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Empreinte militaire en Lorraine (09-2015) Laure Hennequin-Lecomte

De Wicri Lorraine
« Mon cœur se partage entre les Français » : l’ambivalence de la frontière selon Octavie de Berckheim.


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Auteur : Laure Hennequin-Lecomte


La question de la frontière se pose avec acuité dès le début de la Révolution française, dans « Le beau jardin de la France », en Alsace. En déclarant la guerre le 20 avril 1792, la France ouvre une période de combats presque ininterrompus jusqu’en 1815 et s’impose à l’Europe comme la grande Nation conquérante. L’« Extrême-Orient » de la France, y occupe une place singulière compte tenu de sa position limitrophe avec les Allemagnes notamment. Elle connaît sur son sol les affres de la guerre[1]. Les témoignages épistolaires des Alsaciens permettent de saisir avec une force particulière la complexité de la frontière, porteuse d’identité qu’elle soit bornée et/ou ouverte aux échanges. La frontière rhénane, limite entre deux territoires, marquage réel et symbolique divise et unit. L’aînée des demoiselles de Berckheim[2]traduit sa souffrance due à la guerre civile dans son journal intime pendant la Terreur: « Mon cœur se partage entre les Français ». Octavie devient femme à une période où la France fait de nouvelles expériences politiques et connaît la guerre. Ses écrits, journal et correspondance mettent en lumière sa situation originale d’interface. Son itinéraire dessine la ligne de contacts entre deux espaces et deux sociétés, favorisant la mise en valeur de leurs différences. Elle a vécu sa vie de jeune fille en Alsace, récemment rattachée à la France et en première ligne face aux armées coalisées[3]. Elle se marie en 1799 à Colmar avec un parent éloigné le baron de Stein. Elle fait l’expérience d’une frontière double, tour à tour voie de passage et instrument de séparation, linéaire et zonale, complexe en raison du conflit historique dont dépend l’avenir de l’Europe. Sa correspondance rhénane se fait l’écho de l’alternance de défaites et de victoires entre son pays natal, la France révolutionnaire et sa terre d’élection et de résidence après son mariage, les Allemagnes. (Allemagnes car un pluriel correspond mieux à l’ensemble d’États rassemblés dans une structure politique et juridique complexe). De quelle manière vit-elle son passage de l’autre côté du miroir du Rhin ? Envisage-t-elle la frontière comme barrière, partagée entre son pays d’origine et son pays d’élection ? Pratique-t-elle la frontière comme trait d’union, européenne avant l’heure, en raison de sa complémentarité originelle, française et rhénane ? J’emprunterai ses formules à Octavie comme titres et sous-titres de ma communication. D’une part, le patriotisme de la diariste frontalière l’amène à analyser le conflit interne et externe qui déchire l’Europe: « Que nulle tâche ne te souille, ô ma patrie, nation aimable et chère, sois généreuse ! ». D’autre part, son passage de l’autre côté de la frontière n’est pas perçu par ses proches comme la projetant aux confins, mais à la lisière : « au sein d’une antique patrie ». Enfin, Octavie une fois épouse et mère est déchirée entre son pays d’élection et son sol natal : « Je vis dans les Horaces ».

LA FRANCE D'OCTAVIE : « QUELLE NULLE TÂCHE NE TE SOUILLE? Ô MA PATRIE, NATION AIMABLE ET CHÈRE, SOIS GÉNÉREUSE ! »

« Guerre mille fois horrible où les frères deviennent des Caïns ! »

