comme au reste de l'exercice médical. Son chiffre d’affaires annuel est en France de l’ordre de 100 millions d’euros. A l’horizon 2020, il pourrait être de un à deux milliards d’euros par an.

Les composantes de la télémédecine sont donc les suivantes : un médecin, un patient, un système technologique et donc un producteur de cette instance technique, inscrits dans une organisation globale de la santé mêlant secteurs public et privé. Le caractère neuf de ce secteur de l’e-santé réside dans la position médiatrice et majeure que les nouvelles technologies y occupent. La télémédecine concerne à la fois les techniques de l'information et de la communication (TIC) et les équipements médicaux proprement dits. En cela, elle relève de plusieurs catégories de la nomenclature de l'INSEE et il est par conséquent impossible de faire coïncider parfaitement l’analyse sectorielle à établir et l'étude de la télémédecine en tant que telle. Cependant, il est clair qu’elle induit en amont la mise au point et la fabrication d'appareillages sophistiqués, très spécialisés et souvent très coûteux, soumis à de nombreuses contraintes légales et relevant de particularités spécifiques de production et de commercialisation.

Le code NAF 26.60Z rassemble les principaux acteurs en matière d’équipements médicaux. Cette classe comprend notamment la fabrication d’appareils d’imagerie par résonance magnétique (IRM) ou d’autres appareils d’imagerie médicale. Il en va de même pour les appareils à laser, les stimulateurs cardiaques ou encore les appareils pour faciliter l’audition.

Au cours de notre recherche, nous avons découvert plusieurs rapports sur la télémédecine en France émanant de la Haute Autorité de Santé, du Syntec, et du Ministère de la Santé et des Sports. Ces rapports ont en commun de s'intéresser aux enjeux de la télémédecine en matière d'organisation de soins, notamment en ce qui concerne la télé expertise radiologique et la téléimagerie. C'est pourquoi nous avons décidé de porter notre analyse sectorielle sur les fabricants d'équipements médicaux. En effet, notre recherche a révélé que les principaux acteurs de ce secteur sont relativement anciens (entreprises souvent crées il y a plus de 30 ans) mais sont impérativement amenés à innover pour intégrer les nouvelles pratiques médicales La télémédecine apparaît donc comme porteuse d'un éventuel bouleversement du secteur des appareillages médicaux.

Problématique fixée

Après avoir choisi un code NAF approprié, il nous est apparu que le travail de veille à effectuer pourrait prendre comme point de départ un aspect spécifique et original de la télémédecine, celui de la participation du malade, du patient au suivi, au soin, voire au diagnostic de sa pathologie, collaboration dont on peut attendre une réduction des coûts en matière de santé. Connexe de ces faits, s’est développé depuis 2007 le mouvement du quantified self ou « mesure de soi ». Quelle place celui-ci occupe-t-il dans le paysage médical ? Peut-on le rattacher à la télémédecine ?

De ces faits se dégage donc un sujet de veille qui est… la veille du sujet. Cette formule n'est pas une pirouette, la permutation de ces termes rappelant un aspect fondamental du numérique, celui de sa réflexivité automatique, permanente, documentaire par rapport à lui-même et celle qu'il propose au « sujet numérique » qui en emploie les ressources et, en temps réel, dispose d'un retour sur chaque action qu'il accomplit via son ordinateur ou son smartphone.

Notre action de veille doit nous éclairer sur les liens entre la participation du patient dans un cadre médical et la participation des individus au développement du quantified self, phénomène non proprement médical au départ. Dans quelle mesure le développement du quantified self peut-il influer sur la pratique médicale ? Ou, au contraire, contribuer au progrès médical en familiarisant les individus au protocole de mesure utilisé en télémédecine et en suscitant la collecte massive de données d'ordre médicales pouvant être utilisées pour des recherches statistiques ? L'ensemble des données issues de la télétransmission entre patients et médecins, entre médecins et structures médicales elles-mêmes et entre adeptes du quantified self sont susceptibles de former un vaste ensemble de data dont l'utilisation et la gestion posent question et constituera un aspect de notre travail de veille.

Par-delà cette question du rapport entre médecin et patient que la « mesure de soi » met en jeu, le quantified self se présente comme un ensemble de nouvelles pratiques liées à la sphère du bien-être. Celles-ci ont pour particularité d’être centrée autour des différents chiffres générés autour de notre quotidien. L’utilisateur est invité non seulement à porter attention à ces chiffres pour la gestion de sa vie quotidienne, mais également à les partager et à les comparer avec ses contacts ou « amis » à travers les réseaux sociaux. Dès lors, la problématique du quantified self pose aussi la question de la pertinence et des éventuels dangers d’une telle « mise en chiffre » de la vie de l’utilisateur. De même, à travers le phénomène des réseaux sociaux, se pose la question de la protection de la vie privée et de l’utilisation de ses données personnelles qui relèvent parfois du domaine médical.

