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Empreinte militaire en Lorraine (12-2013) Anne Hecker

De Wicri Lorraine
Les adaptations du réseau ferré lorrain aux fluctuations de la frontière franco-allemande (1871 - 1918).


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Auteur : Anne Hecker

Le réseau ferré lorrain, longtemps plus dense que celui des autres régions françaises, se caractérise par la subsistance de situations originales nées de l'Annexion. Si la première liaison desservant la Lorraine est inaugurée en 1850 (ligne MetzNancy), le réseau ferré n'y prend véritablement son essor qu'entre 1869 et 1885. Or cette période se caractérise également par la défaite militaire française de 1870, qui prescrit l'édification d'une frontière scindant la Lorraine en deux. De ces conditions géopolitiques inédites découle la partition du réseau ferré entre deux nations différentes, aux politiques souvent opposées, qui vont imposer à leurs infrastructures des évolutions diversifiées de part et d'autre de la frontière. Les conséquences en seront lourdes, à court comme à long terme.

Le réseau uni d'avant le conflit, désormais disjoint, va faire l'objet d'adaptations stratégiques à l'internationalisation des parcours, qui s'accompagnent d'une recomposition des itinéraires décapités par le déplacement de la frontière. Cette dernière se « fossilise » toutefois progressivement, jusqu'à ce que le bouillonnement géopolitique n'impose une nouvelle militarisation des deux espaces frontaliers et de leurs réseaux ferrés respectifs. La fin du premier conflit mondial et le retour de la frontière à son emplacement originel atténue par la suite ces nuances, sans toutefois autoriser un retour aux conditions ferroviaires antérieures, tant les modifications enregistrées au cours de cette quarantaine d'années se révèlent profondes.

AVANT 1871 : LES PRÉMICES D'UN RÉSEAU UNI

La coexistence de plusieurs compagnies a toujours été source de dissensions se manifestant à leurs points de contact. Néanmoins, la Lorraine connaît alors une relative unité ferroviaire[1], rythmée par des heurts sporadiques qui demeurent anecdotiques au regard de ceux qu'allait faire naître la frontière de 1871. Ainsi, si les premières voies ferrées inaugurées en Lorraine ne franchissent que de symboliques frontières départementales, les liaisons reliant Metz et Sarreguemines à Sarrebruck traversent en revanche une démarcation plus emblématique[2]. La frontière franco-allemande dessine alors un important blocage, justifié par la montée en puissance de la Prusse et par la progressive unification de l'Allemagne. Dès lors, les voies ferrées s'en approchent peu, les « Marches de l'Est » conservant un statut de glacis défensif[3]. Les voies ferrées, liens privilégiés entre la capitale et ces provinces éloignées, nécessaires à l'unité française et au centralisme parisien, représentent pour l'État-major autant de voies d'invasion potentielles, susceptibles de favoriser un accès rapide de l'ennemi au cœur de la capitale.

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Fichier:Empreinte militaire en Lorraine (12-2013) Anne Hecker - 1870, le réseau lorrain.jpg
Figure 2 : Le réseau ferré lorrain en 1870 et la rupture territoriale induite par le traité de Francfort.

Ainsi, si deux courtes lignes relient la Lorraine à Sarrebruck, l'essentiel du réseau de l'Est est dédié à la jonction de ces provinces à la capitale, au sud de la France ou à la frontière ardennaise. Un filet aux mailles très lâches, en cours d'achèvement, relie Sedan à Niederbronn-les-Bains, Châlons-en-Champagne (alors Châlons-sur-Marne) à Metz, Paris à Strasbourg, ainsi que le Grand-Duché de Luxembourg à Nancy et au sud de la France. Entre ces mailles s'amorcent les liaisons destinées à les compléter (Nancy – Château-Salins, Verdun – Metz, Pagny-sur-MeuseNeufchâteau), ou à tisser des mailles plus rapprochées (Sarreguemines – Sarrebourg, Courcelles-sur-NiedTéterchen). Au moment où s'amorce le conflit franco-prussien de 1870, certaines de ces voies ferrées demeurent inachevées, voire à l'état de projet. La défaite française s'avère dès lors lourde de conséquences pour elles et, dans une moindre mesure, pour celles déjà en fonctionnement. Les décennies qui séparent le Traité de Francfort (10 mai 1871) de la première guerre mondiale enregistrent le rythme de croissance ferroviaire le plus dense que la Lorraine ait connu, avec la construction de 1678 km de voies ferrées, dont 1200 km établis avant 1885. Le Traité de Francfort et sa convention additionnelle du 12 octobre 1871 imposent toutefois la scission de la Lorraine ainsi que la subrogation du Gouvernement français aux droits et obligations de la Compagnie de l'Est sur son réseau, qui sera ensuite cédé au gouvernement allemand. Dès lors, 862 km de voies ferrées alsaciennes ou mosellanes, ainsi que 240 km situés au Grand-Duché de Luxembourg changent de nationalité et sont regroupés au sein d'une nouvelle compagnie de droit allemand, la Kaiserliche General Direktion der Eisenbahnen in Elsass-Lothringen (EL). De part et d'autre de la frontière, deux réseaux, régis par des visions politiques différentes, et répondant à des demandes et à des exigences opposées, se mettent en place.