À l’automne 93, le journal d’Octavie met en lumière son identité frontalière, la lutte fratricide entre les Français révolutionnaires et les autres pays européens monarchistes : « Ah ! quand donc l'humanité séchera-t-elle les larmes que font couler la discorde, l'égoïsme, la vengeance et toutes les haines armées pour menacer l'innocent ! ». Octavie expérimente la frontière externe et la frontière interne, la lutte de la France contre l’Europe, la division entre les révolutionnaires et les contre-révolutionnaires. La plume d’Octavie se fait l’écho de l’alternance de défaites et de victoires entre avril 1792 et juin 1794. 1793 est une année terrible, celle élue par Hugo, que nous avons choisi de privilégier. Elle y exprime le rejet de la violence de la guerre, extérieure ou civile, celle que la République mène vis-à-vis des contre révolutionnaires, l’ambivalence de la frontière, tracée entre les partisans de la Révolution et ceux qui la menacent : « de quelque manière qu'elle tourne, elle sera toujours malheureuse…». Dans ses cahiers, elle déplore le combat fratricide : la frontière est une division géographique mais aussi politique, religieuse et culturelle : « Guerre mille fois horrible où les frères deviennent des Caïns ! Concitoyens ! où doc est votre amour ». Le récit diariste atteste du caractère opératoire de la frontière, démarcation naturelle et délimitation entre deux idéologies. Nous verrons d’abord la frontière au sens habituel du terme, rapport de forces, avec la lutte de la République contre l’Europe monarchique coalisée.

« Les Français pourraient-ils rester cruels ? »

La patrie « terre des pères » est un territoire à défendre. Octavie fait preuve d’un sentiment national. Elle est emblématique de l’attachement d’un peuple à l’histoire et à la culture. Son sentiment d’affection pour la terre de ses ancêtres[4]s’exprime alors que la France n’apparaît pas libératrice à Octavie mais oppressive : « Oui ! Les pleurs soulagent le coeur oppressé, les larmes font du bien. Les français pourraient-ils rester cruels ? habiteraient-ils la plus belle terre pour la faire rougir ? Le soleil éclairerait-il de ses plus doux rayons des assassins ? Le futur qu’Octavie envisage montre qu’elle n’adhère pas à l’idéologie de la « Grande Nation » : « La guerre va se rallumer plus fort que jamais ». La France jalouse de sa gloire, fière de sa révolution, trop avancée pour reculer, soutiendra l'assaut de toutes les nations!… Elle se consumera, mais, je le crois, ne sera pas vaincue. ». La mort de Louis XVI précipite la formation de la première coalition et l’offensive autrichienne[5]. L’Alsace est envahie avec la prise de Landau le 19 août 1793[6]. Pour sauver la patrie, la Convention décide la levée en masse de 300 000 hommes[7]. L’appel aux citoyens pour défendre la Révolution menacée[8] est mentionné par Octavie en termes désapprobateurs : « Nos frontières sont entourées d’Autrichiens, de Prussiens et d’émigrés. Déjà une partie du terrain qui est au-delà de Wissembourg se trouve en leur pouvoir. Le sang de milliers d’hommes va arroser cette terre infortunée. Les Français se sentant serrés de près emploient les derniers moyens. Et plus les grands meneurs éprouvent d’échecs, plus ils en font éprouver le poids à leurs concitoyens. La première classe, de seize à trente ans marche. Auguste Pfeffel, Termin, le second des Tréset, sont venus nous voir en passant pour rejoindre le gros des troupes. Que j’ai versé des larmes sur leur sort ! Le premier, à la fleur de l’âge, ami de mes frères, à seize ans est envoyé à la boucherie. L’autre est obligé de prendre part à une action qu’il réprouve… » Pour quelle cause se battent-ils ? Analysons à présent la frontière au sens large du terme, le combat intérieur, contre les ennemis du régime, la Terreur.

Le soleil éclairerait-il de ses plus doux rayons des assassins ?