Enfin, on ne manquera pas de noter que les pratiques de « mesure de soi » sont également au centre d’importants enjeux économiques. Ainsi a-t-on pu voir surgir un nombre considérable de nouveaux acteurs sur le marché. Qu’il s’agisse de grands groupes déjà présents sur le marché du bien-être ou de startups, ces nouveaux entrants se battent pour être au centre de la vie de l’utilisateur. Le quantified self est ainsi devenu un secteur hautement concurrentiel où se confrontent une multitude de nouvelles technologies (objets connectés, applications, etc.). Ce constat pose la question suivante : ces nouveaux acteurs représentent-ils une menace pour les entreprises traditionnelles d’équipements médicaux ? C’est notamment au travers de notre analyse sectorielle que nous tenterons d’y répondre.

Analyse sectorielle

Fabrication d'équipements d'irradiation médicale, d'équipements électromédicaux et électrothérapeutiques

Situation du secteur

  • Section : C Industrie manufacturière
    • Division : 26 Fabrication de produits informatiques, électroniques et optiques
      • Groupe : 26.6 Fabrication d'équipements d'irradiation médicale, d'équipements électromédicaux et électrothérapeutiques
        • Classe : 26.60 Fabrication d'équipements d'irradiation médicale, d'équipements électromédicaux et électrothérapeutiques
          • Sous-classe : 26.60Z Fabrication d'équipements d'irradiation médicale, d'équipements électromédicaux et électrothérapeutiques


Chiffres clés

  • Nombre d’entreprises : 75
  • Effectifs : 3820 équivalents temps plein
  • Chiffre d’affaires : 1,7G€
  • Taux d'exportation : 70%
  • Taux de couverture : 163

Principaux acteurs du secteur

Liste des principales entreprises du secteur

Organisations professionnelles

Presse

Centre technique

À l’heure actuelle, il n’y a pas de centre technique dédié au secteur.

Pôle de compétitivité

Manifestations, salons

Localisation

Actualité économique et sociale de la profession

Procédés technologiques et innovation

Conjonctures

Un outil de réflexion : La situation concurrentielle de Michael Porter

Place du secteur dans l'industrie

Étude des ratios

Résultats de la veille

Observations

La télémédecine apparaît comme porteuse d'un éventuel bouleversement d’un secteur relativement traditionnel. La veille consistant en une anticipation, que révèlera-t-elle en matière d'évolutions et de bouleversements du marché pour ce secteur ? Enfin, qui dit télétransmission dit circulation de volumes important de données entre patient et médecin bien sûr, mais aussi entre médecins ou entre particuliers eux -même. Nous nous interrogerons donc sur le devenir de ces données, leur traitement mais aussi leur stockage et leur confidentialité. Comment et à quelles fins ces données seront-elles utilisées? Statistiques? Commerciales?

On le sait, comptes de Sécurité sociale et coûts des équipements médicaux sont sans cesse au cœur des débats politiques et économiques et relèvent de choix dits de société. La télémédecine s'affirme graduellement comme une opportunité de rentabilité et de profit pour tel ou tel de ses acteurs. Il convient de pointer que c'est en bonne partie à cause de son aspect participatif et collaboratif, de plus en plus présents dans l’actualité.

Sur le plan strictement médical, les traitements des affections de longue durée (ALD : diabète, insuffisance rénale, insuffisance cardiaque, insuffisance respiratoire chronique) par voies de télémédecine sont déjà bien engagés. A titre d'exemple, le suivi de son taux de sucre par un diabétique a largement dépassé le stade de l'expérimentation pour intéresser malade, médecin et fabricant d'appareils et de smartphones.

En parallèle, à la lisière du domaine privé, depuis 2007 un mouvement s'est développé, celui du quantified self, ou mesure de soi, dans une sorte de cousinage ludique d'avec la télémédecine. Il trouve sa source dans l'initiative de deux américains, Kevin Kelly et Gary Wolf, respectivement ancien journaliste et éditeur-fondateur du magazine Wired (soit branché). En France, le QuantifiedSelfParis est créé en mars 2011 et compte actuellement plus de trois cents membres. Il est significatif que le mouvement du quantified self s'origine dans une presse d'influence, qu'elle le veuille ou non, prescriptrice de modes et arbitre de la consommation d'objets dont la valeur ajoutée est d'ordre technologique. C'est la communauté sans frontière des geeks qui a initié ces pratiques et a déplacé, volontairement ou non, la mesure chiffrée de chacun de la sphère médicale à celle des « loisirs techniques » voire à la question revendiquée de la connaissance de soi.

