La démesure brésilienne

De IHEST France Brésil

Extrait des Carnets du voyage d'études au Brésil de la promotion Claude Lévi-Strauss, 2009-2010, de l'IHEST

Démesure [1] : « Ce que nous appelons démesure n'est que l'ensemble des mesures d'un système de références différent de celui dans lequel nous avons l'ensemble de nos propres mesures. La démesure exprime l’idée morale d’excès par rapport à la norme ».<br\><br\> Comment et pourquoi parler de démesure pour le Brésil ? Démesure en français possède deux sens, le premier littéral, signifie « qui dépasse ce que l’on peut mesurer » et porte une notion d’excès, au sens de l’ ὑβρις (hybris) des grecs.<br\><br\> Le second sens est figuré et qualifie simplement ce qui est très grand, illimité. La démesure brésilienne peut s’analyser suivant ces deux lectures. Le Brésil frappe par l’immensité de sa taille, de ses ressources et de son évolution, c’est le second sens du terme démesure, le plus factuel. Par certains aspects et notamment par ses contrastes, le Brésil renvoie au premier sens du mot démesure qui évoque une notion de déséquilibre et d’excès.<br\><br\> La démesure brésilienne nous a aussi paru se décliner à trois niveaux différents. Le premier, le plus simple, le plus immédiat, est celui des dimensions imposantes du pays et de toutes les conséquences de cette taille sur sa place dans le monde. Le second est celui de son évolution, la manière dynamique dont le Brésil est en train de changer à marche forcée.<br\><br\> Le dernier renvoie aux contrastes et aux déséquilibres internes du Brésil, conséquences des deux premiers niveaux de démesure.<br\><br\> Démesure des grandeurs<br\><br\> Le Brésil est un pays-continent de 8,55 millions de kilomètres carrés. Deux fois plus grand que l’Europe communautaire, c’est le cinquième pays du monde par la surface, de taille presque comparable au Canada (2ème), à la Chine (3ème) et aux États-Unis (4ème). C’est aussi le 5ème pays par sa population de plus de 190 millions d’habitants. Avec un PIB d’environ 1 600 G$, il se place aujourd’hui au 8ème rang mondial, devant l’Espagne. Le Brésil, riche de ressources naturelles, agricoles (soja, café), minières, énergétiques (hydro, pétrole, uranium), possède ainsi par exemple 80% des ressources mondiales connues en niobium, un métal stratégique[2]. Il constitue l’une des plus grandes réserves de biodiversité et d’eau douce de la planète (12% des stocks mondiaux). Mais ce qui illustre plus sûrement encore son immensité, c’est qu’il n’est pas intégralement contrôlé, pas totalement exploré sur le plan des ressources ou incomplètement cartographié. Faut-il pour autant mettre sur le compte de son gigantisme le fait que les favelas, ces « agglomérations sub-normales[3] », restent une zone grise, non répertoriée sur les cartes et dont les habitants ne sont pas recensés (Rocinha, la plus grande favela de Rio, « compterait » entre 150 000 et 300 000 habitants)[4] ? Enfin, la taille du pays et l’absence d’infrastructure de transport terrestre font que les frontières du pays sont quasi inaccessibles pour la population pauvre du pays, concentrée dans les zones urbaines de la côte.<br\><br\><br\> Démesure des contrastes Une population hétérogène<br\><br\> Le Brésil est-il un ? Quelles frontières le traversent ? Il y a bien un État, une capitale, une langue, un hymne, une équipe de « futebol ». Mais dans cet état fédéral, la population se répartit très inégalement, principalement sur les côtes et dans les villes. L’état de Sao Paulo concentre ainsi 40% de la richesse brésilienne.<br\><br\> Soixante quinze millions de brésiliens descendent des 4 millions esclaves acquis comme marchandises par les colons, eux mêmes s’étant rendu propriétaires de la terre brésilienne par la force.<br\><br\> Il reste de cette histoire humaine une grave fracture sociale et même si le mythe du métissage souriant et de la nation sans racisme est vivace et popularisé, la réalité est tout autre. « La matrice esclavagiste est au coeur de l'identité nationale[5] » et une stricte répartition des rôles persiste malgré l'apparente convivialité des relations sociales. L’ascenseur social reste inexistant.<br\><br\>

