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Empreinte militaire en Lorraine (10-2013) Florian Hensel

De Wicri Lorraine
Le classement du champ de bataille du Linge au titre des Monuments Historiques.


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Auteur : Florian Hensel

« Ce n'est pas l'aspect même des choses qui rend vulnérable les paysages du front, mais le souvenir des luttes dont ils ont été le théâtre et il est certain que ce souvenir ne s'attachera dès les prochaines années qu'aux lieux dont le nom est revenu si souvent dans les communiqués et qu'ils en garderont un prestige légendaire. C'est à signaler ces « lieux-dits » tragiques qu'il importe de s'attacher, les conserver dans leur aspect actuel est secondaire en admettant que ce soit pratiquement possible. Les zones de combat qui s'étendent en forêt, à la cime des monts, loin de tout centre habité sont déjà ou ne tarderont guère à être transformées en des champs de broussailles et de ronces d'où jailliront bientôt de jeunes sapins qui ne ressembleront en rien aux champs de mort labourés par les tirs de l'artillerie qu'ont connus les combattants. »[1].

Par ces propos, Frédéric Robida, dont nous reviendrons sur les actions un peu plus loin, résume parfaitement la situation dans laquelle se trouvent les anciens champs de bataille alsaciens, et plus particulièrement celui du Linge, au lendemain de l'Armistice. À cette date, ce sont des tractations nombreuses qui poussent les autorités à prendre des mesures en ce qui concerne la protection de ces vestiges particuliers, d'aucune manière pris en compte par les jeunes législations, tant françaises qu'allemandes, concernant les lieux de mémoire. Le rapport dont est tiré cet extrait, datant du mois d'octobre 1919, témoigne parfaitement de cette rapide prise de conscience vis-à-vis de l'importance de la perduration des traces des anciens champs de bataille. Ce qu'il est intéressant d'observer dans ce vaste cadre, aux limites relativement floues, est l'importance accordée à l'uniformisation de la règlementation en vigueur étant donné, comme tout un chacun le sait, que l'Alsace sort de près d'un demi-siècle d'administration allemande. Ainsi, alors qu'en France la loi du 31 décembre 1913 semble enfin être cohérente en matière de Monuments Historiques, la région est encore assujettie à des mesures datant d'avant 1870, les Denkmalpflege, lois mettant en place des services quasiment similaires en Allemagne, n'étant pas encore entrées en vigueur dans les départements annexés[2].

Au-delà de simplement régir la gestion des bâtiments déjà protégés avant la guerre franco-prussienne, tels que par exemple l'abbaye de Murbach classée en 1862, il s'agit désormais de mener à bien un travail de protection et de conservation des anciennes zones de combats. Comme cela est souligné dans l'extrait ci-dessus, il s'agit là d'une véritable course contre le temps et les sévices qu'il engendre sur ces paysages particuliers. Durant les mois suivant le conflit, il s'agit de ce fait avant tout de trouver un juste milieu entre l'effacement total des traces laissées par le fracas de la Première Guerre mondiale d'une part, et une préservation trop outrageuse et ingérable de l'autre. L'enjeu que représente le classement des zones de combats semble avoir été parfaitement compris par le Ministère de la Guerre qui, dès la fin de l'année 1918, établit une liste des souvenirs de guerre à conserver et à mettre en valeur. Parmi ces derniers, nous pouvons notamment trouver le champ de bataille du Linge qui occupera le cœur de notre propos ici.

Dans l'histoire de ce site, son classement au titre des Monuments Historiques représente un préalable indispensable afin de le mettre à l'abri de ses différents visiteurs qui se l'approprient progressivement. Plusieurs mesures sont ainsi prises à l'encontre de ces derniers, comme par exemple le règlement émis le 21 juin 1921[3] par Robert Danis[4], directeur du service de l'Architecture et des Beaux-arts d'Alsace, qui présente certaines restrictions, telles que par exemple l'interdiction d'allumer des feux sur l'ancien champ de bataille. À travers la publication de ce dernier, il semble évident que le Commissariat Général de la République de Strasbourg a déjà parfaitement conscience des problèmes engendrés par ce nouveau type de tourisme un peu moins de deux ans après la fin des combats. C'est dans ce contexte que sont progressivement menées à bien les diverses tractations conduisant au classement de l'ancien champ de bataille au titre des Monument Historique. Ainsi, c'est avant tout par nécessité que ce dernier est promulgué, afin de préserver son intégrité et de servir en quelque sorte de « garde-fou » pour éviter que les travaux de remise en état du sol n'altèrent les traces du conflit et, par la même occasion, l'aspect de « Tombeau des Chasseurs » qui l'enveloppe depuis les combats de l'été 1915.