Le réseau devenu allemand est en effet rapidement soumis à la vision prussienne du monde ferroviaire. Contrairement au dogme centralisateur en vigueur en France, l'administration allemande laisse à ses Länder une certaine autonomie, favorisant la genèse d'un réseau ferré couvrant régulièrement le territoire alsacien et mosellan, sans que la jonction directe à Berlin soit systématiquement recherchée. Toutefois, sa vision militaire se fonde également sur la militarisation et sur la mutation du réseau ferré en arme tactique : la frontière est un lieu hautement stratégique, qu'il convient de suréquiper en voies ferrées, assimilées à des armes de guerre qui fourniraient, en cas de conflit avec la France, la porte d'entrée aux troupes allemandes. Aussi assiste-t-on notamment à la réalisation de la Kanonenbahn[4], voie d'accès directe de Berlin à la forteresse de Thionville et à la vallée de la Moselle. Berlin impose ces lignes et leurs tracés, qui ne coïncident que rarement avec les intérêts économiques et sociaux des populations concernées ... pourtant « invitées » à participer à leur financement.

A l'inverse, la France se lance après 1870 dans une politique de construction de liaisons secondaires économiques, avec la réalisation notamment des voies d'intérêt local, souvent qualifiées d'électoralistes après 1890. Peu consciente de l'intérêt stratégique des voies ferrées, tant en terme d'attaque que de défense nationale, elle n'opte pas encore pour le suréquipement ferroviaire des frontières de l'Est. Par ailleurs, le rapprochement de 100 km de la frontière franco-allemande renforce le caractère de glacis défensif de la Lorraine. On y restreint donc le nombre d'infrastructures dont l'ennemi pourrait s'emparer trop facilement. Le gouvernement ajourne ainsi définitivement les projets de percée des Vosges, notamment celui de la liaison d'utilité publique déjà concédée RemiremontWesserling, au parcours partiellement souterrain : cette brèche volontairement ouverte dans une barrière naturelle incarne aux yeux de la défense française une voie d'envahissement trop évidente. À l'obstacle montagneux se surimpose alors une frontière politique et militaire, irrémédiablement close aux franchissements ferroviaires.

L'INTERNATIONALISATION DU PARCOURS

Si la barrière vosgienne demeure inviolée, la frontière franco-allemande dans son nouveau tracé se caractérise par une certaine perméabilité, qui en autorise le franchissement aisé[5]. En dépit de l'internationalisation du parcours de quelques dessertes qui acquièrent brutalement un statut transfrontalier, aucune des liaisons achevées avant le conflit ne sera supprimée en raison du déplacement de la frontière. De même, les liaisons transfrontalières programmées par la France avant le conflit sont menées à leur terme après 1871 : ni la France ni l'Allemagne ne les considèrent comme de potentiels dangers pour leurs défenses nationales, et la perméabilité de la frontière permet encore la préservation de ces liens anciens. Néanmoins, si ces relations devenues internationales sont achevées, aucune liaison nouvelle de ce type n'est programmée par l'un ou l'autre État, révélant une frontière loin d'être pacifiée.