La frontière n’existe pas seulement entre les États. Par extension de sens, elle décrit aussi des divisions internes aux sociétés. Octavie déplore la guerre fratricide, la frontière comme fracture : elle s’intéresse aux victimes de la Terreur. À échelle nationale, elle compatit au sort du roi et à échelle locale, à celui de Philippe Frédéric de Dietrich, le premier maire de Strasbourg pendant la révolution. Le terme terreur n’est pas présent sous sa plume mais l’expression « terrorisme croissant ». En Alsace, la Terreur prend un tour particulier en raison de la proximité du front. Apparue à l’automne 1793, elle est justifiée par le Comité de salut public comme un moyen de défendre la République en péril, un instrument de pouvoir. Le tour totalement différent que prennent les évènements est perçu par Octavie : « J'ai le regret de n'avoir pas toujours conservé la même manière de voir dans nos secousses et catastrophes politiques. Mais les choses ont tellement changé de nature. » La Terreur qu’elle condamne consiste à éliminer les opposants sans leur accorder les garanties de la défense : « Je ne peux pas dire tout ce que j'éprouve de pénible ; mon âme est accablée. Je n'ai même plus la douce consolation de noter mes sentiments dans ce recueil. » Octavie fait preuve d’empathie face à la situation des Français dans lesquels elle se compte. Elle présente ceux qui appartiennent à son réseau amical et familial : « J'ai pleuré toute la journée, mon coeur était navré. Ma pauvre tante subit les conséquences de son alliance avec cette famille infortunée, son sort est encore en suspens, mais elle est menacée d'emprisonnement. ». Le sort des de Dietrich est détaillé : Octavie n’est pas objective compte tenu de ses liens d’amitié avec cette famille emblématique. Pour elle, Philippe Frédéric de Dietrich se comporte et meurt en héros. Elle l’assimile à un type de personnage doué de pouvoirs hors du commun et pouvant se dresser pour ou contre la Cité. En 1795, la France occupe la rive gauche du Rhin. Les conquêtes se poursuivent sous le Directoire où elle convole en de justes noces et passe de l’autre côté du miroir du Rhin.

OCTAVIE, « AU SEIN D'UNE ANTIQUE PATRIE », LA FRONTIÈRE PREND ALORS LA FORME D'UNE COOPÉRATION

Octavie-Olympe

En 1799, elle devient baronne de Stein en épousant Frédéric-Georges, issu d’une noble famille de Saxe-Meiningen. Par sa position sociale, son capital culturel elle expérimente dès sa plus tendre enfance l’union, la synthèse, dont ses noces et sa vie conjugale sont l’illustration. Pour les préparatifs de son mariage, la langue utilisée est le français, encore d’usage quotidien, avant le passage de la frontière. Les jeunes gens ne se contentent pas de puiser dans l’histoire de la littérature, ils « (font)récolte de jolies romances »[9] afin que la « charmante partie »[10] soit appréciée. Fanny de Berckheim écrit à sa sœur Amélie: « Frédérique compte écrire une petite pièce pour les noces d'Ida[11]. Tâche de m'envoyer le duo du docteur et de l'apothicaire que nous avons chanté à la fête de Mme de Turckheim, la romance du Secret et l'air du Troubadour ; tout cela pourra être employé avec succès. Ne tarde pas, car il faut combiner et organiser ; grâce à Frédérique nous voudrions suppléer à tout ce que la saison rendait plus favorable à tes noces, pour que notre bonne Ida emporte avec elle de doux et consolants souvenirs »[12]. Si elle cesse d’écrire son journal après son mariage, elle tient la plume pour rester en relation avec sa famille de l’autre côté du Rhin. En épousant Fritz de Stein, Octavie quitte au grand regret de sa plus jeune soeur sa terre natale Dans la Couronne de Pallas, composée à l’occasion des noces de sa sœur Amélie avec Fritz de Dietrich, le fils du maire de Dietrich guillotiné, Octavie est Olympe[13]. L'« antique patrie » correspond à l'Empire où elle va élire domicile en épousant un Von Stein[14]. La célébration du mariage a lieu le 20 janvier 1798 à Colmar, comme pour les noces d'Amélie. Le couple quitte peu après l'Alsace.

« Dommage qu’elle soit une française », la perception du chasseur germanique

L’espace et le temps changent de rythme et d’ampleur une fois le mariage accompli. Les lettres ont alors des accents tragiques, la vie n’est pas un songe, ce que signalait d’ailleurs un des hommes de Stein : « Son chasseur trouve Octavie superbe; cependant il ajoute : « mais c'est dommage que ce soit une Française ». En épousant Fritz, au grand regret de Fanny, Octavie change de pays : « Mercredi en huit nous serons avec elle à Strasbourg et le samedi suivant, elle ne sera plus en France« .La séparation est vécue comme une souffrance par la famille qui met entre parenthèses ses occupations mondaines : « Il y a bal aujourd'hui; nous avons refusé. Hélas ! ma bonne amie, nous n'avons plus le cœur à la danse, Ida nous quitte dans huit jours. »