Au fil de notre réflexion, nous allons à présent tenter de définir en quoi le classement de ce site particulier est directement hérité d'une politique patrimoniale d'un type totalement inédit qui se développe au lendemain de la Grande Guerre. Si le rapport de Frédéric Robida présentant ses observations générales en ce qui concerne les anciennes zones de combat représente un jalon incontournable dans le cheminement vers la sauvegarde de ces « monuments » d'un genre nouveau, il nous faudra également tenir compte des tractations proprement administratives qui conduisent au classement du site du Linge.

Le premier événement marquant dans le paysage des vestiges de guerre alsaciens est sans aucun doute l'arrêté pris par Alexandre Millerand[5] le 8 juillet 1919. Ce dernier confie en effet à Frédéric Robida[6], un artiste-peintre originaire d'Argenteuil, une mission d'étude des terrains mentionnés en tant que « souvenirs de guerre » par le Ministère de la Guerre au lendemain de l'Armistice. Cette dernière mesure traduit parfaitement la nécessité, tant au niveau régional que national, de conserver les vestiges du conflit venant de prendre fin. À travers son étude des anciens champs de bataille alsaciens, le chargé de mission présente différents points à développer afin d'assurer leur perduration dans la mémoire collective et soulève de ce fait plusieurs problèmes liés à leur conservation. À la fin de son enquête, les travaux de Frédéric Robida se déclinent, d'une part en des Considérations Générales présentant l'étendue de la tâche à mener au niveau régional et, d'autre part, en des comptes rendus plus ciblés, évoquant les problèmes spécifiques aux principaux lieux de combat, dont fait notamment partie celui du Linge. Comme le souligne André Claverie[7], les travaux de Frédéric Robida s'inscrivent dans le cadre plus large de questions fondamentales posées au niveau national et qui sont, d'une part, celle de l'utilisation des trois millions d'hectares de terres dévastées, et, d'autre part, celle de l'organisation de la commémoration de la Grande Guerre.

Avant d'en venir au cœur du sujet qui le préoccupe, le chargé de mission établit le constat que les vestiges qu'il est tenu d'étudier sont en grande partie altérés par le temps qui a déjà entrepris son œuvre de camouflage des plaies héritées de la guerre. Depuis la cessation des hostilités, ce sont en effet huit mois et un hiver qui se sont écoulés, durant lesquels les champs de bataille ont été abandonnés par les administrations, si ce n'est pour les travaux de première nécessité tels que le désobusage. Ainsi, la plupart des tranchées sont rapidement comblées par le gel, et, plus grave encore, les habitants des environs contribuent eux aussi fortement à la modification de ces paysages. Ces derniers, pour la plupart démunis par les années de guerre, sillonnent ces secteurs en récupérant toutes sortes de choses afin d'améliorer leur ordinaire. Toutefois, afin de nuancer ce constat, Frédéric Robida constate que « si le temps passé a compromis les possibilités de conservation de certains des ouvrages militaires, il a, en revanche, favorisé une sorte de sélection naturelle des idées comme des faits matériels grâce à laquelle il devient possible de prendre, en connaissance de cause, les décisions nécessaires ». Il témoigne ici clairement qu'il est conscient de la difficulté de sa tâche, et qu'il devra mettre au point des modes de préservation appropriés à ce type de sites totalement nouveaux et ce le plus rapidement possible, afin de pouvoir conserver au mieux ces « souvenirs de guerre ». De ce fait, il néglige souvent le dialogue avec les instances locales, notamment au moment du rachat des terrains par l'État, ce qui suscite un sentiment d'incompréhension[8] de la part de ces dernières à son égard. Afin d'y remédier, il demande à Robert Danis de transmettre aux maires et aux instituteurs de chaque commune une circulaire[9] attirant leur attention sur la nécessité de conserver les sites historiques dans leur intégrité. Enfin, le dernier élément apparaissant tout en filigrane dans son rapport est sans nul doute le manque de moyens financiers, qui le pousse à privilégier les souvenirs de première ligne, considérant que les autres n'ont vocation à demeurer que des « souvenirs locaux ». De ce fait, André Claverie considère justement que le jugement du chargé de mission est « plus proche de l'impressionnisme que d'une construction juridique ou administrative rigoureusement structurée »[10].