L'ensemble des voies transfrontalières est toutefois victime d'un certain déclassement hiérarchique : les flux qu'elles prenaient en charge ont été profondément perturbés par le déplacement de la frontière, générant une obsolescence de ces itinéraires, inadaptés aux nouvelles réalités géopolitiques. La lourdeur et le coût des infrastructures n'autorisent pas l'adaptation de leur tracé à ces mutations, et elles assurent ainsi un trafic très local à l'aide d'équipements surdimensionnés. Ainsi, la ligne Metz – Paris destinée à favoriser les déplacements des Mosellans vers Paris, s'achève alors que la nouvelle frontière restreint ce trafic. Plus court que le parcours via Nancy, ce nouvel itinéraire ne consent toutefois pas de gain de temps, tant en raison de son profil difficile que des longues formalités douanières mises en place. Dès lors, cette liaison nationale longtemps attendue, devenue internationale, ne remplit plus que le rôle d'une relation secondaire. Sa survie résulte du seul trafic local, lui-même entravé par la présence de la frontière : au début du vingtième siècle, seuls deux omnibus et un convoi mixte parcourent quotidiennement la section Conflans-Jarny – Metz. La réunification lorraine en 1918, qui voit disparaître la contrainte frontalière, favorise le retour à un trafic trans-départemental plus dense, qui atteint onze allers et retours quotidiens au début des années 1930.

LA RECOMPOSITION DU RÉSEAU

En dépit de leurs divergences, les deux compagnies ferroviaires se trouvent parallèlement face à une même obligation : celle de reconstituer leur réseau en fonction des nouvelles conditions géopolitiques, nées du déplacement de la frontière, et des mutations économiques enregistrées par la région. En Lorraine demeurée française, l'amputation de son réseau est durement ressentie par la Compagnie de l'Est, qui aspire à reconstituer un réseau cohérent. Des itinéraires soigneusement étudiés se trouvent en effet décapités, coupés de leurs débouchés naturels par le déplacement de la frontière [6]. Pour compenser la perte de ces liaisons très rentables, l'État accorde à la Compagnie de l'Est la concession de 363 km de voies ferrées, dont 240 km situés en Lorraine. Ces nouveaux itinéraires sont destinés à « réunir les tronçons mutilés du réseau et à rétablir autant que possible le transit, sur [son] territoire, des provenances de Belgique et de Suisse[7].

Fichier:Empreinte militaire en Lorraine (12-2013) Anne Hecker - Adaptation du réseau.jpg
Figure 3 : L'adaptation du réseau à une nouvelles frontière.

La concession de la voie ferrée Longuyon - Pagny-sur-Moselle illustre ce double objectif : elle reconstitue le corridor français raccordant le nord et le sud de l'Europe, interrompu par l'annexion au réseau allemand des sections Fontoy – Thionville – Pagny-sur-Moselle. La Compagnie de l'Est tente ainsi de recouvrer le trafic capté par l'Allemagne grâce aux emprises mosellanes. Insérée précisément entre les gares bornant la frontière, la nouvelle emprise incarne le chaînon manquant prélevé par l'annexion, et constitue de la sorte un véritable doublon ferroviaire : de part et d'autre de la frontière, deux voies ferrées, gérées par deux compagnies distinctes, remplissent le même usage et se partagent un même trafic, jusqu'alors pris en charge par la seule Compagnie de l'Est. D'autres doublons verront le jour, mais la vive concurrence qui naît du dédoublement d'itinéraire ne leur permettront pas de rencontrer le succès escompté. L'adaptation du réseau ferré dont l'Allemagne hérite en 1871 se traduit essentiellement par sa volonté d'ancrer à l'Empire les zones conquises, en limitant les points de jonction avec le réseau de l'Est d'une part, et en multipliant les relations ferrées privilégiées avec l'hinterland allemand d'autre part. Si la Lorraine constitue pour la France un glacis à isoler, le Reich va au contraire l'associer à une dynamique plus centrale de l'Europe en y repositionnant les flux de trafic international nord – sud et est – ouest. Dès lors, il s'attache à multiplier les relations entre les voies ferrées lorraines, établies par la France, et leurs homologues allemandes. Il crée rapidement à cet effet trois nouvelles liaisons : Thionville – Trèves, Courcelles-sur-Nied – Ueberrherrn et Sarreguemines – Homburg. L'Allemagne capte également une partie du trafic ferroviaire entre la Belgique et la Suisse grâce à l'achèvement des liaisons, conçues par la France dans le même objectif, et qui relient Thionville à l'Alsace et Metz à Strasbourg.

