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Empreinte militaire en Lorraine (12-2014) Mona Étienne

De Wicri Lorraine
La publicité durant la Grande Guerre. Miroir des mentalités et des représentations


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Auteur : Mona Étienne


La publicité constitue, durant toute la période de la Grande Guerre, une porte d’entrée originale permettant de saisir les différents aspects de ce conflit, tant au niveau des mentalités et des représentations qu’au niveau de la réalité quotidienne et du vécu des populations. En 1914, quand la guerre éclate, la publicité est déjà très présente dans le quotidien des Français. Outre sur les affiches, elle est très visible dans la presse, et de plus en plus sur les cartes postales, cartes qui vont bientôt largement circuler entre le front et l’arrière. Ce conflit, qui va vite devenir omniprésent dans la vie des Français, va influencer jusqu’à la publicité au point d’en déterminer les images et le langage. Par les produits spécifiques au conflit qu’elle vante, elle met en lumière les difficultés du quotidien. En effet, si une grande partie des publicités, notamment dans la presse, continuent de vanter des produits de consommation courante comme elles le faisaient avant-guerre, de plus en plus de publicités vont devenir le reflet de cette société en guerre. Ainsi, à côté des remèdes pharmaceutiques, des vêtements, bijoux et produits alimentaires de consommation courante, de nouveaux produits et services voient le jour. Fleurissent alors des produits créés « spécialement » pour le front : antigel ou chaussettes militaires pour lutter contre les « pieds gelés », colis de nourriture à destination des poilus, masques à gaz, réchauds, qui constituent autant de témoignages de l’impréparation des gouvernements face à ce conflit moderne et plus long que prévu. D’autres révèlent plus directement les horreurs du conflit, à l’instar des publicités pour des bracelets d’identité, des appareils à destination des amputés, ou encore des souvenirs mortuaires. Les difficultés propres à l’arrière ne sont pas oubliées : assurances contre les bombardements, ersatz permettant de remplacer les produits devenus introuvables, etc. viennent compléter l’ensemble de ces nouvelles publicités propres au conflit. Elles sont le révélateur de réalités nouvelles, montrant par exemple de plus en plus les femmes au travail, s’indignant contre la « vie chère », ou s’adressant aux marraines de guerre.

Ainsi, la publicité permet d’entrevoir les réalités nouvelles auxquelles sont alors confrontées les populations, qu’elles se trouvent au front ou à l’arrière.

Le conflit va en effet devenir omniprésent dans le quotidien des populations, et la publicité sera en grande partie influencée par la guerre, tout en jouant elle-même sur les représentations et les mentalités. La société est profondément bouleversée par la guerre et ses conséquences : nationalisme exacerbé, mort de masse, « vie chère », haine à l’encontre des « profiteurs » et des « embusqués », restrictions, bombardements, etc. Toutes ces transformations peuvent ainsi se lire dans la publicité qui devient, dès lors, un média original pour connaître et comprendre cette société française entre 1914 et 1918. Ainsi, durant toute la période, la publicité reflète, outre les réalités du conflit et les difficultés provoquées par celui-ci, les mentalités et représentations. Mais, si elle permet de les percevoir, elle va également les influencer et les instrumentaliser, au point qu’on pourrait parfois la confondre avec la propagande. On peut dès lors la considérer comme l’un des artisans de ce qu’on appellera bientôt le « bourrage de crâne ». Elle est donc en cela un témoin authentique de la guerre, plus méconnu et moins étudié que ne le sont la presse, les lettres, les témoignages, les journaux intimes ou les archives institutionnelles, mais néanmoins intéressant. En quoi et jusqu’à quel point peut-on dire que la publicité révèle et influence la société française durant la Grande Guerre ? Afin de comprendre combien la publicité occupait déjà une place importante dans le quotidien des Français durant la Grande Guerre, il convient de commencer par faire un rapide retour sur l’Histoire de celle-ci.

