Usagers et patients

De TP INTD

Créée en 1938, l’Association française des diabétiques (AFD) se présente comme totalement indépendante . Elle est surtout axée sur la recherche des traitements, complexes, et répartit en ce sens les dons qui lui sont faits par ses 18 000 donateurs  ; elle fait appel aussi au bénévolat. De fait, Diabeo y est présenté, mais sans être particulièrement mis en avant.

Au contraire, l’AFD semble privilégier une autre étude en cours, aux tenants et aboutissants génétiques . Le Centre d'études et de recherches pour l'intensification du traitement du diabète (CERITD) y est cependant directement associé, dont les docteurs Benhamou et Charpentier, qui, nous l’avons vu, ont œuvré à la mise au point de Diabeo. Nous percevons à quel point chaque acteur du traitement du diabète à un point de vue médical, technique, social, politique sur les enjeux de la relation patient-médecin. Même si elles ne sont pas explicitées, elles sont lisibles dans le contenu du site et les articles consultés : « L’AFD est une association de patients au service des patients et dirigée par des patients ».

La plus grande association de patients de France - 130 000 membres, 106 associations fédérées, 22 salariés – défend avant tout la cause des malades, leur qualité de soins et de vie ; elle siège à la Haute Autorité de la Santé (HAS) et à la Caisse Nationale d’Assurance Maladie (CNAM) ; elle se place donc en retrait des questions stratégiques, financières des entreprises. Au vu des valeurs d’engagement et de solidarité qu’elle met en avant, nous comprenons que pour elle, la relation patient-médecin ne peut-être fondamentalement modifiée par quelque technologie que ce soit. D’ailleurs, les nombreux actants du traitement du diabète et leur spécialisation empêchent à ce jour l’émergence d’un outil unique et universel qui réduirait au strict minimum le contact encore à ce jour privilégié du malade et de son médecin.

Sur le site Orange-business.com , Pierre-Louis Vérot, étudiant en médecine, cycliste amateur et diabétique de type 1 se livre en septembre 2013 à un retour d’expérience sur le mHealth Grand Tour estival, épreuve amateur ayant pour but de sensibiliser au diabète par le sport et d’éprouver des solutions de télésuivi de la maladie, doublée d’une étude en temps réel menée par des chercheurs de l’université de Newcastle.

Il y a intérêt à se pencher sur le récit enthousiaste qui est fait de cette course qui a, à l’instar des épreuves cyclistes professionnelles, une composante promotionnelle et commerciale, pour son aspect sportif, mais aussi, et peut-être surtout, pour la position d’énonciation particulière qu’elle engendre pour cet étudiant. Il apparaît clairement que faire la relation d’un tel événement sur le blog officiel d’une entreprise de télécommunication, certes organisatrice, mais notamment porteuse de plusieurs projets de cloud, dont un consacré aux données personnelles de santé, place son énonciateur dans un rapport, sinon d’allégeance, au moins de conformité avec celle qui permet cette expression et son hébergement - terme-clef du monde informatique. Relever cela c’est interroger la nature des relations entre maladie et discours sur celle-ci et sa thérapeutique. C’est rappeler que dans les processus d’innovation, de nombreux acteurs interviennent, aux intérêts concurrentiels, et que ces inter-relations influent sur la nature même des apports technologiques et de leurs évolutions, sur leur acclimatation parmi leurs bénéficiaires. La relation patient-médecin s’en trouve influencée à distance et potentiellement restructurée. Il nous semble qu’il faut voir à l’œuvre dans ces déplacements à connotations stratégiques l’influence tantôt émancipatrice tantôt aliénante du numérique.

Autre aspect intéressant de cette contribution cycliste : elle illustre la situation originelle du quantified self, à la frontière encore poreuse de la télémédecine. Elle évoque aussi la recherche et la célébration continuelles de la performance économique et sportive, jusqu’à les confondre, au sein de la société quadrillée par les statistiques.

À propos de Diabeo, un forum du site Doctissimo de juillet 2013 se fait l’écho de l’exaspération d'un certain nombre de patients diabétiques face à l'incompatibilité qu'ils constatent entre leur téléphone ou tablette et le logiciel mis à leur disposition par Sanofi. En colère face à ces « bugs » un patient s'exclame même : « moi j'utilise un moyen simple gratuit et compatible avec tous les outils informatiques ça s'appelle un rdv auquel je vais avec mes jambes ».

Certains participants du forum reprochent à ceux qui se plaignent de ces incompatibilités leur « ringardise » et leur manque d'aptitudes technologiques, mais la tonalité de l'ensemble du forum révèle que ce risque d’exaspération et ces dysfonctionnements existent. Les patients diabétiques ne constituent pas un public homogène et se distinguent du public branché qui pratique le quantified self comme un loisir technologique.

Ce mécontentement de certains patients volontaires expérimentant le système Diabeo confirme les appréhensions formulées par le docteur Charpentier dans l'article signé par G. Musi dans l'Express-l’Expansion du 11 janvier 2010  : « Le premier des obstacles à une diffusion du système à grande échelle est lié à la guerre des standards chez les fabricants de téléphone. Les industriels s'ingénient à rendre leurs systèmes incompatibles. Diabeo fonctionne sur Windows Mobile qui représente 20% du marché » estime-t-il. Mais comme le stipule l'article, il reste à savoir si l'obligation d'achat d'un PDA ou d'un smartphone -auquel vient s’ajouter le forfait de connexion internet correspondant- ne sera pas de nature à décourager les malades. L'article se finit sur une remarque du docteur Charpentier : « Nous avons fait le pari que tout le monde aura un smartphone dans sa poche le jour où l'assurance-maladie prendra en charge Diabeo… d'ici 2 à 3 ans ».

Certes, un grand un nombre de patients possède aujourd’hui un smartphone, mais comme le montrent les débats de ce forum, une des questions centrales est la fiabilité et la pérennité de ces applications qui n’arrivent pas toujours à suivre le rythme des mises à jour, particulièrement sur Android. Dès lors, est-ce qu’une application médicale peut se permettre d’évoluer à un rythme différent de celui de la technologie, sachant que nous touchant là à la santé et donc de la vie humaine ?

À l’inverse des revendications du mouvement QS, une association de patients comme l’AFD prône le fait qu’une technologie mobile de quantification doit maintenir le patient dans son statut de patient et non le considérer comme un simple usager. L’importance historique de ce type d’association se confirmera au sein des débats autour de ces questions qui ne manqueront pas de prendre forme et de se structurer dans les années à venir, au fur et à mesure que les intérêts économiques se feront plus pressants et que les décisions étatiques seront de toute part davantage réclamées. Les adeptes du quantified self seront alors peut-être tentés par une perspective « libertaire » d’évasion radicale des cadres anciens de soins et des débats trop convenus.