« Et je la vois déjà régler les rangs, donner ses lois aux bords du Danube »

L’amie d’Octavie, Annette de Rathsamhausen décrit poétiquement par une gracieuse métaphore le changement d’état, d’Etat, le passage de la frontière d’Octavie : « et je la vois déjà régler les rangs, donner ses lois aux bords du Danube » En réalité, le baron de Stein, grand propriétaire foncier résidant à Nordheim, Saxe-Meiningen, réside sur les bords de la Saale et non du Danube. Octavie change de camp : la guerre la place dans une situation sans issue. Son pays d’origine se déchire avec son pays d’adoption. Elle vit le conflit entre la France et la Thuringe à l’instar de la tragédie, tentant de le résoudre par la correspondance. La connaissance et l’utilisation de l’Antiquité par les élites rhénanes nous amène au troisième mouvement de notre étude : « Je vis dans les Horaces ». La correspondance révèle l’union des élites rhénanes par des liens familiaux, vivant séparés de part et d’autre du miroir du Rhin.

OCTAVIE DECHIREE ENTRE SON PAYS D'ELECTION ET SON SOL NATAL : « JE VIS DANS LES HORACES… »

La correspondance d’Octavie du Consulat à l’Empire révèle le dialogisme de sa situation. Elle est fondée sur un conflit entre deux polarités, le Saint-Empire et la France en guerre, terre d’élection et sol natal. Une fois mariée, Octavie échange sur les sens du conflit dans ses lettres avec sa famille et son cercle d’amis: les personnages de la tragédie collective sont aussi individuels, individualisés de la France et des Allemagnes car un pluriel correspond mieux à l’ensemble d’Etats rassemblés dans une structure politique et juridique complexe. Elle vit la guerre comme une rupture par rapport au temps de son enfance et comme la continuité de son âge adulte. En passant de l’autre côté du miroir, elle est au cœur d’une douloureuse symétrie, d’un renversement de situation.

Une patricienne sans frontière, à la fois au centre et à la périphérie

Le vécu frontalier d’Octavie l’amène à estomper cette division. Ses échanges épistolaires symbolisent l’union, puisqu’ils sont à la frontière, sur fil. Octavie entretient un dialogue épistolaire avec les membres de sa famille et ses amis. Elle préfigure le dialogue entre la France et l’Allemagne que sa province a avec ses deux pays. Elle appartient à un patriciat rhénan sans frontière. Sa connaissance des territoires de part et d’autres de la frontière, la Suisse et les Allemagne est attestée par son journal qu’elle emporte avec elle comme compagnon de voyage, évoquant par exemple l’harmonie qui règne chez les Ochs[15] ou sa réception ravie de l’écrivain germanique Sophie de la Roche. Pour Octavie, la frontière unit, elle est le symbole de la fraternité. L’existence d’Octavie, à l’instar des élites rhénanes révèle une synthèse puisqu’elle écrit en français alors qu’elle vit dans un environnement où l’Allemand domine. Elle appartient aux deux camps. Octavie lit des sermons en allemand comme celui de Zollikofer sur l’immortalité sur la fête de Pâques[16]. Une fois de l’autre côté du Rhin, elle lit de grands auteurs germaniques comme Herder et Schiller et en informe son ami Camille Jordan[17]. Elle est significative du rapport étroit entre l’échelle alsacienne et germanique par sa maîtrise du français et de l’allemand. Elle témoigne du bilinguisme pratiqué par les élites cultivées et instruites.