BRÈVE HISTOIRE DE LA PUBLICITÉ ET DE LA CONSOMMATION EN FRANCE, DU XVIIe SIÈCLE À LA VEILLE DE LA GRANDE GUERRE

Si l’on peut considérer que la publicité, en tant que fait de faire connaître et de vanter ses marchandises, est aussi ancienne que les crieurs publics, ce que nous entendons aujourd’hui par « publicité » remonte davantage au XVIIe siècle. Le premier constat est que la publicité n’existe pas en dehors des média, leur liaison pouvant être considérée comme structurelle, si on considère comme définition pour la publicité un « message annonçant ou vantant un produit ou un service, reproduit à de multiples exemplaires et diffusé à des destinataires nombreux et divers, toujours dans la même forme, par le moyen d’un support »[1]. En France, publicité et journalisme naissent ainsi au même moment, et sont issus du même créateur : Théophraste Renaudot, qui crée la Gazette en 1631 et la « Feuille du bureau d’adresse et de rencontre » deux ans plus tard. Cela marque le commencement d’une relation durable entre la presse et la publicité, chacune devenant dépendante de l’autre (la publicité n’ayant alors pas d’autre biais pour être diffusée, et la presse ayant besoin des ressources que lui apportait celle-ci). Au siècle suivant, la presse et les petites annonces connaissent leur véritable envol, avec la naissance de nombreuses « Feuilles d’avis », aussi appelées « Affiches », dans les principales villes de province, puis dans d’autres villes de taille plus modeste. À la Restauration, les annonces vont cette fois se développer dans la presse quotidienne, notamment dans les titres parisiens. Durant cette première moitié du XIXe siècle, ces publicités sont encore majoritairement des petites annonces sans illustrations. Les annonceurs sont le plus souvent des libraires, pharmaciens, ou vendeurs de « remèdes médicaux », mais on peut aussi y trouver les premières publicités pour des magasins de mode ou de vêtements.

À partir du Second Empire, la publicité va accompagner le développement de la société de consommation, promouvant de plus en plus des produits fabriqués en grand nombre et destinés à une masse croissante de consommateurs. À partir des années 1860, la publicité de presse se voit en outre concurrencée par l’apparition d’un nouveau support : l’affiche, d’abord cantonnée au monde du spectacle, mais qui s’ouvre peu à peu à l’industrie et au commerce, et le catalogue, notamment employé par les grands magasins. La publicité va aussi bénéficier durant la période d’autres éléments favorisant son évolution. C’est en effet à ce moment-là que commence en France la concentration commerciale, qui consiste en le passage d’un système de petits détaillants indépendants, alimentés par des grossistes, à celui des gros détaillants et des grands magasins, nés au milieu du XIXe siècle mais qui se développent surtout pendant le Second Empire. Naissent ensuite les maisons à succursales multiples, à partir de la IIIe République. Ces structures nouvelles sont, le plus souvent, elles-mêmes des annonceurs. A partir de produits qu’ils fabriquent eux-mêmes ou achètent à de petits fabricants, ces annonceurs créent leurs propres marques de commerce, et la font connaître par la publicité.

Les années 1900-1910 marqueront également des décennies très favorables à la publicité : de nouveaux titres de presse apparaissent, illustrés et où les annonces abondent ; de grands affichistes, à l’instar de Jules Chéret se font connaître et popularisent ce support. C’est aussi durant cette période que le monde des publicitaires se professionnalise. Une littérature spécifique à leur métier apparait, les premières organisations corporatives sont créées, et apparaissent même des cours relatifs à la publicité dans les écoles d’études commerciales.

Néanmoins il n’existe pas encore au début du XXe siècle de marché de masse en France comparable à celui des États-Unis par exemple : les revenus des ouvriers et paysans demeurent faibles, d’où une demande longtemps restée dans le centre des villes ; ces dernières demeurent d’ailleurs en petit nombre, le tout aggravé par un plafonnement démographique, et par une classe moyenne encore numériquement faible.

À la veille de la Grande Guerre, la situation a pourtant évolué. Ainsi, selon une étude menée en 1911 par la Statistique générale de la France, le pouvoir d’achat du salaire a augmenté de 53% entre 1890 et 1910, pour les ouvriers mais aussi pour l’ensemble des salariés[2]. Cela a provoqué une modification des structures de la consommation : la part de l’alimentation dans les dépenses a été réduite, et celle-ci s’est ouverte à des produits de plus en plus consommés, notamment les biens de consommation durables et semi-durables. Les journaux parisiens, très lus en province, poussent également à la reproduction des modèles de consommation de la capitale. Les publicités vont ainsi de plus en plus vanter des produits accessibles au plus grand nombre, et une nouvelle culture de la consommation (un ensemble de produits, d’images et de pratiques sociales) commence à se diffuser, bien que cela reste surtout le cas en milieu urbain.

Quid de la visibilité de la publicité dans l’immédiat avant-guerre ? Les publicités les plus diffusées, et donc à même d’être vues par une majorité de français, restent les annonces et encarts dans la presse. En 1914, cette presse française est la première du monde par l’importance de ses tirages. À la veille de la guerre, on compte ainsi 33 000 titres annuels, pour un tirage moyen de 11000 exemplaires, et les 73 quotidiens parisiens atteignent les 5 270 000 exemplaires. La lecture des journaux devient un phénomène de masse, permis par l’élévation du niveau d’instruction et l’abaissement du prix de vente des journaux[3]. La guerre n’arrêtera pas cette croissance de la presse : bien que certains rencontrent des difficultés économiques entraînant leur disparition, d’autres voient leurs tirages augmenter, et les journaux de province connaissent un véritable essor. Concernant les autres supports de la publicité, l’affiche demeure un fait urbain, voire parisien. Outre la presse et les affiches, les publicités sont aussi visibles sur les cartes-réclame (vignettes imprimées sur carton, éditées en séries, et offertes massivement aux acheteurs) qui se développent alors, et circulent, par voie postale, entre ce qui sera bientôt le front et l’arrière.