Notre action de veille a eu pour objectif de prendre le pouls du quantified self, de tenter de voir dans quelle mesure il a un avenir réel, économique, industriel et « culturel » ; s'il n'est qu'une fièvre passagère, l'expression d'une pathologie peut-être ou l'annonce avant-gardiste de comportements à grande échelle, s'il est entièrement autonome de la mesure de soi en contexte médical et s'il est susceptible d’influer sur l'exercice de la médecine.

Nous voulions savoir si, apparu à la frange de la sphère médicale proprement dite, il peut participer à son progrès à travers la mutualisation massive des données de santé qu’il est susceptible de favoriser et grâce à la familiarisation des patients avec les protocoles techniques de suivi utilisés en télémédecine. Pour répondre à ces questions, nous avons interrogé l'espace majeur de la quantification et du chiffrage, celui du Web, l'espace mondial des algorithmes et de la mesure automatisée.

Venant très majoritairement des Etats-Unis, cinq cent cinq outils de quantified-self sont actuellement recensés sur le site de référence quantified self, aux caractéristiques variées : avec capteur intégré ou non, pour smartphone exclusivement, en liaison ou pas avec un site pour enregistrement des données. Citons-en quelques noms évocateurs : Fitbit, Moodscope, Pedalbrain, iDoneThis, ChartMyself, BodyMedia, NutritionData, MoneyBook, Rationalizer, Gottafeeling. Le discours publicitaire qui les promeut est performatif et injonctif : il s’agit d’être son propre objet d’amélioration quotidienne, l’entrepreneur de soi-même. Son influence se traduit par un nombre instable d’utilisateurs se chiffrant en millions, sans qu’il soit possible d’être plus précis. Relevons que dans cette liste, certaines références ont cessé leur activité, comme le site Quantter du Français Denis Harscoat, ou qu’elles ne proposent que l’accès à leur version-beta, comme Genomera, justement dans le cadre d’une recherche autour de la santé participative.

En France, la pratique du quantified self est beaucoup plus limitée, marginale et en général peu installée dans la durée, à en croire l’article de la revue « Réseaux » cité plus haut, puisque ses auteurs ont eu de la difficulté à mettre en place une quarantaine d’entretiens semi-directifs, relevant du champ de la sociologie.

Leur enquête leur permet de dégager une utile typologie des outils de la mesure de soi :

  • les outils de surveillance, du type Daily Burn, qui chiffre les dépenses caloriques de celui qui l’utilise ;
  • les outils de performance, du type Runkeeper, lequel permet la mesure sportive de la course à pied ;
  • les outils de routinisation, du type Morningcoach, qui dès le saut du lit guide son utilisateur vers un développement personnel harmonieux.

Rapidement, elle les amène à un constat somme toute attendu : l’effet de connaissance de soi généré par le quantified self est limité à des chiffres et à quelques commentaires, partagés ou non sur le web. La révélation de ces données à soi-même est sans surprise. C’est donc l’attente - voire la revendication - d’une meilleure connaissance de soi par les adeptes du quantified self qui posent question. Que faire dire aux chiffres d’aussi profond et essentiel que l’interrogation sur le sens de ses choix de vie que chacun peut avoir en son for intérieur ?

Si l’enjeu n’est pas là, il faut alors réviser à la baisse les prétentions et les attentes, et s’entendre sur les mots. Il nous semble que, là comme dans le discours publicitaire, il y a abus de langage. Aux États-Unis, l’inflation virale des applications de quantified self proposées au public correspond d’abord à l’existence d’un business potentiel au sein d’une société tout entière tournée vers la performance professionnelle et la santé économique, lesquelles sont sous-tendues par une certaine idée du bien-être personnel, devenu depuis longtemps une « cible » privilégié du marketing. Les applications dites de santé, elles, étaient au nombre de 17 750 en 2010 et de 97 119 en 2012, selon Research2guidance cité par la CNIL.