Par ailleurs, une bonne partie des responsabilités éducatives relève des municipes[6] mais tous n'ont pas les mêmes ressources et y consacrent des investissements très différents.<br\><br\><br\> Le pays légal est loin du pays réel<br\><br\> Le Brésil a une forte production législative, mais les lois restent inégalement appliquées et respectées. L’impunité des délinquants et des contrevenants semble assez générale. <br\><br\> Ce hiatus entre les politiques publiques affichées et la réalité de terrain se manifeste à de multiples niveaux : par exemple, les lois répressives sur l’environnement et la déforestation ne sont que peu ou pas mises en oeuvre, avec un taux de recouvrement des amendes très faible.<br\><br\> Dans un registre différent, la politique de soutien au transfert de l’innovation vers les entreprises a aussi eu peu d’effets concrets jusqu’à présent.<br\><br\><br\> Le Brésil ou la démesure inégalitaire<br\><br\> Le Brésil est aujourd'hui le pays le plus inégalitaire du monde (aux cotés de l'Afrique du sud). Les richesses y sont très inégalement réparties :

  • 10% des plus riches concentrent 50%des richesses et 22 millions de familles sur 40 vivent en dessous du seuil de pauvreté.
  • La population agricole compte 40% de pauvres, 1% des propriétaires terriens possédant 54% des terres cultivables et l'esclavage existant encore sur les grandes fazendas.
  • Le Nordeste concentre 63% des indigents[7] pour seulement 30% de la population
  • La position des noirs, descendants des esclaves, n’a guère évolué dans la hiérarchie sociale depuis l’abolition de l’esclavage en 1888 (80%des gens payés au salaire minimum sont noirs, aucun gouverneur noir sur 27 Etats, un sénateur sur 81 au Sénat fédéral).
  • Le taux de mortalité infantile s’élève à 22,6 pour 1 000 naissances vivantes en 2009. Dans le même temps, 1 700 interventions de chirurgie plastique sont réalisées chaque jour au Brésil, tête de ligne des pays proposant la chirurgie plastique et 1ère destination mondiale du « tourisme esthétique»

<br\> Brasilia, « carte postale cernée par la misère », illustre la démesure de cette inégalité. La capitale fédérale fait cohabiter quartiers résidentiels et 30 cités satellites où vivent 80% de la population et associe le plus gros PIB par tête et un IDH comparable à celui de la Guinée équatoriale. Les inégalités s'expriment dans l'éducation en même temps qu'elles en résultent. Le Brésil, ce « crématoire des cerveaux »[8], a organisé un système scolaire profondément inégalitaire.<br\><br\> 30% des brésiliens sont fonctionnellement illettrés. Dans le primaire et secondaire, seul le privé, inaccessible à la majorité, est de qualité. En revanche, si l'université publique, qui forme les meilleurs, est gratuite, son accès se fait sur concours et les lauréats viennent en majeure partie du secondaire privé.<br\><br\><br\> Violence et démesure<br\><br\> Au Brésil, la démesure s'exprime aussi dans la violence. Elle a connu depuis les années 1980 un accroissement très fort (des crimes de sang en particulier), coïncidant avec l'arrivée de la démocratie, cette dernière n'étant pas parvenue à mettre en oeuvre les mécanismes de régulation nécessaires. Les contrôles propres à l'autoritarisme ont disparu sans avoir été remplacés, générant un effritement des institutions chargées de l'ordre public (police, justice), la généralisation de l'usage d'armes à feu et une exacerbation de la violence policière (police militaire en particulier). Le respect de principes hiérarchiques (jeune/adulte, pauvre/riche, noir/blanc) qu’imposait la dictature a disparu avec l’égalitarisme relatif de la dynamique démocratique. L’absence de « contrat social » remplaçant les codes de la dictature a généré l'intensification des conflits inter individuels. L’économie parallèle associée au narco trafic, difficile à chiffrer mais certainement considérable, est aussi un facteur majeur de violence. Il semble même que des compromis aient pu être conclus avec les acteurs du trafic pour obtenir la sécurité de certains événements médiatiques majeurs (coupe du monde de football).<br\><br\> Par ailleurs, l'absence d'un cadastre effectif au Brésil semble constituer la source de nombreuses irrégularités dans l'occupation des terres et de pratiques illégales. Elle alimente la grilagem[9] et une violence longtemps resté impunie. En 1996, par exemple, 23 paysans ont été tués par la police militaire de l'État du Para lors de la marche sur Belem organisée par des paysans sans terre, sans aucune sanction prise à l’encontre des mis en cause pour ces crimes.<br\><br\> Mais le Brésil semble renouer peu à peu avec l'état de droit : un procès récent, condamnant les assassins d’une religieuse qui défendait les sans terre, à trente ans de prison, semble sonner la fin de l'impunité des grands propriétaires commanditaires d'assassinats de petits paysans en Amazonie.<br\><br\> Ainsi, le cadastre et la Loi, qui nourrissaient la représentation symbolique de la démesure brésilienne (absence d’instrument de mesure et inapplication des textes votés), sont en passe de se normaliser.<br\><br\><br\> Brésil réel ou mythique ?<br\><br\> Vu d’Europe, l’Amérique du sud, c’est la latinité d’abord, excédant celle de l’Europe par ses débordements politiques et religieux, qui fonde une partie du discours de la démesure. Celui-ci est ancien, c’est celui de Napoléon III avec sa calamiteuse expédition, c’est le discours de Baudelaire qui parle du « désordre bouffon des républiques de sud Amérique ». Dans ce continent, on voit le Brésil comme un excès turbulent de la matrice européenne : talentueux par ses produits culturels, hybridation des héritages coloniaux mais excessif aussi dans ses indifférences. On songe en effet à la pauvreté, aux favelas et on se souvient que dans les années 1960, 70 millions de personnes n’avaient pas le droit de vote en raison de leur analphabétisme. Paulo Freire a apporté le remède à ce mal selon des modalités discursives elles mêmes exagérées. Il se présentait comme un marxiste chrétien, l’alphabétisation devenait conscientisation politique et révolutionnaire...<br\><br\> Le tropisme européen vis-à-vis du Brésil est aujourd’hui essentiellement culturel, il est peu politique, peu technologique et lié à l’image de la création, à la spontanéité, à l’enthousiasme.<br\><br\> Le monde intellectuel européen a été fasciné par le syncrétisme religieux et l’idéologie du métissage. Cela produit aussi une polis qui est cosmopolis : les grandes villes brésiliennes deviendront peut être les nouvelles Samarcande, Constantinople, lieux du croisement, de la discussion et du conflit créateur.<br\><br\> On voit que le Brésil se conforme de plus en plus à l’image qu’il projette dans le monde : la démesure, mais une démesure sympathique, créative, jouissive. Cette image tient aussi à la taille du pays, à ses cultures métissées, et plus le pays s’aligne dans la marche mondialisée, plus il se raccroche à cette conception vaguement ontologique de la culture (nous les Brésiliens nous sommes comme ça) qui mobilise une image relativement convenue de la démesure. <br\><br\><br\> Conclusion<br\><br\> Alors que Lula vient d’être désigné par Time magazine comme le leader le plus influent de l’année, le Brésil se choisira dans 5 mois un(e) nouveau(elle) président(e) de la République. Ce territoire immense, cette population disparate et hétérogène et sans guère de lien social va continuer à tracer une trajectoire de croissance économique rapide, portée par des régions fortes et des pratiques prédatrices de son propre patrimoine naturel.<br\><br\> Indubitablement, le Brésil, même s’il reste historiquement tourné vers lui-même («le Brésil n’a pas d’ennemis»), participera de plus en plus au concert des nations… dans son rôle ambigu de nouvelle puissance et toujours pays du sud, réinventant un style de pays non aligné. Mais comment être aligné dans un monde multipolaire, sans ligne ? La dénonciation de l’injustice de l’ordre mondial de Lula émane t-elle d’un président de PED, de pays émergent ou de grande puissance ? Le Brésil est puissant économiquement, son marché intérieur, son espace et sa technologie sont des atouts majeurs. Il a cependant un talon d’Achille à la mesure de sa puissance : la faiblesse de son système d’éducation et l’injustice sociale immense et qui en résulte sûrement.