Par ailleurs, la modification des courants commerciaux, liée au déplacement de la frontière, va imposer aux réseaux ferrés un nouvel effort d'adaptation : l'émergence de cette barrière sur des axes de communication privilégiés implique une restructuration des courants d'échange antérieurs. La structure du réseau de la Compagnie de l'Est et l'orientation préférentielle des courants commerciaux vers Paris ou le sud-est de la France minorent le problème pour les zones d'activité demeurées françaises. La réalisation des liaisons destinées à reconstituer la cohérence du réseau pallient rapidement la disparition temporaire des débouchés ferroviaires des communes proches de la nouvelle frontière. En Lorraine annexée, les entreprises dépendaient également des axes ferroviaires tournés vers Paris et le sud de la France. Le Reich s'applique toutefois à les intégrer dans le marché allemand, en instaurant notamment des mesures douanières vers la France. Il en résulte pour ces établissements des difficultés à poursuivre leur commerce avec leurs anciens marchés. L'Allemagne y répond en les intégrant dans le Zollverein, intégration favorisée par la création des voies ferrées nécessaires à l'évacuation de leurs productions vers l'hinterland. Ainsi, sa dépendance vis-à-vis d'une unique voie ferrée française impose à la Compagnie des Salines de l'Est, basée à Dieuze (Moselle) le passage de la frontière et l'acquittement de droits de douane tant pour son approvisionnement en houille que pour l'évacuation de sa production vers la France. Dès lors, le Reich va favoriser la réorientation de ce courant commercial vers l'Allemagne en réalisant une voie ferrée qui raccorde Dieuze et ses salines au nœud ferroviaire mosellan de Bénestroff. Ces adaptations de l'économie, ainsi que la réorganisation des circuits commerciaux, culturels ou stratégiques, encouragent à « fossiliser » une frontière qui, bien que demeurant ouverte, devient progressivement plus hermétique aux circulations ferroviaires.

LA FOSSILISATION DE LA FRONTIÈRE

La fossilisation de la frontière naît de l'affaiblissement des liens qu'autorise pourtant la perméabilité de la frontière. Non que celle-ci se referme – les relations entre les Lorrains annexés et « de l'intérieur » perdurent tout au long de l'annexion – mais que la réorganisation de la société et des voies de communication incitent à de nouveaux déplacements. De part et d'autre de la frontière, les centres de population et d'activités développent de nouveaux liens économiques et culturels en direction de leur hinterland. Ils s'inscrivent dans le cadre des nouvelles relations ferroviaires, au détriment de liens anciens, notamment transfrontaliers. Jusqu'à la déclaration de la première guerre mondiale, les deux réseaux poursuivent assidûment la même politique de développement, fondée sur l'amplification des relations ferroviaires vers l'hinterland, au détriment des liaisons avec le réseau « ennemi ». De nouvelles liaisons ferrées, loin de relier les deux Lorraine, sont conçues dans le but avoué de restreindre davantage encore les relations entre les deux pays. Ainsi, l'accès à la zone annexée de Château-Salins imposait à ses habitants et aux fonctionnaires allemands le transit pas Nancy et le territoire français via une liaison transfrontalière. Les autorités allemandes remédient à cette situation déplaisante en inaugurant en 1881 la ligne Château-Salins – Sarralbe, qui ancre plus fortement les populations francophiles de la Seille dans le Reich.

Parallèlement, les liens ferroviaires se renforcent entre la Moselle et la Prusse. Sept voies ferrées parallèles traversent ainsi la centaine de kilomètres de l'ancienne frontière, soit une voie ferrée tous les quatorze kilomètres en moyenne ! De l'autre côté de la frontière, la Compagnie de l'Est accroît son réseau en multipliant les relations économiques et électoralistes entre de petits centres de population et d'activités, raccordés au reste de la France par le biais de liaisons plus importantes.