LA PUBLICITÉ COMME REFLET DU PATRIOTISME EXACERBÉ DES FRANÇAIS DURANT LA GUERRE

La publicité est très sensiblement influencée par les mentalités et les représentations de la société dans laquelle elle est produite. Le conflit va exacerber ou faire naître des représentations et des images, que ce soit concernant le patriotisme et le nationalisme, la vision idéalisée du poilu et des combats, le retour de l’idée de « revanche », ou les mythes associés aux « boches », aux alliés et aux troupes coloniales. Ces représentations vont influencer les publicités, au niveau de leur vocable comme de leur illustration.

L’exaltation du poilu dans la publicité

Ce qui ressort le plus des publicités est bien ce sentiment patriotique partagé par une grande majorité de français durant la Grande Guerre, qui peut se décliner sur des produits très divers. Les chefs militaires deviennent ainsi durant la période des héros populaires, voire parfois l’objet de véritables cultes, en tant que garants de la sécurité nationale et de la victoire ultime. Dans le cas de la France, celui qui connaîtra cette gloire et cette héroïsation fut avant tout Joffre, après la bataille de la Marne de septembre 1914, qui permit de refouler l’avancée allemande devant Paris. Son prestige vint de la mythification de cette victoire, perçue comme une délivrance nationale, dont il devint à la fois, dans l’imaginaire, l’architecte et le symbole[4].

Cela se traduit dans les publicités par le nombre important de produits directement inspirés par son nom : naissent ainsi le chauffoir « La Joffrette »[5], les aliments de guerre « Joffrinettes »[6], le quinquina Joffre[7], ou encore le cognac « Joffre - 75 » (1915). Le Phoscao, dans une publicité parue le 20 avril 1915 dans Le Petit Parisien, est aussi très révélateur de cette vision paternaliste de Joffre : on le voit représenté, imposant, se chargeant de nourrir les soldats, pour « vaincre et nourrir ».

Néanmoins, ces publicités mettant Joffre en avant se retrouvent surtout dans les premières années du conflit. En effet, le culte des chefs va peu à peu s’essouffler, leur gloire étant associée à une imagerie de combat d’avant-guerre – celle de l’élan et de la valeur morale de l’officier – qui se trouve vite confrontée à la réalité d’une guerre d’usure, dominée par les technologies industrielles. Dès lors, la symbolique de l’autorité se transfère sur les leaders parlementaires et politiques. Durant la guerre, les crises de directions furent en effet réglées par des figures résolument civiles, notamment Clemenceau, qui sut conjuguer légitimité démocratique et relance de l’effort national (quand le rôle de Pétain dans le redressement français de 1917 resta cantonné à l’armée). À partir de 1917, Clémenceau va ainsi faire son apparition dans les publicités. Dans celle pour les déjeuners Newcao, il est ainsi représenté en tigre, en raison du surnom qu’il a acquis pour sa virulence et sa réputation de tombeur de ministères. Ce « tigre » a également pu briser ses chaînes (référence à son journal L’Homme Enchaîné, créé en 1913 sous le nom de L’Homme Libre mais renommé ensuite pendant la guerre pour protester contre la censure subie par la presse). Il apparaît aussi sous cette figure de chef virulent et intransigeant, artisan de la victoire face au Kaiser, dans la publicité pour la lessive le Coq gaulois. Ainsi, les publicités révèlent bien ce passage du culte des chefs militaires à celui des chefs politiques. Surtout, elles vont révéler un autre imaginaire propre à la Grande Guerre : le vrai héros, durant cette période, est désormais avant tout le soldat, qui représente à la fois la démocratisation du combat et sa transformation technique. Le Poilu, peu à peu, devient l’emblème du gardien de la nation. La guerre industrielle est en effet une guerre des masses, au sein de laquelle la figure du Général marchant en tête de ses troupes ne correspond plus à la réalité. Au contraire, l’affrontement est vécu au fil des jours par des héros anonymes, rapidement mis en scène dans la publicité. Cela permet en outre d’exalter le sentiment patriotique, en proposant un personnage auquel chacun peut s’identifier.