Sabine, plus que Camille

Octavie, séparée de sa famille après son mariage en Thuringe, voit son pays d’origine se déchirer avec son pays d’adoption. À l’instar d’Horace de Corneille, elle vit le conflit entre la France et l’Allemagne comme Sabine vit le conflit entre Rome et Albe[18]. Cette référence à Horace constitue un exemplum. Ce n’est pas pour Octavie une ressource rhétorique, mais une épreuve réelle. Elle cite la tirade de la pièce dans sa correspondance. Elle fait appel lors des moments de crise à sa bibliothèque idéale française, dans sa nouvelle famille germanique. Le parallèle avec Corneille va de soi dans la genèse de la période contemporaine. Cette nouvelle ère de l’Histoire offre tant de « vies parallèles » comme autant de modèles à suivre ou à subir. Octavie se compare à Sabine, plus qu’à Camille, romaine sœur d’Horace, albaine par sa passion pour Curiace. Les liens familiaux la font vivre une tragédie. Elle surmonte son déchirement par l’écriture. Sa situation est moins désespérée. La victoire de la France révolutionnaire ne va pas signifier la mort de son époux ni la ruine de son pays d’adoption Allemagne. Le parallèle avec la tragédie antique et classique lui vient naturellement : « Je suis bien triste en songeant à tout le sang qui se répand chaque jour. À chaque instant je puis y perdre un frère ou le repos de l'existence. Je n'ose croire à une paix possible. Je crois qu'elle ne sera signée que du sang de millions d'hommes, et c'est une perspective affreuse. »[19]

Les flux de deux côtés de la frontière, barrière perméable : échanges épistolaires

La frontière est vécue par Octavie baronne allemande, dans l’Europe dominée par Bonaparte comme délimitant les territoires des deux États lui tenant à cœur. Elle sépare ses concitoyens, les hommes de sa famille, déterminant la tragédie de l’Alsace et l’histoire de France et d’Europe. Elle devient barrière tout en ne faisant pas disparaître les échanges épistolaires. Les protagonistes de la pièce qu’Octavie joue à son cœur et corps défendant sont ses frères en campagne avec qui elle correspond, ses parents, sa famille vivant en Alsace, de part et d’autre de la frontière dans l’angoisse de la guerre ou y participant directement. Monsieur de Berckheim, son père lui donne des nouvelles du front. Madame de Berckheim, sa mère, lui apprend le sort de ses frères soldats combattant pour la Révolution, de Sigismond-Guillaume, Christian-Frédéric de Berckheim et Philippe Gustave car Octavie s’inquiète pour eux de l’autre côté de la frontière : « Les nouvelles que vous me donnez de mes frères m'ont été bien nécessaires pour ma tranquillité. Je vous supplie de m'en donner aussi souvent que possible. Les cuirassiers, les dragons, les carabiniers ont donné. Ce m'est chaque fois un coup de poignard. Je ne suis pas encore sûre que nous ne soyons englobés dans cette cruelle guerre, elle se tire du côté du Nord par la proximité des prussiens et russes. C'est seulement la paix qui peut nous donner un bonheur durable »[20]. La frontière borne l’espace mais n’empêche pas la circulation des lettres de part et d’autre. Avec sa sœur Henriette vivant le château de Vizille où la Révolution a commencé de souffler, elle se réserve la possibilité d’autres modalités de transmission, en relation avec l’évolution des opérations militaires, des rapports de la France napoléonienne avec les autres Etats européens : « La distance qui nous sépare, ma chère Henriette, m'épouvante tant depuis la guerre que je ne croyais pas que mes lettres pourraient arrive jusqu'à toi. J'en souffre cependant trop pour ne pas y chercher de remède. Il est possible que comme nos voisins de Wurtzbourg sont amis de la France, il reste toujours un canal de communication[21]. Les Alsaciens se font messagers et le réseau d’influence des patriciens alsaciens, rhénan, à l’échelle de l’Europe s’avère bien utile : « Toujours mon cœur et mes pensées planent au-dessus des lieux où vous vous trouvez, ma chère mère; mais je ne puis pas aussi souvent que je le voudrais suivre leurs impulsions et m'entretenir avec vous. C'est la jeune Mme de Turckheim qui m'a remis votre lettre. J'ai eu un plaisir indicible à voir quelqu'un qui venait d'Alsace, qui est lié avec ceux que j'aime et qui avait vu depuis peu mon père et Fanny. »[22]. Pour rester en contact, Octavie utilise la ressource de ses connaissances faisant preuve d’ingéniosité : « Je crains bien que cette lettre ne te parvienne pas. Si cette affreuse guerre continue, je ferai passer mes lettres par Mayence et Wurtzbourg, à un ami que j'y ai. »[23]. Octavie témoigne de ce qu’elle voit de l’autre côté de la frontière ; Sa correspondance est un support privilégié pour rapporter, selon son angle de vue double, à la fois français et rhénan les mouvements de l’histoire européenne. Elle assume la double posture de l’épistolier, de protagoniste puisqu’elle évoque des événements auxquels elle a pris part plus ou moins activement par ses frères, soldats de l’Empire – mais aussi celle de l’analyste, car elle manifeste un point de vue singulier sur les événements rapportés, en faisant référence à la littérature de son pays d’origine, révélatrice de l’anticomanie française.