Mais, à consulter le site Happtique.com (jeu de mots entre haptique et application), mis en place par les hôpitaux de New York en 2010, il apparaît que seule une quinzaine d’applications relèvent d’un usage médical strict, sous réserve notamment qu’elles répondent à des standards de sécurité contraignants en matière de confidentialité des données. Depuis 2012, un médecin new-yorkais peut ainsi à proprement parler prescrire à la fois un traitement et une application permettant l’observation de ce traitement. L’expérimentation de ce processus, la mesure de la validité clinique des outils et l’estimation précise de leur intérêt économique vont demander encore du temps pour acquérir une valeur statistique et révéler tout leur poids politique. Du reste, les patients américains de 2013 notent le plus souvent leurs données de santé « in their heads ». De même, selon une étude pour l’Atelier BNP-Paribas publiée le 5 décembre dernier, seuls 11% des Français disposent d’un objet connecté pour surveiller leur santé.

Dans l’article de la revue Réseaux « La mise en chiffre de soi », les auteurs relèvent aussi que les applications de routinisation posent la question la plus problématique, celle de « la standardisation de la vie privée ». Il leur semble que leur utilisation peu significative révèle une résistance des personnes interrogées à s’inscrire dans cette standardisation ; en somme, en dehors d’un contexte thérapeutique intime, un refus d’aliénation à des technologies, aussi perfectionnées soit-elles et surtout à des discours trop consuméristes et superficiels.

Ainsi, en France, la mesure du soin dans le cadre médical, qui commence à faire ses preuves dans le suivi des affections de longue durée, dépasse en importance la mesure de soi dans la sphère privée. Du côté des médecins, 8% des utilisateurs de smartphone, interface par laquelle tout passe désormais, ont recommandé une application à leurs patients en 2013. C’est le contexte d’utilisation des outils et, pour le coup, la mesure scientifique et économique de leur intérêt et de leur efficacité qui vont déterminer leurs évolutions et leurs utilisations.

À travers l’usage d’une application médicale, le patient aura à la fois une place de partenaire et de malade face à son médecin mais le cadre de la prescription thérapeutique sera toujours défini par les instances officielles. L’exercice de la médecine est chose trop sérieuse, trop normée et complexe pour que le quantified self stricto sensu, en dehors d’une certification de l’outil employé, puisse s’y aventurer de façon autonome voire anarchique. Tout praticien médical est donc appelé à accroître son usage du numérique et à en développer une réelle compétence pour garantir à la société une pratique équilibrée de son art, entre écoute de la souffrance et Big Data, palpation des corps et smart grids.


Tableau de veille

Conclusion ouvertes

Relevons ici qu’un documentaliste qui veille sur le quantified self à travers les comptes rendus d'un pratiquant du quantified self s'inscrit dans un processus de veille sur une pratique de veille. Si en plus cet adepte du quantified self est documentaliste, se fait alors jour une amusante mise en abîme par analogie et homologie. En effet, le pratiquant du quantified self est comme un documentaliste de lui-même, qui espère fixer du sens à partir des chiffres qu'il produit, qu'il demande à une technologie de produire. Il y a là une sorte de délégation de sens accordée aux chiffres dans l'attente d'une orientation de vie, comme un espoir de retour sur investissement placé en un outil séduisant. Un jeu de permutations entre sujet, objet et projet se met en place et brouille frontières et limites entre technique et humanité. L’« humain 2.0 » est objétisé par les technologies qu’il a créées, enveloppé par leur feed-back global et imparable.

Passant de ce cadre général au plan particulier de notre travail de veille, il nous semble intéressant de poser la question suivante : à quel horizon moins contraint que la médecine le quantified self peut-il se développer ? Pour répondre à cette question, il serait éclairant sans doute de déterminer sa place spécifique au sein de la sphère numérique et ses liaisons avec d’autres pratiques : blogs, forums, réseaux sociaux et jeux vidéos.

Justement, notre travail de veille nous a permis de dénicher en quelque sorte un témoin averti du quantified self. Il s’agit d’une blogueuse s’exprimant en anglais, son blog affichant la couleur, titré : « Unquantified self »; elle signe : « suspicious patterns », soit « comportements suspects », en montrant son visage mais sans révéler son nom, et tout en étant présente sur Facebook. À travers quelques billets bien tournés, elle gratifie ses lecteurs du récit de son « odyssée », retour du monde des chiffres. Après des années de tracking systématique voire acharné, cette quarantenaire s’est donné cette année un nouveau mot d’ordre : « less counting, more living ». Certes, il s’agit d’un microtémoignage, mais il est riche, central et il est indispensable de le placer en contrepoint des avis majoritairement optimistes qui occupe le terrain du quantified self. Cette femme à la plume (ou au clavier) alerte, n’est pas n’importe qui : elle a derrière elle trente ans de quantification ! Sur le papier, dans sa tête ou dans les colonnes d’un tableur, dès l’âge de 14 ans, elle a mesuré et répertorié toutes les composantes de sa vie jusqu’à développer une forme d’addiction et atteindre un jour le point de rupture. Elle détaille sa prise de conscience sous trois angles :