Le premier constat que nous pouvons faire au regard du travail réalisé par Frédéric Robida est sans nul doute sa volonté de délimiter un terrain à conserver, qui permettrait selon lui de protéger efficacement les « souvenirs de guerre » de « toute profanation qui en modifierait le sens » plutôt que de les « conserver indéfiniment dans un état déterminé ». À travers ces propos, nous pouvons percevoir une forte allusion aux futurs travaux de reconstitution des sols, largement préjudiciables aux « lieux de la piété nationale ». De ce fait, il définit également les nuances entre un Monument Historique au sens premier du terme et les lieux de batailles, en admettant que les travaux d'entretien seront de nature totalement différente. De ce fait, la première action que le chargé de mission souhaite mener à terme est d'effectuer une sélection des monuments à conserver. Comme nous l'avons indiqué plus haut, seuls les éléments de première ligne, auxquels il souhaite donner une vocation instructive et documentaire, semblent présenter un intérêt pour lui, en raison de leur caractère évocateur des combats. Dans le rapport, une place importante est également accordée à la conservation et à l'entretien des cimetières, qu'il considère comme les jalons des champs de bataille devant « conserver le souvenir des sacrifices consentis pour la défense de la Patrie ». Il émet ainsi la volonté d'uniformiser ces sites, en leur conférant le statut de lieux de mémoire via l'appellation « Nécropole nationale », ayant vocation à regrouper les différents lieux d'inhumations provisoires en un lieu unique. Il relativise toutefois ses propos car il a conscience que tous les morts ne sont pas identifiés[11]. De ce fait, il propose de faire des champs de bataille des lieux de commémoration dans leur globalité et souhaite les « protéger de toute profanation comme de tout voisinage indésirable et de l'indifférence des foules ». En effet, le chargé de mission souligne à plusieurs reprises le risque engendré par le développement de ce nouveau genre de tourisme et se méfie plus particulièrement des foules, « dont les coups de talons sont destructeurs », qui se rendent toujours plus nombreuses sur les anciennes zones de guerre. Parmi ces personnes, seuls les pèlerins semblent disposer d'une certaine légitimité à ses yeux, ce qui entraîne un développement particulier des lieux dans lesquels ces derniers s'attardent le plus, à savoir les cimetières.

En conclusion à son rapport, Frédéric Robida émet plusieurs suggestions afin de palier aux divers problèmes qu'il a rencontrés. En premier lieu, il considère que la meilleure solution pour l'État est d'acquérir les terrains sur lesquels se situent ces anciens champs de bataille, et notamment ceux appartenant à plusieurs propriétaires, comme par exemple celui du Linge, qui s'étend sur le ban de trois communes et de deux cantons. Afin d'éviter des surcoûts, ce dernier propose de limiter le classement aux trois hauts lieux de la Grande Guerre en Alsace, que sont le Hartmannswillerkopf, la Tête des Faux et le Linge. Sur ces sites, il veut à tout prix éviter de réaliser des aménagements trop ostentatoires qui finiraient par « transformer des champs de bataille pleins de souvenirs héroïques en des paysages truqués sans signification ». Ainsi, il préconise la reconstitution forestière afin de fossiliser le sol et d'isoler ces « régions sacrées », solution la moins onéreuse et la plus facile à mettre en œuvre sur ces sites. L'importance qu'il accorde aux forêts dans sa mission de conservation des « souvenirs de guerre » est telle qu'il recommande par ailleurs l'utilisation des agents des eaux et forêts pour les missions de gardiennage de ces derniers. Afin d'éviter toute ambiguïté dans la conservation de ces vestiges et surtout d'empêcher que les ouvrages non retenus se voient transformés en dépôts d'immondices, Frédéric Robida préconise leur destruction, exception faite de ceux qui pourraient éventuellement être réutilisés à d'autres fins.

Avec le recul actuel, nous pouvons constater que ce rapport s'est avéré prémonitoire en plusieurs points, notamment lorsqu'il nous présente les risques encourus par les anciens champs de bataille, comme par exemple celui de se transformer en « dépôts d'immondices », état dans lequel se trouve le site du Linge à la veille de sa remise à jour durant les années 1960. Au final, la Commission de l'Architecture et des Beaux-Arts approuve en bloc le classement des souvenirs de guerre proposé dans le rapport Robida au cours de sa séance du 12 avril 1920[12], ce qui aboutit, après de nombreuses tractations auxquelles nous allons nous intéresser à présent, au classement du champ de bataille du Linge au titre des Monuments Historiques.