La guerre frontalière d’Octavie de Berckheim a bien eu lieu : son combat singulier et son conflit intérieur à la frontière rhénane pendant la Révolution participe d’un drame cornélien. Ses écrits d’épouse et de mère, ont permis de déterminer l’intrigue, entre son existence sous le signe du déchirement, l’entrelacement de luttes européennes. Le moyen mis en œuvre pour résoudre ce conflit apparemment insoluble a consisté en la rédaction d’un journal intime et en des échanges épistolaires intenses. La guerre la place dans une situation sans issue : son malheur est d’appartenir aux deux camps, d’appartenir aux deux espaces de part et d’autre de la frontière. Elle fait l’expérience de ces « guerres plus que civiles » c’est à dire familiales : plus quam civilia bella, à l’instar d’un des chapitre de Quatre-vingt-treize[24], tiré de la Pharsale de Lucain. Par sa naissance et par son mariage, Octavie est entre des États rivaux, partagée entre sa terre d’origine et celle d’élection. Sa tragédie est exacerbée par les liens familiaux qui mettent en scène l’imbrication des deux espaces privé et public. Elle symbolise la frontière, l’affrontement de la France révolutionnaire et de l’Europe coalisée contre elle. Elle vit la discontinuité entre la France et les Allemagnes, la rupture entre ces deux ensembles différents tout en étant transnationale, dépassant l’échelle de la nation, puisqu’impliquant deux États par sa naissance et son alliance. Son passage de l’autre côté du miroir du Rhin inspire à Pfeffel un poème où il imagine la multiplication des mariages franco-allemands afin de réconcilier les deux peuples et leur permettre de faire la paix[25]. La Révolution a eu pour Octavie et l’espace rhénan un effet frontière avec l’interdépendance manifestée essentiellement par des flux épistoliers. La frontière est ensuite révolue. Les Patriotische Gedanken[26], évoquent les efforts de Napoléon au congrès de la paix de Rastatt pour un rapprochement amical de la France et de l’Allemagne[27]. Au milieu XIXe siècle, les souhaits de Pfeffel sont au moins exaucés pour Octavie et sa famille. Au soir de sa vie, elle a l’heur de voir se renverser la symétrie de la situation qu’elle avait connue. Octavie manifeste son contentement à sa sœur Amélie qui va devenir la belle-mère de sa fille comme elle devient elle-même belle-mère de son neveu. : « Octavie me tombe dans les bras en me disant qu'elle était promise avec Albert et me demandait ma bénédiction! Je ne la surpris que pour lui demander si elle l'aimait et au sourire qui accompagnât l'affirmation je rendis grâce à Dieu d'une union à laquelle se rattachent les plus heureux rapports. Qui ma bonne soeur j'ose l'espérer aussi, nos enfants seront heureux et Albert et Octavie ont les qualités de coeur et de l'âme faites pour s'apprécier de plus en plus; ce sont des êtres bien purs. »[28]. Un Stein, fils d’empire épouse une française de noblesse immémoriale. Le mariage successif de ses deux filles von Stein[29]avec leur cousin, Albert de Dietrich[30], le célèbre maître de forges réjouit Octavie et « la dame de fer » de la Maison de Dietrich. Ces noces qui font fi de la frontière s’inscrivent dans un objectif de longévité dynastique pour la maison de Dietrich. Wilhelmine Éléonore Fanny Octavie de Stein meurt de tuberculose en 1839. Albert se remarie avec Adèle de Stein en 1840. Dans l'aristocratie, les frontières provinciales ne comptent guère[31]. En outre, la cousine peut plus facilement adhérer à l'objectif de dévouement au groupe familial. Le mariage endogame transfrontalier a la particularité de favoriser la perpétuation des patrimoines et de consolider les solidarités au sein des familles rhénanes.