Le véritable « héros » n’est plus un personnage illustre : c’est avant tout le combattant ordinaire ou les « héros civils », souvent appelés « nos braves ». Le « héros » est ainsi avant tout pris dans un sens collectif, celui qui se bat pour la nation, le héros anonyme, le soldat inconnu[8]. La guerre devient ainsi le moment d’une mise à jour intense des vertus civiques, incarnée par le héros qui se sacrifie pour défendre la patrie.

Les publicités regorgent de vocables tels que « nos braves soldats », « nos poilus », « héros » de la nation française. Après les produits « Joffre » viennent ceux intitulés « Le Poilu », comme le montrent la publicité pour l’apéritif Le Poilu[9], ou l’affiche pour la pipe éponyme, réalisée par Georges Redon. Le soldat est souvent représenté, dans la presse, les caricatures, les cartes postales, comme un homme courageux, vaillant, qui ne craint pas les balles ennemies, et part vaillamment au combat. On peut ainsi le voir dans la publicité pour les montres Lip[10] s’en aller au combat sans une once de crainte. Les bretelles Bayard[11] sont, à l’instar du Poilu et du seigneur éponyme, « sans peur et sans reproche ». Cette même héroïsation est aussi très visible dans la carte postale éditée par Byrrh. L’histoire de France est elle-même parfois mobilisée pour mettre en avant le poilu et l’armée toute entière, à l’instar du cognac de la Grande Armée, réactivant le souvenir des armées napoléoniennes pour dénommer les soldats français de la Grande Guerre. Dans la mort, enfin, ce soldat, « tombé au champ d’honneur », est « glorieux », comme le rappellent les souvenirs mortuaires mis en vente par la librairie Mignard.

La vision des troupes coloniales

Si les troupes coloniales jouissent, puisque combattant pour la France, du prestige dont bénéficient les poilus, auxquels elles sont d’ailleurs parfois associées dans les publicités, elles ne sont pas représentées et considérées de la même manière. À partir du début du XXe siècle, face à la montée des périls en Europe, le recrutement de troupes coloniales s’intensifie en Afrique Noire, considérée comme un potentiel réservoir d’hommes face au danger allemand et à la crise démographique du pays. Dans ce contexte, les Africains noirs, alors perçus comme des sauvages, doivent se transformer en vrais militaires au service de la mère patrie, qui se charge en échange de leur apporter les progrès de la civilisation. Dès lors, il faut « désensauvager » ce soldat, et la chéchia rouge à gland bleu réglementaire est le premier signe d’humanisation par l’armée, pour devenir ensuite le symbole du tirailleur[12]. Dès l’été 1914, les premiers contingents de Sénégalais arrivent à Sète et Marseille pour être envoyés sur la Marne. Puis, dès 1915, l’État-Major a recours au recrutement forcé en Afrique. Dans l’imaginaire collectif émerge la figure du « bon noir », opposée au « fourbe arabe » (ce dernier n’apparaissant dès lors pas, ou si peu, dans les publicités de l’époque). L’Africain, à mi-chemin entre le sauvage et l’homme civilisé, devient ce grand enfant, que l’on doit accompagner vers l’âge adulte qu’est la civilisation. La Grande Guerre fait donc évoluer la vision de l’Africain : combattant désormais pour la France, le noir n’est plus vu comme ce sauvage. La guerre de 1914-1918 a donc marqué un tournant essentiel dans les représentations des colonisés et de l'Empire.

La célèbre publicité de 1915 pour Banania témoigne bien de cette évolution : on y voit le stéréotype du « bon noir », du « grand enfant », personnage naïf, gentil, un peu simplet, mais généreux et puissant. On le perçoit en outre comme loyal, dévoué à la « mère-patrie », doté d’une importante force physique, comme le montre la publicité pour le Dentol parue dans L’Illustration du 24 juillet 1915, montrant un tirailleur, grand sourire aux lèvres, s’élançant à la poursuite d’un soldat allemand. Les représentations physiques demeurent pour leur part très stéréotypées : le noir reste représenté avec des yeux immenses, des lèvres lippues, dents toutes dehors, nez exagérément épaté, le tout accentué par le langage « petit nègre », signe évident de son « infériorité » ; on insiste et accentue l’altérité, en la rendant presque monstrueuse. Cette représentation stéréotypée du noir, au niveau du physique comme du langage, ressort très bien dans la publicité Dentol parue dans le Petit Parisien le 13 mai 1916. Le langage « petit nègre » est ainsi bien présent : « Li, peau blanche, manger pain K.K., plus de dents. Moi, peau noire, dents blanches, grâce au Dentol ». Cette publicité accentue aussi les traits physiques associés aux noirs, tout comme la publicité pour l’Urodonal parue dans Fantasio le 1er novembre 1916, qui représente encore une fois un noir toutes dents dehors, aux yeux écarquillés. La publicité reflète donc bien les visions paternalistes et racistes de la société française de l’époque, ainsi que l’évolution de l’image de l’Africain, passé du statut de « sauvage » à celui de « bon noir » par sa participation à la guerre.