La mise en place de la protection légale de ce site se déroule en plusieurs étapes successives. En effet, l'un des principaux problèmes de ce dernier est qu'il s'étale sur le ban de trois communes distinctes, ce qui rend complexe la réalisation de toute action de protection uniforme. Ainsi, pour conserver ce qu'il considère à juste titre comme l'un des champs de batailles principaux en Alsace, il préconise son classement au titre de Monument Historique. Comme nous avons déjà pu le constater, le gouvernement français, et plus principalement les Ministères de la Guerre et des Beaux-Arts, s'intéresse de près à cette question. Le Ministre de la Guerre, M. Georges Clémenceau, dans une note[13] datée du 1er décembre 1918, considère par exemple le Linge comme le « sommet d'un mamelon complètement bouleversé ». En outre, ce document pose également les bases d'un service de conservation des vestiges de guerre ayant pour tâche de délimiter les souvenirs à conserver, puis d'y « placer des écriteaux et de les entourer de fils de fer afin de préciser le statut du monument en cours de classement ». Les réalités du terrain sont toutefois différentes. En effet, à une date où les travaux de remise en état n'ont pas encore débuté et où bien des secteurs ne sont pas accessibles, il semble inconcevable d'entourer ces sites de fils de fer dans leur ensemble. Une seconde directive, également contenue dans cette note concerne cette fois les personnes à qui incomberont les tâches de gardiennage en précisant que la surveillance devra se faire par les architectes ordinaires des Monuments Historiques, par les architectes des Régions Libérées ainsi que par les brigades de gendarmerie, les gardes champêtres, les agents des Ponts-et-Chaussées, les gardes des Eaux et forêts et tous les autres agents administratifs assermentés de la région. Ces quelques mesures, témoignent de l'importance de ces monuments en cours de classement aux yeux des autorités qui tentent, par le biais d'une présence physique, de préserver leur intégrité. Cependant, il nous faut considérer ces quelques directives comme un point de départ vis-à-vis de la protection des anciens champs de bataille, et en rien comme une finalité.

En ce qui concerne le classement en tant que tel, la première démarche à entreprendre est l'application d'une législation au niveau régional. En effet, la loi allemande en matière de Monuments Historiques diffère largement de celle appliquée en France. Les démarches sont ainsi simplifiées par l'arrêté pris par Alexandre Millerand, le 20 juin 1919, rendant applicable aux départements recouvrés la loi française du 31 décembre 1913[14]. Ce dernier intervient au lendemain de la rédaction d'un projet de loi[15] daté du 16 juin 1919, visant à préciser les modalités de classement des Monuments Historiques dans ces derniers. Le dernier tournant qui semble ancrer les vestiges de la Première Guerre mondiale dans le cadre des Monuments Historiques en Alsace est pris au mois d'octobre 1919, durant lequel ont lieu deux évènements déterminants. Le premier est la remise du rapport de Frédéric Robida le 15 du mois, qui, comme nous l'avons constaté plus haut, présente l'état des vestiges de guerre alsaciens, ainsi que les solutions à mettre en œuvre afin de les conserver. Le second a pour sa part lieu le 17 octobre, date à laquelle l'arrêté du 20 juin 1919[16] revêt force de loi, ce qui implique la prononciation du classement par le Commissaire Général de la République, sur la proposition du directeur de l'Architecture et des Beaux-Arts. Cette dernière est toutefois soumise à l'avis de la commission de l'Architecture et des Beaux-Arts, composée de neuf membres[17] nommés par Alexandre Millerand en personne, ce qui simplifie les procédures à entreprendre. Avec cette dernière décision, le plus gros des démarches théoriques semble terminé, mais il reste toutefois de nombreuses lacunes à combler du point de vue pratique. Ces dernières sont par exemple soulignées lorsque la Commission de l'Architecture et des Beaux-Arts exprime le vœu favorable au classement du champ de bataille du Linge au titre des Monuments Historiques le 12 avril 1920[18]. Au cours de cette séance il est notamment précisé que des agents forestiers vont être chargés de la surveillance de ces zones. De ce fait, nous pouvons supposer que cette dernière n'est toujours pas assurée.

