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De TP INTD

À nos yeux, le site, assorti d’un blog, du docteur Didier Mennecier est intéressant à plus d’un titre. Son intitulé justement donne à comprendre l’évolution en cours (voire la révolution, si l’on en croit bien des sources) de la relation patient-médecin via le numérique : « MédecinGeek », sous-titré : « Le site d’un médecin totalement geek ». Remarquons que ce titre accole délibérément deux mots que l’on n’a pas l’habitude de rapprocher. Cela fait sens ; selon le docteur Mennecier, il est désormais naturel et sans doute souhaitable qu’un médecin soit aussi un passionné de technologie - le sous-titre le confirme, voire, comme c’est son cas, un entrepreneur de la e-santé, puisqu’il est à l’origine de plusieurs applications de santé, dont Hepatoweb HD, distinguée par un prix argent de la communication en novembre 2013 au 24e Festival de la communication de Deauville et en lice pour les Trophées de la santé mobile du 20 janvier 2014 - où l’on retrouvera, entre autres, l’ANTEL, SanofiDiabète et l’AFD. Cet enthousiasme évident pour la technologie du docteur Mennecier est en phase avec son souci d’améliorer la relation patient-médecin et, il faut le constater, cela le conduit à promotionner ses propres solutions numériques . Cela limite de fait l’objectivité de ses propos et de ses analyses. Il répercute l’innovation que représente Diabeo en insistant sur un des buts de ce programme de rapprocher patient et médecin à travers la transmission automatique des résultats et un dispositif d’alertes automatiques. Mais, de toute façon, la limite première de son influence en tant que médecin-concepteur réside dans la complexité de la recherche et de la mise au point d’un outil numérique à usage médical officiel. Dans l’exemple du diabète, seul un groupe industriel solide peut se permettre ce type d’investissement, en fédérant certes des compétences individuelles de plusieurs ordres.

Il semble donc que, de la conception d’un dispositif technique, médical et administratif d’ampleur à sa mise en action dans la relation patient-médecin, la question de l’autorité politique qui les valide ou non se pose, ici comme pour d’autres domaines, dans toute son importance démocratique.

En regard de la passion du « médecin-geek » Mennecier pour le numérique, nous pointons un scoop-it consacré à la nutrition où figure un article du journal suisse Le Matin du 14 novembre 2013 relatant que le père d’un garçon diabétique de 10 ans a mis au point pour son fils une application iPhone : GluCalc, pour lui permettre de calculer au mieux ses besoins alimentaires et la quantité d’insuline qu’il doit s’injecter. La mise au point de cet outil a été faite en collaboration avec le Centre hospitalier universitaire vaudois. Cette initiative remarquable montre que c’est le malade lui-même (ici, son père) qui peut changer la donne de la relation patient-médecin, jusqu’à rendre un service important à la communauté. À l’avenir, nul doute qu’il faudra aussi compter avec l’apport technologique possible du côté du soigné allant à la rencontre de l’expertise du soignant, grâce aux caractéristiques participatives et collaboratives du numérique sous son meilleur jour. Comme en ce qui concerne les autres acteurs du débat, le quantified self en tant que tel constitue un sujet relativement nouveau pour la recherche en sciences humaines. Plusieurs articles publiés en 2012 et 2013 montrent cependant que l’intérêt de la recherche pour les débats tournant autour des pratiques d’auto-mesure de soi. Si les études récentes ne prennent pas directement part au « débat » lié au QS, leur perspective d’étude sur la pratique nous semble cependant devoir faire l’objet d’une attention particulière.

C’est notamment le cas d’un article de B. Arruabarrena et P. Quettier qui traite des changements opérés par les pratiques numériques de mesure de soi dans leur dimension sociale et dans la façon dont l’individu se perçoit lui-même . Comme le note les auteurs, le mouvement quantified self apparaît comme une forme de revendication à plus d’autonomie (ou empowerment) de la part de l’usager dans l’analyse et le traitement de ces données de santé. Reprenant les analyses de Casilli, les auteurs soulignent cette forme de rupture avec la représentation du corps qui est à l’œuvre dans le monde médical . À travers une enquête ethnographique, il apparaît que l’intérêt du quantified self aux yeux de leurs utilisateurs réside en grande partie dans la possibilité d’interactions entre les utilisateurs. Ces interactions constituent une importante source de motivation :

« Il ressort que le partage de données qui s’effectue soit par les plateformes QS et les réseaux, soit par la publication de résultats sur les systèmes de recommandations d’activités, est à la base des échanges entre individus. À ce titre, le partage de données a une fonction essentielle de motivation et d’automotivation dans la pratique d’automesure. »

Ce point illustre à notre sens une dimension fondamentale du quantified self dans la mesure où il s’oppose avec le système de relation en jeu dans la télémédecine. En effet, la télémédecine apparaît certes comme une nouvelle forme de pratique médicale en lien, mais qui au dernier abord conserve ce rapport patient-médecin à l’œuvre dans la médecine traditionnelle. Au sein du mouvement QS, la notion de secret médical et de secret des données de santé n’est pas seulement oubliée des usagers, mais apparaît même comme contraire à la philosophie du mouvement qui se fonde sur l’idée d’interaction, de partage, de comparaison. Dès lors, il devient difficile d’assimiler la mesure du soi à la mesure du moi. Chez beaucoup d’utilisateurs, les données personnelles ne prennent leur pleine valeur qu’à partir du moment où elles peuvent être partagées et s’inscrire au sein de relations interpersonnelles.