REPRÉSENTATION DE L’ENNEMI ET RETOUR DE L'IDÉE DE REVANCHE

L’Alsace-Lorraine dans la publicité de guerre

Malgré l’inimitié réelle entre la France et l’Allemagne durant les décennies allant de la guerre franco-prussienne à la Grande Guerre, l’idée de revanche s’est, elle, effacée peu à peu. Cette question passe à l’arrière-plan, et la majorité des Français, dans les décennies d’avant-guerre, aspire surtout à vivre en paix. Mais, quand la guerre éclate et que les troupes françaises pénètrent en Alsace en août 1914, la reconquête devient un objectif militaire, et elle restera ensuite le seul et unique but de guerre revendiqué par le gouvernement français durant toute la période du conflit. Cette idée de « revanche » réapparait alors, dans la presse, la littérature, ou encore dans les cartes postales éditées durant la période, mais elle met surtout l’accent sur la vision d’une Alsace-Moselle et de sa population vues comme victimes d’une Allemagne tyrannique.

Ce retour de la thématique alsacienne est bien visible dans les publicités, qui reprennent largement l’image de l’Alsacienne en costume régional, et font réapparaître les mots de « revanche ». L’Alsacienne devient l’un des emblèmes du patriotisme, et on peut la retrouver dans des publicités telles que celle pour les Machines à Coudre Hurtu « créée par des Français, fabriquée en France, par des Français » représentant une Alsacienne en train de coudre un drapeau français, ou pour vendre la Peinture Nationale, l’Alsacienne repeignant avec cette peinture le drapeau allemand en bleu-blanc-rouge. La thématique du retour à la France de ces provinces apparaît aussi très nettement dans la publicité pour le Phoscao[13], symbolisant le retour des provinces perdues - le panneau-frontière Deutsches Reich gisant à terre - et l’accueil chaleureux qui attend les Français dans ces régions. Elle apparaissait aussi très nettement dans la carte postale éditée par la marque Byrrh en 1916, citée plus haut, qui fait directement référence à la guerre franco-prussienne (« Quarante-quatre ans après. Campagne 1914-1916 »), et met surtout en avant cette vision d’une Alsace victime innocente de la tyrannie allemande, que la France doit sauver. La lessive La Lorraine rappelle quant à elle ces cartes de France que l’on pouvait trouver dans les salles de classe après l’annexion, sur lesquelles l’Alsace-Moselle était drapée ou peinte en noire. Ces publicités, nombreuses, montrent donc le retour dans les esprits de l’Alsace-Moselle et de l’idée de revanche durant le conflit.

Le rejet des produits allemands

Le rejet de tout produit allemand est lui aussi très visible à travers les publicités. Au déclenchement de la guerre, on retrouve la psychose collective, fréquente durant les conflits, autour de l’ennemi anonyme, de l’espion, de l’idée que l’ennemi a depuis longtemps infiltré le pays. L’ennemi devait être démasqué, trouvé, et arrêté[14]. Des civils se laissent ainsi emporter par une vague d’excitation anti-allemande : les ressortissants des pays ennemis présents en France sont regroupés dans des centres spéciaux sous les cris hostiles de leurs anciens hôtes, des individus deviennent suspects par leur nom à consonance germanique (y compris certains alsaciens et lorrains victimes de confusions). Une forme de psychose s’empare des esprits, « l’espionnite », alimentée par des rumeurs. Ce sentiment que l’ennemi infiltre le pays et espionne la France est particulièrement visible dans la publicité pour l’annuaire du commerce Didot-Bottin[15] : on y voit ainsi une « Gretchen » (pendant féminin du « boche »), qui est en fait un homme (comme le révèlent les traits de son visage et son casque à pointe) tentant d’espionner les Alliés pour en connaître les secrets économiques et commerciaux.

L’un des exemples les plus marquants de cette « espionnite » reste l’épisode concernant les bouillons Maggi Kub. Dès le déclenchement des hostilités, les laiteries de la firme Maggi sont dévastées par des nationalistes y voyant des magasins allemands et surtout, des centres d’espionnage. Les publicités Maggi sous formes de plaques émaillées sont ainsi accusées de détenir des informations à l’attention des Allemands. Cette rumeur pousse même l’administration et l’état-major à démonter ces panneaux publicitaires[16]. Cette idée remonte en fait à plus loin, puisque dès 1913, Léon Daudet, dans ses articles publiés dans l’Action Française, attaquait la firme Maggi qui, bien que suisse, soutiendrait l’Allemagne et aurait des Allemands au sein de son conseil d’administration. La société Duval produit alors une publicité suite à cet événement, rappelant bien le rejet des produits allemands, et en l’occurrence du Maggi Kub, dont Duval est le concurrent direct. Tout ce qui rappelle l’Allemagne ou est soupçonné d’être allemand ou austro-hongrois est rejeté par la population. Dentol[17] évoque ainsi également ce « coup de balai » à l’égard des produits allemands, « tout bon français [devant] rejeter les produits de nos ennemis ».