- « I am addicted to tracking,

- I have not actually discovered any interesting, unexpected correlations,

- I feel bad when I don’t hit my targets. »

Puis elle conclut, elle qui est une ancienne « card-carrying member of the Quantified Self movement » : « I decided to quit cracking cold turkey, to unquantify myself, starting on September 3rd, 2013. ». La description qu’elle fait de son comportement ancien fait penser à la clinique de la boulimie-anorexie ; quatre jours après avoir arrêté son rituel de quantification, elle décrit d’ailleurs une situation difficile de sevrage : « really hard… vaguely guilty ». Spectaculaire revirement ! Il y a là presque matière à un biopic : « Comment je me suis sorti de la quantification : ma vie sans chiffres ». Il y a là en tout cas pour cette femme sensible, citant Aragon et Sebald, matière à récit de soi, avec des mots choisis et de belles photos noir et blanc.

Dans sa critique du quantified self, elle pointe le mode de vie consumériste, poussant à un contrôle de soi de plus en plus accentué, auquel elle oppose aujourd’hui la sagesse du lâcher-prise et le plaisir de la marche pour la marche en direction de l’océan, dans sa Floride natale. Elle saisit l’occasion d’un avertissement à ses lecteurs : « Think hard before you track. The incertain future of the quantified self ». Elle le fait sur un ton qui peut sembler un peu trop sombre et solennel mais il nous semble qu’il reflète le questionnement de bien d’autres américains face au coût global pour eux et pour le monde du mode de vie occidental (« Make what count ? The arrogance of Nike’s fuelband campaign » interroge-t-elle). En écho à la notion de pharmakon chère à Bernard Stiegler, il nous semble que ce témoignage illustre aussi un paradoxe du numérique qui à la fois amplifie les excès d’une société de consommation policée et normative et donne accès à des outils d’expression multiples et à des espaces de partage insoupçonnés il y a quelques années.

Comme dit plus haut, le quantified self croise le domaine des jeux vidéo : efficacité et rapidité opérationnelles, caractère visuel, dimension narcissique sans doute de l’individu contemporain (écran-miroir), autorité technique conférée au joueur et au « quantifieur de soi », situation de maîtrise et de critique possible de l’outil, toutes les dimensions de la réflexivité automatisée constitutives du numérique. Les possibilités des jeux vidéo, leur réalisme visuel, sonore voire haptique, la complexité des récits qu’ils proposent s’accroissent très rapidement. Par leur biais, les technologies numériques investissent massivement les trames à la fois universelles et variables du fictionnel et en font miroiter au joueur tous les séduisants effets de réel. Aussi, la clé du développement du quantified self en tant que pratique privée - à résonance publique selon la volonté du pratiquant - et secteur économique se trouve peut-être, c’est une hypothèse, dans le versement des données personnelles dans la logique du jeu vidéo en ligne, qui fonctionne selon le mode du scoring, en somme une forme directe de quantification. Cela sera possible techniquement d’ici peu, quand tout smartphone de grande série proposera, à disposition de son utilisateur, la mesure en temps réel et l’archivage dans un cloud de ses données physiologiques et de ses états d’âme sous forme écrite, sonore, filmée, dessinée, automatisée ou choisie. Il sera alors possible au joueur d’entrer vraiment dans son jeu favori sous la forme d’un avatar qui aura sa taille, sa rapidité à la course, sa pression sanguine, son rythme cardiaque, sa gestuelle, son visage, sa voix reconstituée et, qui sait, mêmes pensées et mêmes songes que lui ? Surtout, il lui sera loisible de changer de peau - le suspens et la surprise sont dans l’écart d’avec soi, dans la variable (de « dés-ajustement »), et d’explorer son moi fractalisé en jouant sur la perception plus ou moins juste qu’il a de lui-même. Et récolte, mesure statistique, chiffrage, quantification des données physiologiques de prendre alors tout leur sens dans leur précision chirurgicale et leur réflexivité. Pourront servir cette intégration et participer à cette convergence technologique la géolocalisation au centimètre et les puces RFID. A noter que la sphère professionnelle indique cette direction en étant déjà empreinte de storytelling et de ludification aux fins d’une meilleure productivité.


Analyses de débats