Parallèlement, des pans entiers de l'économie se réorganisent en fonction des nouvelles contraintes frontalières : ainsi, la filière d'ennoblissement du textile vosgien, traditionnellement située en Alsace, se ferme progressivement aux tisseurs vosgiens. Une unité est alors créée à Thaon-les-Vosges. L'amoindrissement des flux transfrontaliers textiles est contrebalancé par la multiplication des relations ferroviaires entre ces nouvelles unités françaises et le marché hexagonal. La fossilisation de la frontière transparaît enfin dans le traitement ferroviaire des zones industrielles naissantes du Pays Haut, que le conflit a réparties entre la France et l'Allemagne. Cette zone se couvre rapidement des relations ferroviaires nécessaires à son exploitation. Côté prussien, le réseau ferré est notamment mis au service de l'extraction massive du minerai de fer mosellan. Le procédé des Müterrwerkeet des Töchterwerke exige d'excellentes relations ferroviaires entre les sites ferrifères et les « usines-filles » (fonte et produits semi-finis) du bassin de l'Alzette et de la vallée de l'Orne d'une part et les « usines-mères » de finition d'autre part. De nouveaux tracés sont mis au service de cette intégration économique, notamment le raccordement Bouzonville – Dillingen, directement connecté à l'unité sidérurgique allemande.

Néanmoins, alors que de part et d'autre de la frontière se multiplient puits de mines, hauts-fourneaux et usines sidérurgiques, aucun lien ferroviaire officiel n'est tissé à travers la frontière. Les demandes insistantes de la famille de Wendel, dont les usines sidérurgiques de la vallée de l'Orne sont raccordées tant au réseau français via Conflans-Jarny qu'aux infrastructures allemandes via Hagondange, n'aboutiront pas au comblement du hiatus qui subsiste entre les deux lignes. Des voies privées relient pourtant les usines allemandes et françaises du groupe, et leur trafic alimente la liaison EL. Pour autant, les deux États-majors s'opposent à une trop grande proximité des liaisons ferrées de la frontière. Ils n'autorisent ainsi la jonction de Longwy à Villerupt qu'à la condition que la voie française s'inscrive sur le contrefort, dominant de quarante mètres le territoire mosellan et rendant impossible toute jonction des deux réseaux ferrés. Progressivement, la fossilisation de la frontière se renforce sous l'influence de la militarisation croissante des glacis frontaliers, témoins des préparatifs du premier conflit mondial qui offrira au réseau ferré lorrain la réunification qu'il n'attendait plus.

LA MILITARISATION DE LA FRONTIÈRE

Les premières années du vingtième siècle voient la frontière cristalliser les préparatifs d'un nouveau conflit. Les autorités militaires françaises, tardivement conscientes de l'intérêt stratégique du réseau ferré, s'attachent à le moderniser et à le préparer à remplir les fonctions militaires que les Allemands lui ont toujours assignées[8]. Les leçons de la défaite de 1870 les incitent notamment à exiger le doublement et le réaménagement d'emprises stratégiques: la ligne Chaumont – Pagny-sur-Meuse est ainsi doublée et équipée de quais militaires dès 1878. Alors que le réseau ferré réalisé couvre régulièrement la région, la militarisation de la frontière impose aux compagnies la création de nouvelles liaisons d'essence stratégique, qui ne peuvent se révéler rentables. Implantées dans des zones économiquement défavorisées, elles seront fréquemment abandonnées dès le retour à des conditions géopolitiques plus pacifiques, à l'image de la ligne Joinville – Sorcy. Equipée de quais militaires et construite avec un luxe de sauts-de-mouton et de raccordements, son utilité n'excède pas la Grande guerre. Inadaptée à la desserte économiquement rentable de ce secteur très rural, elle est rapidement abandonnée.