  1. Alain Rey, Dictionnaire culturel en langue française. Le Robert
  2. Le niobium est essentiel pour la fabrication des aciers spéciaux dans le domaine spatial ou aimants supraconducteurs, utilisés pour les scanners IRM,les accélérateurs de particules et les techniques de pointe de chimie analytique (spectrométries RMN, RPE et FT-ICR)
  3. Terme utilisé dans les statistiques officielles brésiliennes
  4. Lors des pluies d’avril 2010 à Rio, suivies d’éboulement, le commandant du 12e bataillon de la police militaire de Niteroi, Rui França a déclaré : « Impossible de faire une estimation rationnelle du nombre de personnes ensevelies, parce qu'il n'y avait pas de relevé cartographique de la zone".
  5. Alain Rouquié
  6. « L’autonomie des municipes brésilien, reconnue par le droit brésilien, fait que chaque état du brésil est une fédération de municipes dans lesquels l’intervention de l’Etat est absolument interdite. Cette autonomie est liée en partie à l’immensité et à l’isolement de ces municipes ». F.Mauro Des produits et des hommes : essais historiques latino-américains.
  7. Le seuil d’indigence correspond à un revenu de 0,70 $ / jour, contre 1,50 $ / jour pour le seuil de pauvreté
  8. Cristovam Buarque, ancien Ministre de l’enseignement supérieur, Sénateur du District fédéral de Brasilia
  9. Ensemble des pratiques de falsification et d'intimidation, parfois violentes, pour s'approprier ou occuper illégalement des terres. Un "grileiro" est une personne qui "cherche à s’approprier les terres d’autrui en produisant des faux titres de propriété". Le recours à des hommes de main, les jagunços est pratique courante dans ce contexte.