Face à cette psychose, de nombreux produits affirment ou rappellent sur leur publicité leur origine française, telle l’Aspirine Usine du Rhône, « pure de tout mélange allemand », ou la brosse à dents Dentclair, « invention française […] fabriquée en France, exclusivement par une société française dont tous les actionnaires sont français ». Dentol publie même dans l’Illustration du 30 janvier 1915, sous la forme d’une publicité - rédactionnelle, un encart traitant d’une « grave confusion » : « Récemment, la femme d’un officier supérieur refuse d’acheter un produit parfaitement français, prétendant que c’est un produit allemand. […] En présence de pareilles erreurs, il est nécessaire que les produits français affirment et démontrent leur nationalité. », puis rappelle son origine française. On assiste ainsi à une quasi surenchère entre produits, une course à la marque qui se démontrera la plus française, face à ce rejet de tout produit soupçonné d’être allemand. Cela montre bien combien était puissant ce rejet, par les Français, de tout ce qui pouvait rappeler l’ennemi.

La représentation du « boche »

La représentation des allemands dans la publicité est elle aussi très révélatrice des mentalités. Ceux-ci furent très rapidement assimilés aux « barbares », et différents termes vont alors être employés pour les désigner. Le terme de « boche », déjà utilisé dans l’argot militaire depuis 1886, et qui apparaissait de manière sporadique dans des publications françaises au cours des années d’avant-guerre, refait vite son apparition, et devient synonyme de « bestial », « dégoûtant », « lâche » et « sournois ». De nombreuses publicités dénomment dès lors les allemands sous ce terme, telle la publicité de Maxima[18], intimant les lecteurs : « n’achetez rien aux boches », ou la publicité pour le Jubol[19], comparant le boche à un « microbe », que le poilu déloge du « boyau ».

Néanmoins, la représentation de l’Allemand n’est pas uniforme. Il est ainsi souvent présenté dans la presse ou les caricatures comme celui qui viole, pille, massacre, comme un être misérable et inhumain. Ce caractère inhumain ressort bien dans cette publicité de Gibbs publiée dans Le Temps le 21 février 1917. Ainsi, la marque publie différentes séries d’encarts sur « Les animaux de Gibbs », tels que le chat, le lion, le perroquet, mais aussi : « Le Boche », ainsi assimilé à une bête, par le dessin le présentant comme un être stupide et féroce, et par son placement dans une série sur « les animaux ». Mais il est aussi, à d’autres moments, le faible, manipulé par ses gouvernants ; on insiste alors sur sa mollesse, son désarroi, sur l’ahurissement des soldats, la niaiserie et la vanité de leurs officiers. Sa lâcheté est ainsi mise en avant par la publicité pour les pilules Goudron-Guyot[20], mettant en avant les « boches [qui] se sauvent dès que nos soldats ont recours à la baïonnette », représentation que l’on pouvait déjà retrouver dans la publicité « Le Sénégalais » de Dentol (voir plus haut), mettant elle aussi en scène un Allemand fuyant « comme un fol » face aux baïonnettes.

Celui sur lequel se fixe le plus de haine est avant tout le Prussien. La Prusse est vue comme différente de l’Allemagne, et comme le véritable ennemi, cruel, qui soumet l’Allemagne à son autorité. Parler des Prussiens permet en outre de réveiller la mémoire collective des Français, dont beaucoup n’ont pas oublié l’ennemi d’hier, la Prusse, devenu aujourd’hui le fer de lance d’un ensemble plus vaste, l’Allemagne[21]. Une marque met ainsi en vente du « Papier A.Q. » « antipruschophile », et les soldats allemands sont presque toujours représentés portant le casque à pointe hérité de l’armée prussienne, même quand celui-ci n’est plus porté dans les faits. Si le Prussien est violent et cruel, le Bavarois est davantage moqué et également très stéréotypé, vu comme un ivrogne et un goinfre, loin du raffinement français. Ainsi, la publicité pour les eaux minérales Saint-Galmier-Badoit[22] montre bien cette dichotomie entre l’élégance et la finesse française, et le Bavarois, amateur de bière, présenté comme ridicule et obèse.