L'Allemagne a, parallèlement, immédiatement développé une politique destinée à doter la Moselle du dense réseau ferré qu'elle estime nécessaire à la défense de ses frontières occidentales. Néanmoins, la militarisation des zones frontalières s'intensifie avec l'arrivée au pouvoir de Guillaume II. Sa stratégie militaire implique la Moselle en tant que tête de pont en cas d'offensive vers la France. Le réseau ferré mosellan est alors renforcé, notamment par la mise à double voie de près de 1000 km d'emprises stratégiques et économiques que complètent divers aménagements, offrant à ce réseau un caractère de modernité étonnant. Parallèlement, Berlin conçoit de nouvelles voies stratégiques assorties à sa politique militaire. Elle renforce la défense et l'approvisionnement des places-fortes de Metz et de Thionville en ouvrant deux nouvelles liaisons (Bouzonville et Dillingen et Metz – Anzeling), palliant l'éventualité de la prise des lignes plus exposées. Les dernières infrastructures réalisées par le Reichrépondent ainsi à des considérations purement stratégiques, qui ne se cachent plus derrière la satisfaction de besoins économiques : la liaison Metz – Anzeling avait fait l'objet d'un projet d'intérêt local, rejeté en 1866 car le canton de Vigy n'atteignait pas le minimum requis de 1200 habitants. En 1908 est ouverte cette liaison stratégique à double voie, dont les raccordements directs et les 3 km d'ouvrages d'art lui offrent un profil particulièrement favorable dans cet environnement vallonné. La durée de vie de cette réalisation démesurée, inscrite dans une zone jugée trop rurale pour accueillir un simple chemin de fer économique, fut très courte, la desserte des voyageurs prenant fin dès la seconde guerre mondiale. De même, la dernière réalisation de l'administration allemande (Bettelainville – Waldwisse – Merzig), éminemment stratégique et mise en service au cœur de la Grande guerre, ne parvient pas à trouver le trafic susceptible d'assurer son maintien ultérieur. Les orientations principales et certains tracés du réseau ferré qui émerge du premier conflit mondial apparaissent globalement inadaptés à la réunification de la Lorraine. Le retour de la frontière dans son tracé de 1815 induit de nouvelles modifications des courants d'échange, et donc des flux ferroviaires. Néanmoins, l'atténuation très progressive des échanges avec l'Allemagne, et notamment avec la Sarre occupée, modère l'obsolescence géopolitique des infrastructures ferrées. Par ailleurs, la modernité des installations ferroviaires et la bonne desserte des zones industrielles se révèlent bien adaptées à la réalité économique de l'Entre Deux Guerres. La France n'a alors plus qu'à combler les lacunes subsistant entre les deux réseaux et à réorienter les parcours selon ses besoins.

LA JONCTION DES RÉSEAUX ENNEMIS

L'expérience et les destructions du premier conflit mondial amène le grand État-major français à revoir sa stratégie et son réseau ferré. Le rétablissement de ce dernier s'accompagne de mesures de modernisation, ainsi que d'une volonté d'effacer le souvenir de cette éphémère et douloureuse frontière. Toutefois, la réunification territoriale n'amène pas à un retour aux conditions ferroviaires antérieures, le réseau alsacien et mosellan rendu par le Reich conservant sa spécificité et son autonomie. Un arrêté du Commissaire Général de la République du 19 juin 1919 crée l'Administration des Chemins de Fer d'Alsace et de Lorraine (AL), qui demeure indépendante de la Compagnie de l'Est. L'État va toutefois exiger une certaine unification des deux réseaux, et notamment la continuité des services. En effet, parmi les héritages germaniques de l'AL, la circulation des trains à droite ou la persistance de tarifs et d'horaires spécifiques constituent des obstacles au passage d'une frontière pourtant démantelée. L'atténuation de la démarcation implique l'inversion des orientations jusqu'alors dominantes, et notamment le renforcement significatif des relations de l'AL avec la France, au détriment de celles avec l'Allemagne. Quelques itinéraires, en direction notamment de la capitale, connaissent des progrès substantiels, tandis que d'autres tombent dans une semi-léthargie, prélude à un rapide déclassement. Ces liaisons surnuméraires relevaient de trois situations : doublons ferroviaires issus de la reconstitution des itinéraires après l'annexion, liaisons nées de considérations stratégiques ou de la multiplication des relations avec l'Allemagne. Leur obsolescence géopolitique impose leur suppression progressive et la réadaptation des itinéraires.

Fichier:Empreinte militaire en Lorraine (12-2013) Anne Hecker - Après 1914, reconstruction et simplification.jpg
Figure 5: Après 1914: La reconstruction et la simplification du réseau lorrain.