En ce qui concerne le classement de l'ancien champ de bataille du Linge, les choses s'accélèrent à partir du 20 mai 1920[19], date à laquelle le conservateur des Eaux et Forêts de Colmar effectue une tournée sur le site. De cette dernière, il envoie un rapport à Paul Gélis, subordonné de Robert Danis au sein du service des Monuments Historiques du Haut-Rhin. Il y précise notamment avoir délimité une zone « présentant à la fois un grand intérêt historique et national et de très grosses difficultés de reconstitution pouvant faire avantageusement l'objet d'une acquisition par l'État ». Il y indique également que la taille de ces terrains se situe entre 73,5 et 74 hectares en ce qui concerne la commune d'Orbey et qu'elle est d'environ 10 hectares en ce qui concerne celle d'Hohrod. Il délimite par ailleurs une seconde catégorie de terrains bouleversés, de même nature mais présentant un intérêt moindre. Les surfaces de cette dernière sont de 4 hectares pour Orbey et de 12 hectares pour Hohrod. Une fois en possession de ce rapport, la réaction de Paul Gélis[20] ne se fait attendre. Dès le 11 juin 1920[21], ce dernier le transmet à Robert Danis, en lui précisant qu'il y a intérêt à ce que l'État devienne propriétaire des terrains de l'ancien champ de bataille. Du point de vue historique, il indique que ce site mériterait sans aucun doute d'être conservé mais c'est surtout du point de vue financier que le classement s'avère être intéressant. En effet, celui-ci éviterait à l'État de payer une remise en état des sols qui s'avère être plus coûteuse que la valeur réelle des terrains. De plus, il remarque une nouvelle fois qu'il y a « extrême urgence à régler de suite cette question afin de pouvoir exercer une surveillance active sur ces terrains intéressants au plus haut point notre histoire, et malheureusement trop peu respectés par les touristes ». L'ensemble de l'affaire est immédiatement traité par Robert Danis[22] qui transmet, quelques jours plus tard, le projet de classement au directeur du Service des Dommages de Guerre. En réponse, ce dernier soulève un problème spécifique à l'Alsace-Moselle : le classement en tant que monument historique ne peut se faire sans l'application de certains articles de la loi du 17 avril 1919 relative aux dommages de guerre. Rédigée à la hâte, afin de proposer une solution concrète aux sinistrés du conflit, cette dernière compte cependant de nombreuses tares, et n'est pas appliquée immédiatement dans les départements recouvrés qui continuent de ce fait à utiliser la loi allemande du 3 juillet 1916 sur la constatation des dégâts de guerre sur le territoire de l'Empire. Il serait toutefois trop long pour nous d'étudier ces deux lois dans le détail, étant donné que ce ne n'est qu'une infime partie de ces dernières qui peut être appliquée au site du Linge. En effet, il faut garder à l'esprit ici qu'il s'agit d'une loi unique ayant pour vocation de régir l'ensemble des cas d'indemnisations au lendemain de l'Armistice. Pour le champ de bataille du Linge, cette loi s'applique à plusieurs échelons. D'une part elle sert au remboursement des habitants ayant subi des dommages matériels dans ce secteur du front, et, d'autre part, ce qui est plus au cœur de notre propos ici, elle est aussi utilisée dans le cadre des cessions à l'État de terrains endommagés par le conflit via son article 46 :

ART. 46. -- §6. [L'État] a la faculté de se rendre acquéreur, pour tout ou partie, des immeubles endommagés ou détruits. À défaut d'accord amiable, le prix est déterminé suivant les règles prescrites au titre précédant pour l'évaluation de l'indemnité en tenant compte de la valeur du sol en y comprenant tous les éléments prévus en cas de remploi, si le vendeur prend l'engagement de l'effectuer dans les conditions précisées à l'article 5 de la présente loi. […]

ART. 46. -- §7. L'État devra se rendre acquéreur des immeubles après tentative de conciliation, si la remise en état du sol dépasse la valeur du terrain, dépréciée dans son utilisation, en tenant compte, s'il y a lieu, de la dépréciation qui pourrait en résulter pour le surplus de l'immeuble, en cas d'acquisition partielle.

Toutefois, malgré ces inconvénients majeurs, les démarches de rachat de parcelles suivent leur cours. Nous pouvons par exemple citer le cas du maire d'Orbey qui, dans une lettre[23] au Sous-Préfet de Ribeauvillé, demande un plan définitif des terrains qui doivent être compris dans la zone historique afin de savoir à quels propriétaires il doit s'adresser afin de demander leur consentement au classement. Les événements s'accélèrent à partir du 9 septembre 1920[24], date à laquelle la loi du 17 avril 1919 est appliquée aux départements d'Alsace et à la Moselle. Ensuite, c'est au début de l'année 1921 que les choses avancent à nouveau. Dès le 16 janvier[25], la commune d'Orbey attribue gratuitement une partie du sol communal, dont notamment le cimetière militaire du Wettstein au ministère des Pensions. Il s'agit là du premier pas vers le classement de ces zones. Le second est réalisé par la commune de Soultzeren le 19 février[26]. À cette date, son Conseil Municipal donne son consentement au classement parmi les Monuments Historiques des parcelles figurant dans le secteur du Linge. Avec cette délibération, un tiers du travail est réalisé. Il ne reste donc plus qu'à faire de même dans les communes de Hohrod et d'Orbey. Pour cette dernière, il faut attendre le 24 juin pour que le Conseil Municipal donne son aval au classement des parcelles 29, 30 b, 31, 32, 33, 36, 38, 39, 40 et 41. Ce dernier demande toutefois une indemnisation de la part de l'État pour ces terrains qu'il considère comme « les meilleurs de la commune ». Pour la commune de Hohrod, le Conseil Municipal[27] consent le 21 août 1921[28] à la cession des terrains, et notamment de ceux se situant à proximité de l'ancien cimetière allemand. Ces décisions prises au niveau des communes s'accompagnent également de diverses autres émanant de la part du Haut Commissariat à la République, assimilant déjà les sites en instance de classement à de véritables Monuments Historiques, en leur appliquant les règlementations prévues à cet effet. Nous pouvons par exemple citer ici une directive du 21 février 1921 précisant que « le service des Monuments Historiques a adopté le principe que dans la zone classée, le terrain pourrait être remis en état de production, les maisons démolies reconstruites dans leurs caractéristiques d'avant guerre, les bois mitraillés exploités et repeuplés, et que le but à atteindre est la prohibition de toute construction (guinguette, café, hôtel, monuments) pouvant apporter une note discordante et inesthétique au paysage historique ». Tout comme, par exemple, le fait de mettre en place un système de gardiennage[29], ces propos nous prouvent clairement que ces vestiges de guerre sont d'ores et déjà considérés comme des Monuments Historiques à part entière.