NOTES

  1. Claude Muller, « Religion et Révolution en Alsace », Annales historiques de la Révolution Française, p.63.
  2. Née à Jebsheim en France en 1771, elle meurt à Nordheim en Thuringe en 1852.
  3. Claude Muller, « La liberté ou la mort » L’Alsace et la Révolution, Place Stanislas, 2009, p.59.
  4. Alors que l'Alsace est récemment rattachée à la France.
  5. Claude Muller, « La liberté ou la mort » L’Alsace et la Révolution, Place Stanislas, 2009, p.84.
  6. Ibid., p.85.
  7. Ibid., p.88
  8. Ibid., p.49.
  9. Correspondance des Demoiselles de Berckheim et de leurs amis, précédée d'un extrait du Journal de Mlle Octavie de Berckheim et d'une préface de M. Philippe Godet., tome 1, p.197.
  10. Fonds Turckheim, Carton 58, feuillet 130.
  11. Surnom d’Octavie.
  12. Correspondance des demoiselles de Berckheim, op. cit., tome 1, p.167.
  13. Dans la Société d'émulation présidée par Pfeffel, Octavie était surnommée Ida cf. M.-L. ERNEWEIN, Les Demoiselles de Berckheim et leur temps, Bastberg, 2001,, p.23.
  14. Frédéric-Georges de Stein-Nordheim est le frère du Grand-Écuyer du Duc de Saxe-Weimar et donc le beau-frère de Charlotte de Stein, l'égérie de Goethe.
  15. Correspondance des demoiselles de Berckheim, op. cit., tome 1, p.22.
  16. Ibid, p.18.
  17. Lettre de Mme Fritz de Stein, née Octavie de Berckheim à Camille Jordan, in R. BOUBEE, Camille Jordan en Alsace et à Weimar d'après des documents inédits avec un portrait, pp.25-31.
  18. Cet épisode tragique de l’histoire romaine inspire au même moment le peintre David, dont Le serment des Horace est célèbre.
  19. 22 octobre 1805.
  20. Novembre 1805.
  21. 28 novembre 1805.
  22. 24 juillet 1800.
  23. 22 octobre 1805.
  24. Victor Hugo y oppose le républicain Gauvain à son grand oncle Lantenac.
  25. G. BRAEUNER, Pfeffel l'européen, esprit français et culture allemande en Alsace au siècle des Lumières, La Bibliothèque alsacienne, la Nuée Bleue, Strasbourg, 1994, p.129.
  26. Archives de Dietrich. ADD 93/3/12, PFEFFEL, Patriotische Gedanken bei der Vermählung der Bürgerinn Octavia Berkhem von Colmar und des Freyherrn von Stein im Januar 1798, Basel, J. Decker, 6p. composés à l’occasion de ses noces. À l’instar d’Alsa, ode patriotique, elle présente la Révolution sous un jour favorable, mais surtout elle s’inscrit dans une culture de paix.
  27. Les relations harmonieuses entre les hommes, préfiguration de l’Europe actuelle qu’imagine le poète colmarien sont en adéquation avec celles qu’il avait déjà instituées dans son Académie militaire, fondée à Colmar pour former de jeunes Européens.
  28. F.T., Carton 58, Feuillets 793-794. Nordheim, samedi soir 27 octobre 1827.
  29. Amélie et Adélaïde.
  30. Né au Jaegerthal en 1802, il meurt au même endroit en 1888. C’est le fils aîné de Jean-Albert-Frédéric de Dietrich et d’Amélie de Berckheim. Il est industriel, maire de Niederbronn et conseiller général.
  31. F. Lebrun, La vie conjugale, op. cit., p.25.


  Pour citer cet article :
Laure Hennequin-Lecomte - « Mon cœur se partage entre les Français » : l’ambivalence de la frontière selon Octavie de Berckheim - Projet Empreinte militaire en Lorraine
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