Si l’ennemi est avant tout la nation allemande, le discours sur l’ennemi va aussi, pour accroître son efficacité, s’incarner dans des personnages, censés incarner la nation toute entière, qui vont concentrer les traits de caractère associés à l’Allemagne dans son ensemble. À cet égard, celui qui va incarner et supporter toutes les haines est souvent le Kaiser, à qui l’on attribue cruauté, médiocrité, voire faiblesse. Dans la publicité pour la lessive Le Coq Gaulois (montrée plus haut), c’est ainsi lui que l’on voit, rabaissé, son épée brisée au sol comme signe d’humiliation, se faisant « désinfecter » par Clemenceau.

La « guerre du droit » : une lutte entre la civilisation et la barbarie

Dès le commencement des hostilités, l’idée selon laquelle l’Allemagne est l’entière et unique responsable du conflit est omniprésente en France. La France, pour la population, est victime d’une agression, injustifiée, mais aussi « brutale et préméditée », selon les mots prononcés par Poincaré au Sénat et à la Chambre des députés le 4 août 1914. Pour les différents pays qui s’engagent dans le conflit, la guerre est l’occasion de faire valoir sa supériorité, militaire et économique, mais également de comparer des systèmes de valeurs différents. Ainsi, le 17 décembre 1915, une publicité pour les Pastilles Valda parue dans le Matin affirme « Nous vaincrons nos ennemis par l’héroïsme de nos Combattants, par la supériorité de nos canons et de nos munitions ».

Mais cette supériorité supposée se situe aussi à un niveau bien plus élevé. Rapidement, le « droit » va devenir la frontière séparant la civilisation, du côté français, et la barbarie, du côté allemand. Cela ne sera qu’accru par les récits qui arrivent de Belgique et du Nord de la France, relatant les exactions commises dans ces territoires par les armées allemandes. L’affirmation de cette supériorité va même jusqu’à la proclamation de l’universalité du système de valeur défendu. La France se sent ainsi investie d’une mission civilisatrice, face à cette barbarie allemande. Cette dichotomie et ce sentiment de supériorité se doublent d’autres termes : on oppose la « force » au « droit », et la « honte allemande » à l’honneur, à la gloire, et à la dignité de la France. Ainsi, une publicité pour les bijoux A. Augis reprend la célèbre phrase de Bismarck prononcée en 1870, « La force prime droit », mais pour retourner cela en faveur de la France (« Amour prime tout. En réponse à : Force prime droit »).

Cette idée de lutte entre civilisation et barbarie est très bien illustrée par une autre publicité pour les bijoux A. Augis[23], dont la « Médaille du Souvenez-vous » célèbre « l’ardent flambeau des vertus et des bienfaits de la civilisation, la lumière à l’ombre des rameaux de la paix », et cette civilisation française, « calme et sereine, consciente de son œuvre [qui a] pour toujours chassé la nuit barbare aux feux de son étincelante étoile », pour conclure par la devise « Honnis soient les Barbares ».

Dans ce contexte d’Union Sacrée se rencontrent ainsi le messianisme républicain et le messianisme catholique, autrefois adversaires, mais unis dans cette idée de mission particulière de la France à l’égard de l’humanité toute entière. La Grande Guerre est ainsi décrite comme une forme de jugement transcendant, voire divin avec une dimension sacrée évidente. A. Augis met encore une fois cet aspect en évidence, en insistant dans une publicité parue le 8 avril 1916 dans l’Illustration sur cette dimension sacrée, proposant des « Croix de Constantin et du Cœur Sacré de Jésus », proclamant « Par ce signe tu vaincras ». Si les références sont religieuses et historiques, vaincre, dans ce contexte de guerre, ne peut être compris que par rapport à l’Allemagne. L’idée est qu’à l’instar de Constantin, qui l’emporta sur le paganisme, les Français extermineront la barbarie. Néanmoins, cette allusion au sacré demeure plus rare dans les publicités, ce qui semble indiquer que cet aspect n’était pas partagé par tous quand, a contrario, la pléthore de publicités nationalistes et xénophobes tend à montrer que ces sentiments étaient davantage partagés.

Les publicités semblent donc bien mettre en avant cette haine et cette agressivité des Français à l’égard des Allemands. L’hostilité des Français envers eux fut particulièrement marquée, et le terme de « boche » et tout ce qui lui associé recèle une agressivité qu’on ne retrouve pas dans le « Franzmann » allemand[24]. Il est à cet égard très révélateur de noter l’absence quasi complète de représentations des alliés de l’Allemagne dans la publicité. Seule l’Autriche-Hongrie – et encore, à de rares occasions – est parfois mentionnée, l’« ennemi », pour les Français, est avant tout compris comme synonyme d’« allemand ».