Au final, les décisions de classement des champs de batailles alsaciens par le Ministère de l'Instruction-Publique et des Beaux-Arts s'échelonnent tout au long de l'année 1921[30]. Le premier à en être concerné est le Hartmannswillerkopf, dont le classement est promulgué le 2 février. Le 11 juin, c'est au tour du site de la Tête-des-Faux d'obtenir la mention alors que le champ de bataille du Linge est le dernier des trois principaux sites évoqués par Frédéric Robida à être élevé à ce rang particulier. Ceci est chose faite le 11 octobre 1921[31], après près de deux ans et demi de démarches administratives.

Comme nous avons pu le constater ici, le classement de ces anciens lieux de batailles, et plus particulièrement celui du Linge, est le résultat de tractations complexes. Cependant, la décision de protéger ce dernier ne représente de loin pas la fin des démarches le concernant. Au contraire, il faut à présent procéder à la reconstitution des terrains alentours qui n'ont pas bénéficié de cette réglementation, et il faut surtout garantir l'intégrité du nouveau site classé, ce qui n'est pas toujours aisé. Au final, le nouveau statut est perçu comme un frein à la reconstitution des sols chez les habitants de la zone classée, pour qui cela annonce l'application de mesures administratives draconiennes en ce qui concerne la remise en état de leurs propriétés. Afin de pallier à ces restrictions, une proposition de déclassement partiel est émise le 17 juin 1931[32], après deux visites effectuées par le Service des Dommages de Guerre et de la Reconstitution et le Service des Beaux-Arts, afin de lancer le vaste chantier de remise en état. À cette occasion, Robert Danis demande au Ministre de l'Instruction Publique et des Beaux-Arts, de « réduire le classement aux parties principales et les mieux conservées des zones en question, où des ouvrages construits dans des matériaux durables permettront un entretien relativement aisé et peu onéreux ». Par ailleurs, il précise également que les anciennes tranchées, en majeure partie effondrées, constituent un grave danger pour les visiteurs, « la servitude du classement empêchant la remise en état du sol ». De ce fait, il demande un déclassement de ces terrains, à l'exception du « sommet du Linge avec ses ouvrages fortifiés, précédés d'une bande de terrain de 100 mètres de largeur, sur une superficie totale de 2 hectares 5190, propriété de la commune d'Orbey ». Le 21 octobre, dans une lettre[33] adressée au Sous-secrétaire d'État aux Beaux-Arts, Robert Danis précise qu'il a obtenu un avis favorable du Préfet du Haut-Rhin en ce qui concerne ce déclassement partiel. Le 19 décembre, le Préfet précise ses intentions[34] en présentant ses difficultés à déclasser les sites historiques du Linge et de la Tête des Faux, qui font l'objet des mêmes tractations, dans une lettre au Président du Conseil. À cette occasion, il émet à son tour une proposition de déclassement partiel en indiquant que celui-ci permettrait aux particuliers, anciens occupants de ces terres, d'entrer à nouveau en possession de leurs biens et de les exploiter. C'est finalement le 12 mars 1932 que le Service des Beaux-Arts modifie l'arrêté de classement du 11 octobre 1921. La décision est prise par la Commission des Monuments Historiques au cours de sa séance du 5 mars 1932 durant laquelle il est indiqué que : est classé « le sommet du Linge (commune d'Orbey) avec ses ouvrages fortifiés, précédés d'une bande de terrain de 100 mètres de largeur sur une superficie totale de 2 hectares 5190, conformément au plan cadastral dressé le 28 mai 1931 par M. Spiess, ingénieur »[35].