De nouvelles voies ferrées, destinées à combler les lacunes subsistant de part et d'autre de l'ancienne frontière, sont également mises au service de la réunification ferroviaire. Certaines ne constituent que la régularisation de jonctions, réalisées sans véritable fondement légal. Ainsi, la liaison de la vallée de l'Orne, officiellement achevée en 1925, assure dès 1914 la continuité du service des marchandises, le hiatus de quelques centaines de mètres subsistant entre les sections allemandes et françaises ayant été réduit par des embranchements industriels privés, puis comblé par les autorités allemandes. Le maintien à titre définitif de cette jonction, sans existence juridique et réalisée sans autorisation sur des terrains privés, est finalement prononcé en juin 1923, autorisant la conduite des travaux de parachèvement. Subsiste alors la barrière vosgienne. Les projets de 1869 avaient été enterrés pour quarante ans par le conflit franco-prussien. Si les relations entre les Vosges et l'Alsace occupée ne se sont jamais taries, il faut toutefois attendre l'Armistice pour que, dans l'euphorie de la victoire, la promesse d'abattre cette double frontière, topographique et politique, redevienne d'actualité. Le souvenir du rejet allemand de toute jonction ferroviaire accorde à ce franchissement une valeur tant symbolique que stratégique. Dès lors, trois percées sont entamées, dont deux – Saint-Dié à Saales et à Sainte-Marie-aux-Mines – arriveront à leur terme. Le pléthorique programme trans-vosgien s'arrête alors, car la France arme à nouveau ses frontières, mobilisant les ressources de la nation et s'opposant à de nouvelles percées de cette frontière naturelle.

Les bouleversements auxquels sont soumis les espaces frontaliers au cours de ce demi-siècle ont profondément influencé l'évolution du réseau ferré lorrain, alors en plein essor. Les évolutions différenciées de part et d'autre de cette frontière mouvante, ainsi que la prise en compte de considérations géopolitiques et stratégiques, ont notamment offert à la Lorraine un réseau ferré particulièrement dense : les programmes militaires et stratégiques sont à l'origine de réseaux pléthoriques, aux infrastructures parfois redondantes. Dès lors, le XXe siècle sera synonyme de contraction ferroviaire, transformant partiellement ce capital ferroviaire en héritage. Néanmoins, en dépit de son extension plus importante (111 m de voies ferrées par km²) que son homologue français (82m/km²), le réseau ferré lorrain ne subit pas une contraction plus substantielle, perdant 48 % de ses infrastructures « voyageurs ». Il apparaît, de par ses conditions de réalisation, mieux adapté à la société moderne dans laquelle il va devoir s'inscrire. Son organisation moins formellement centrée sur la capitale, la modernisation issue des améliorations stratégiques et des dommages de guerre, l'étendue des itinéraires à double voie ... offrent au réseau ferré lorrain les clés d'une entrée réussie dans le XXe siècle.

NOTES

  1. En dépit de dissensions régulières entre l'Est et les compagnies indépendantes, des solutions de continuité étaient généralement trouvées, et le rachat progressif des petites compagnies par l'Est réglait définitivement le problème.
  2. Figure 2
  3. Figure 1
  4. Littéralement « la voie des canons ».
  5. François Roth, La Lorraine dans la guerre de 1870, Presse universitaire de Nancy, Nancy, 1984, 116p. Ainsi que l'un de ses articles, « La frontière franco-allemande 1871 – 1918 », in Annales de l'Est, Presses universitaires de Nancy, Nancy, PUN, 1992-1, pp.35–52.
  6. Figures 2 et 3
  7. Article 5 de la Convention du 17 juin 1873, passée entre la Compagnie de l'Est et l'État, citée pp.56-57 du troisième tome d'Alfred Picard, Étude historique sur la constitution et le régime du réseau 1884, Débats parlementaires, actes législatifs - réglementaires - administratifs - etc., six tomes, Paris, J. Rotschild Editeur.
  8. Philippe Boulanger, La Géographie militaire française : 1871 –1939, Economica, Paris, 2002, 619p.


  Pour citer cet article :
Anne Hecker - Les adaptations du réseau ferré lorrain aux fluctuations de la frontière franco-allemande (1871 - 1918) - Projet Empreinte militaire en Lorraine
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