Le quantified self se présente comme un mouvement fondé sur l’idée d’une comparaison entre soi. Comme le note B. Arruabarrena et P. Quettie cette comparaison entre « soi » ne prend pas forcément la forme d’un partage sur les réseaux sociaux avec différentes personnes, mais elle se présente aussi sous la forme d’une comparaison entre différents états de son corps sur la durée. En effet, la pertinence des outils dédiés quantified self est soumise L’idée est de pouvoir comparée son poids, ses heures de sommeil, son nombre de pas sur la durée. Le QS se fonde sur l’idée de progression, de dépassement de soi. À ce titre, les données recueillies permettent de former autant d’images de soi à un instant T. Dès lors, après l’aspect do it yourself, le quantified self apparaît aussi comme self improvement.

Cette idée de dépassement, de progression, nous renvoie à un autre concept lié au Quantified Self que B. Arruabarrena et P. Quettier nomme « gamification » et que nous pourrions qualifier de « ludification ». En effet, la dimension de « jeu » est également un aspect important des différentes fonctions proposées par les applications QS. On rappellera par ailleurs le succès de Wiifit, accessoire de Nintendo pour la console. Cet accessoire sous forme de balance intelligente permet à travers une série de jeux de s’adonner à une série d’exercices physiques et de bien-être (pompes, étirements, yoga, etc.). Chaque épreuve fait l’objet d’un « score » qui est enregistré et peut être comparé avec un précédent score qu’il s’agisse du nôtre ou d’un membre de notre famille qui s’est adonné à la même activé. Ici, l’aspect médical fait presque figure de prétexte pour s'amuser en ayant bonne conscience avec l'idée quand m'amusant et en améliorant mon score, je prends en même temps soi de mon corps et de mon cerveau . En conclusion, les auteurs soulignent que cette pratique numérique met en jeu un processus de socialisation qui s’effectue au travers de rites et conduise l’individu vers une forme de « réalité augmentée » . Ce processus implique une nouvelle façon de se comprendre soi-même face à ses données de santé et pose directement la question des enjeux pour la relation patient-médecin.

Un autre article nous semble illustrer l’émergence du QS comme problématique de recherche pour les sciences humaines. Publié au sein de la revue Réseaux, A.-S. Pharabod, V. Nikolski, et F. Granjon proposent d’étudier la mise en chiffres de soi sous l’angle des pratiques et des logiques d’usage qu’implique le recours aux outils de quantification. À l’instar du précédent article, les auteurs soulignent que le QS implique une transformation du regard que l’utilisateur porte sur lui-même au sein la société actuelle. Il en va de même de nombreux thèmes au centre de la problématique qui sont repris par les auteurs : extériorisation et partage de ses chiffres, exigence de régularité, ludification, etc. On retiendra particulièrement le fait que l’innovation apportée par ces outils ne consiste pas tant à mettre en place des pratiques inexistantes, mais à opérer un déplacement au sein de pratique pré-existante :

« ils ne font "que", mais en un sens c’est une opération importante, transférer des outils détenus par des experts ou des professionnels vers le grand public. Ils ne définissent pas de nouveaux champs de soi comme quantifiables, mais banalisent la pratique de quantification à usage privé »

Ce constat de la part des auteurs justifie en quelque sort la crainte des professionnels de la santé et la nécessité pour ceux-ci de réaffirmer leur rôle dans le traitement de ces données en affirmant que les outils ne sont « que » des outils et n’impliquent pas un déplacement de compétence. De fait, pour les auteurs, les adeptes de la quantification de soi ne visent pas tant à changer leur vision d’eux-mêmes qu’à gagner en autonomie en termes d’action. La quantification de soi apparaît ici comme une source de motivation, qui permet de gagner en productivité. Il est intéressant à ce titre que les auteurs y voient une manifestation de l’individu-projet gestionnaire et responsable de soi tel que décrit dans Le nouvel esprit du capitalisme de Boltanski et Chiapello . Il en va de même dans la conclusion qui inscrit les adeptes du QS dans une continuité sociologique avec la sociologie de l’individu contemporain, notamment en ce qui concerne la gestion et la mise en récit de soi.