Au final, après plus de quatorze années de démarches administratives, le champ de bataille du Linge est classé au titre des Monuments Historiques dans sa configuration définitive afin de faire face tant aux dangers inhérents au site en lui-même qu'à ses visiteurs. Durant tout ce temps au Linge, les travaux de remise en état du sol, qui sont pour l'ensemble achevés vers 1925 dans le département du Haut-Rhin, ne sont pas exécutés, ou du moins pas de manière officielle[36]. Ce n'est qu'au lendemain de son déclassement que les premiers marchés publics sont passés et que le déblayage du site peut enfin débuter.

De manière plus large, le cas concret que nous venons d'évoquer nous a également permis d'effleurer la situation administrative complexe, oscillant entre France et Allemagne, dans laquelle se situe l'Alsace durant les quelques mois suivant son retour à la France. Par ailleurs, cette situation locale nous a également permis d'appréhender le climat dans lequel se trouve cette région, partagé entre un fort sentiment de recueillement, que nous pourrions presque considérer comme mystique, à l'égard de ces anciens secteurs du front et une atmosphère délétère, au sein de laquelle toutes les entorses aux législations semblent permises. Devenant un véritable enjeu politique, la patrimonialisation de ces sites se trouve être indispensable afin d'assurer leur conservation et leur transmission aux générations futures et ce, que ce soit en Alsace ou dans les autres départements français meurtris dans leur chair par la Grande Guerre.

ILLUSTRATIONS DE L'ARTICLE

Fichier:Empreinte militaire en Lorraine (10-2013) Florian Hensel - Abri français Linge.jpg
Annexe 1. Un abri situé sur les arrières français du Linge durant les années 1920.[37].
Fichier:Empreinte militaire en Lorraine (10-2013) Florian Hensel - Vue des lignes françaises Linge 1917.jpg
Annexe 3. Vue des lignes françaises prise depuis le sommet du Schratzmaennele, point culminant du massif du Linge, en 1917.[38].
Fichier:Empreinte militaire en Lorraine (10-2013) Florian Hensel - Vestiges Linge.jpg
Annexe 2. Actuellement entretenus par une association, les vestiges de la zone classée du Linge ont été remis en valeur depuis la fin des années 1968.[39].
Fichier:Empreinte militaire en Lorraine (10-2013) Florian Hensel - Vue actuelle des positions françaises Linge 1915.jpg
Annexe 4. Vue actuelle des positions occupées par les troupes françaises à la veille des assauts de l'été 1915. En arrière plan, on peut notamment distinguer le champ de bataille voisin du Reichackerkopf ainsi que la crête des Vosges.
Fichier:Empreinte militaire en Lorraine (10-2013) Florian Hensel - Vue Hurlin Linge.jpg
Annexe 5. Vue sur le Hurlin depuis les positions de départ françaises.[40].
Fichier:Empreinte militaire en Lorraine (10-2013) Florian Hensel - Remise en état du champ de bataille Linge 1930.jpg
Annexe 6. Une équipe d'ouvriers œuvrant à la remise en état du champ de bataille du Linge au lendemain de la guerre, probablement au début des années 1930.[41].