CONCLUSION

On voit donc bien combien la publicité est le fruit des mentalités et des représentations de la société où elle est née et du contexte qu’est la guerre. Elle est produite par des individus qui, eux-mêmes, baignent dans cet univers mental ; en outre, rappelons que si ces sentiments et ces images n’étaient pas partagés par la majorité de la population, la publicité n’aurait pas tant utilisé cet argumentaire. En effet, son premier objectif étant de vendre, elle se doit avant tout de plaire, d’attirer les éventuels consommateurs. Ainsi, la publicité, pour vendre, va largement mettre en avant cet argumentaire patriotique voire nationaliste, à même de convaincre les acheteurs de cette époque.

Par la vision déformée et idéalisée qu’elle a donné des combats et des soldats, la publicité a contribué à créer les mythes qui se mettent en place dès la guerre et perdureront parfois au-delà d’elle, le mythe d’un pays uni jusqu’au bout, celui d’une grande fraternité entre soldats et avec les alliés, celui d’un « bon noir », naïf et gentil, mais surtout les différents mythes qui s’attacheront au poilu, soldat héroïque et anonyme, qui part au combat la fleur au fusil. L’exaltation patriotique dont elle fait parfois preuve a pu pour sa part contribuer à assurer la cohésion nationale, au même titre que la presse et la propagande. Par la violence qu’elle dégage envers les Allemands, elle a en outre participé à la « brutalisation » des esprits.

La Grande Guerre fut, à bien des égards, une guerre des images et des mots, à laquelle la publicité participa. Mais c’est l’opinion elle-même qui a pour l’essentiel forgé son propre système de représentations, la diffusion des objets culturels de la guerre étant davantage un processus horizontal, libre, décentralisé, de création de mots, d’objets, d’images, qu’une production imposée d’en-haut à une société qui demeurerait réceptive ou passive. La publicité, à cet égard, révèle autant qu’elle influence les représentations. Publicité et propagande se répondent et semblent se confirmer l’une l’autre, accroissant par-là l’efficacité des deux. On peut donc affirmer que la publicité est l’un des vecteurs du fameux « bourrage de crâne » tant décrié durant la guerre, notamment par les soldats. L’étude de la publicité fait très nettement ressortir le nationalisme exacerbé, la haine envers les Allemands et la ferveur patriotique des Français durant la période, sentiments qu’elle a largement instrumentalisés. Cette rhétorique patriotique française fut ainsi l’une des plus virulentes de toutes les nations belligérantes, et la publicité a largement contribué à rendre le « bourrage de crâne » omniprésent. Elle a ainsi contribué, par les images qu’elle a pu utiliser durant la guerre, qu’elles concernent les poilus, les troupes coloniales, ou les Allemands, à la diffusion et à l’inscription de 17 différents mythes dans l’imaginaire collectif. Néanmoins, au même titre que la propagande, la publicité est moins l’origine que le symptôme de certaines représentations et mentalités. Si elle a pu influencer la société, elle est surtout le miroir de ce que les Français ont pu vivre, ressentir et penser durant la Grande Guerre.

NOTES

  1. Marc MARTIN, 2012, p.47.
  2. François CARON, 1995.
  3. Stéphanie DALBIN, 2007.
  4. John HORNE, 1992.
  5. Le Temps, 25 janvier 1916.
  6. Le Temps, 31 octobre 1915.
  7. Le Petit Parisien, 18 avril 1915.
  8. Stéphanie DALBIN, 2007.
  9. L’Est Républicain, 27 mai 1917.
  10. Fantasio, 15 février 1916.
  11. L’Illustration, 13 janvier 1917.
  12. Pascal BLANCHARD, Éric DEROO, 2000.
  13. L’Illustration, 8 mai 1915.
  14. Michael JEISMANN, 1997.
  15. L’Illustration, 20 janvier 1917.
  16. Ralph SCHOR, 2005.
  17. L’Illustration, 26 juin 1915.
  18. Fantasio, 1er novembre 1916.
  19. La Guerre Aérienne Illustrée, 28 juin 1917.
  20. Le Petit Parisien, 25 mai 1915.
  21. Stéphanie DALBIN, 2007.
  22. Le Magasin Pittoresque, 15 décembre 1916.
  23. L’Illustration, 14 juillet 1917.
  24. Stéphane AUDOIN-ROUZEAU, Jean-Jacques BECKER, 1995.



  Pour citer cet article :
Mona Étienne - La publicité durant la Grande Guerre. Miroir des mentalités et des représentations - Projet Empreinte militaire en Lorraine
Consulté en ligne le <date du jour> - Url : http://ticri.univ-lorraine.fr/wicri-lor.fr/index.php?title=Empreinte_militaire_en_Lorraine_(12-2014)_Mona_Étienne

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