NOTES

  1. Frédéric Robida, Rapport sur le classement des « Souvenirs de Guerre » des fronts d'Alsace et de Lorraine, Archives départementales du Haut-Rhin (ADHR), Purg. 55568, pp. 3-4 .
  2. Pour une analyse plus approfondie de ces questions, nous renvoyons notamment aux travaux de maîtrise de Nicolas Lefort relatifs à la réorganisation du service des Monuments Historiques dans le Haut-Rhin entre 1919 et 1939.
  3. Archives Municipales de Munster A.M.M., Dossier H4 102a.
  4. Robert Danis (1879 – 1949), architecte en charge du Service de Protection des Monuments et Œuvres d'Art du front Est pendant la Première Guerre mondiale. Par la suite il est nommé architecte en chef des Palais nationaux, des Monuments Historiques et des Vestiges de Guerre en 1919 pour les départements du Haut-Rhin, du Bas-Rhin, de la Haute Saône, du territoire de Belfort et des Vosges. Directeur et professeur à l'École régionale de l'architecture entre 1921 et 1939, il a notamment réalisé le monument national au Cimetière militaire du Silberloch au Hartmannswillerkopf.
  5. Alexandre Millerand (1859 – 1943), socialiste militant radicaliste, il occupe la fonction de Ministre de la Guerre entre 1912 et 1913. Au lendemain de l'Armistice, il est nommé au poste de Commissaire général en Alsace-Lorraine. Le 23 septembre 1920, il est élu Président de la République et abandonne alors ses fonctions en Alsace
  6. Frédéric Robida (1884 – 1978), fils du dessinateur et artiste-peintre Albert Robida, il vient habiter à Strasbourg au lendemain de la Première Guerre mondiale entre 1918 et 1925. Durant son séjour, étant lui aussi peintre, il participe à un certain nombre d'expositions avec les principaux artistes de la région où il présente des aquarelles et des pastels représentant des paysages alsaciens.
  7. André Claverie, « L'Éthique d'un Classement de Monuments Historiques commémorant la Guerre 1914- 1918 en Alsace », in Dialogues transvosgiens, 1995, numéro 10, p. 121.
  8. Ceci est peut-être dû au fait que la majorité des élus locaux parlent généralement allemand, alors que Frédéric Robida est originaire d'Argenteuil. En effet, la seule instance locale avec qui il indique nominalement avoir travaillé est M. Ducloux, le maire de Lapoutroie, un village francophone.
  9. A.D.H-R, Purg 55568. Lettre datée du 29 juillet 1919.
  10. André Claverie, Art. cit., p. 122.
  11. Les impressions qu'il émet en ce qui concerne le cas des disparus semblent bien en avance sur son temps. Nous y reviendrons un peu plus loin.
  12. A.D.H-R, Purg. 55568.
  13. Idem.
  14. Boal, 1919, p.998
  15. A.D.H-R, Purg. 55568.
  16. Idem.
  17. Il s'agit de MM. Boeswilwald, Inspecteur général des Monuments Historiques, M. le docteur Bucher, M. le Baron de la Chaise, M. André Hallays, M. Hubert, conservateur du musée St Germain, M. Raymond Koechlin, M. Lalou, Inspecteur général des Bâtiments civils et Palais nationaux, M. Laugel, député d'Alsace et de M. l'abbé Muller, député d'Alsace. M. Danis en est le rapporteur et M. Charléty, recteur de l'Université, Directeur Général de l'Instruction Publique et des Beaux-Arts en est le président.
  18. A.D.H-R, Purg. 55568.
  19. Idem.
  20. Paul Gélis (1885 – 1940), architecte en chef, inspecteur des Monuments Historiques et des Palais nationaux en Alsace. Il entre dans l'administration le 1er septembre 1919 et exerce les fonctions d'architecte du gouvernement en Alsace jusqu'en 1940. (Source : N.D.B.A.).
  21. A.D.H-R, Purg. 55568.
  22. Minute du 21 juin 1920, Idem.
  23. Lettre du 24 juin 1920, Idem.
  24. Journal Officiel N° 246 daté du 9 septembre 1920. Source : A.D.H-R, Purg. 19533.
  25. Registre des délibérations de la Commune d'Orbey, séance du 24 juin 1921.
  26. Registre des délibérations de la Commune de Soultzeren, séance du 19 février 1921.
  27. Registre des délibérations de la Commune d'Orbey, séance du 24 juin 1921.
  28. Registre des délibérations de la Commune de Hohrod, séance du 30 janvier 1921.
  29. Selon la loi française du 31 décembre 1913, appliquée à l'Alsace-Lorraine par arrêté d'Alexandre Millerand le 20 juin 1919, la garde et la conservation des Monuments Historiques sont à la charge de l'État (Chapitre II).
  30. Source : BOAL.
  31. Source : Idem., 22 octobre 1921, N° 24, p. 1106.
  32. A.D.H-R, Purg. 55570
  33. Idem.
  34. Idem.
  35. Cet arrêté de classement est encore en vigueur à l'heure actuelle.
  36. En effet, un certain nombre de chantiers locaux sont menés à bien de manière individuelle ou frauduleuse.
  37. Ce secteur a été préservé en l'état jusqu'à la remise en état partielle du site, une dizaine d’années plus tard.
  38. Cette dernière illustre parfaitement l'ampleur des travaux qui attendent les équipes de réhabilitation durant les années d'après-guerre.
  39. Les campagnes successives de travaux permettent, aujourd'hui encore, de redécouvrir des infrastructures enfouies par les aléas du temps.
  40. A noter l'irrégularité du relief qui témoigne de la fureur des duels d'artillerie en ces lieux.
  41. De leur travail a résulté la sélection actuelle des vestiges militaires qui sont encore visibles aujourd'hui sur ce site.


  Pour citer cet article :
Florian Hensel - Le classement du champ de bataille du Linge au titre des Monuments Historiques - Projet Empreinte militaire en Lorraine
Consulté en ligne le <date du jour> - Url : http://ticri.inpl-nancy.fr/wicri-lor.fr/index.php?title=Empreinte_militaire_en_Lorraine_(10-2013)_Florian_Hensel

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