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Empreinte militaire en Lorraine (09-2015) Gilles Muller

De Wicri Lorraine
Laboratoire, modèle ou exception ? La « frontière d'Alsace » sous le règne de Louis XIV.


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Auteur : Gilles Muller


« La barrière d'Alsace, c'est la Lauter »[1] déclare le maréchal de Villars dans une missive envoyée au roi de France Louis XIV le 11 mai 1706. Pourtant, contrairement à l'affirmation du maréchal, les limites de cette frontière septentrionale ne sont pas aussi clairement définies et ses contours demeurent incertains. En effet elles fluctuent, tout au long du règne du Roi Soleil, entre les rivières Queich, Lauter et Moder et surtout tardent à se fixer en raison de l'incertitude géopolitique qui règne dans la région.

Dans le dictionnaire critique de Roger Brunet, Les mots de la géographie, le géographe Hervé Thery définit le terme polysémique de « frontière »[2] comme une limite du territoire d'un État et de sa compétence territoriale. Par extension il s'agit d'une limite séparant, deux zones, deux régions, ou même plusieurs entités plus ou moins abstraites comme les frontières linguistiques ou ecclésiastiques. Trois types de frontières peuvent être distinguées. La frontier, en tant que frontière mouvante et front pionnier, est un espace à conquérir dont l'appartenance demeure incertaine comme ce fût le cas pour l'espace entre la Lauter et la Queich, La boundary ou die Grenze est la frontière politique qui marque la séparation nette et distincte entre deux souverainetés ou entre deux nations. Enfin l'espace frontalier est un espace plus vaste qui englobe les territoires de part et d'autre de la frontière, qui a sa propre dynamique et parfois une identité propre comme c'est encore le cas en Alsace. Pour l'historien Daniel Nordmann, la frontière est étroitement liée à la guerre puisque son étymologie vient du terme « front » au sens d'espace de contact et d'affrontement entre deux armées[3]. Cette frontière se déplace au gré des conquêtes, des alliances matrimoniales et des traités comme ce fut le cas pour la période étudiée de 1648 à 1715[4].

L'Alsace, et notamment sa partie septentrionale, constitue un champ d'étude particulièrement fécond sous le règne de Louis XIV pour étudier les perceptions et les représentations des acteurs politiques, militaires, et locaux. Désireux d'asseoir son autorité et sa souveraineté sur les marges du royaume, le roi entreprend dans la première partie de son règne une politique agressive sur la frontière sur l'ensemble des frontières du royaume. En combattant sur les frontières du royaume, l'armée devient protectrice d'un pays délimité et d'un peuple. Fernand Braudel l'exprime ainsi : « A côté de l'administration monarchique, l'armée est donc devenue l'outil le plus actif de la formation unitaire de la France »[5]. C'est dans ce contexte belliqueux que Franche-Comté, Lorraine et Alsace sont ainsi successivement intégrées au royaume. Le roi, dans son testament, se félicite de cette nouvelle limite orientale : « La France ne peut avoir de sécurité qu'avec la barrière du Rhin ».

Des traités de Westphalie de 1648 à la mort de Louis XIV en 1715, l'Alsace passe progressivement sous obédience française. Cette région, où l'on parle la « langue de l'ennemi », fait l'objet d'une attention particulière de la part du roi de France. Désireux de former la « province d'Alsace »[6], le roi souhaite étendre et affirmer sa souveraineté sur un vaste espace mal délimité. En effet, l'Alsace demeure dans l'esprit des contemporains une entité géographique mal définie, notamment dans sa partie nord appelée Outre-Forêt. Adossée au Palatinat au nord et au Rhin à l'est, la région est séparée de la Lorraine par le massif vosgien à l'ouest, et coupée du reste de l'Alsace par la barrière verte de la grande forêt de Haguenau. En définitive ce néologisme semble bien commode pour regrouper et territorialiser un enchevêtrement de seigneuries, de baillages, ainsi qu'une mosaïque religieuse et linguistique[7]. La question de l'Outre-Forêt nous amène à nous interroger sur sa délimitation par les politiques, à son occupation par les militaires et à sa représentation par les Alsaciens.

Se posent en Alsace plusieurs problèmes en définitive. Comment se construit la « frontière d'Alsace » sous le règne de Louis XIV ? De quelle frontière s'agit-il ? Celle sur la Queich ou celles sur la Lauter ? Comment se comporte l'armée dans cette région singulière ? Comment les populations perçoivent-elles les armées ennemies et l'armée française ? La défense du Rhin avec ses multiples bastions donnent-elles des indications sur une représentation d'une frontière disputée ? Cette frontière disputée est-elle porteuse d'une identité « alsacienne » ? Pour répondre à ces multiples questions nous les regrouperons en deux axes : d'une part la frontière politique, d'autre part la frontière militaire.

LA FRONTIÈRE POLITIQUES: « LA RÉUNION DE L'ALSACE À LA FRANCE. »[8]

Le traité de Munster (1648) et l'annexion de l'Alsace

La paix de Westphalie, signée le 24 octobre 1648, est l'aboutissement de négociations menées depuis plusieurs années entre les différents États européens. Cette paix qui marque la fin de la guerre de Trente Ans (1618-1648) se décompose en deux conférences : la première tenue à Munster réuni les puissances catholiques (France, Espagne, Empereur), tandis que la seconde, assemblée à Osnabrück, regroupe les représentants protestants des États membres de l'Empire et de la Suède. Ces traités font basculer l'Alsace de l'Empire dans le royaume de France par des dispositions ambigües et encore aujourd'hui débattues par les historiens. L'article 73 du traité de Munster stipule que : « l'Empereur, tant en son nom propre qu'en celui de toute la Sérénissime Maison d'Autriche, comme aussi l'Empire, cèdent tous les droits, propriétés, domaines, possessions, et juridictions (…) sur la ville de Brisach, le Landgraviat de haute et basse Alsace, le Suntgau et la préfecture provinciale des dix Villes Impériales situées en Alsace. Par cette session, les villes de Landau et de Wissembourg ainsi que les villages d'Eschbach, de Forstheim, de Hegeney, de Gunstett et de Surbourg deviennent ainsi français. Mais le reste de l'Alsace du Nord continue à relever de l'Empire.»[9]

Plusieurs problèmes d'interprétation du traité de Munster se posent[10]. Le premier repose sur le landgraviat de Basse-Alsace qui n'appartenait pas et n'avait jamais appartenu à la maison d'Autriche. De plus, il n'y avait plus de landgraviat de Basse-Alsace, au sens territorial du terme depuis le XIVe siècle. De la même manière l'ambiguïté repose sur la terminologie du terme générique de landgraviat de haute et basse Alsace. Vu par les Français, il s'agit du « landgraviat d'Alsace » qui constitue un seul et même ensemble géographique. Alors que les Impériaux opposent le landgraviat de Haute-Alsace à celui du Landvogtei, le landgraviat de Basse-Alsace, car les droits n'étaient pas de même nature. Le roi, s'en tenant à la lettre du traité, avait ainsi tout loisir de menacer l'indépendance de tous les seigneurs territoriaux de Basse-Alsace. C'est ce qu'il fit en usurpant ce titre. Ainsi une grande partie de l'Alsace passa sous obédience française.

Enfin un dernier souci d'interprétation provient de l'article 87. Cet article préserve l'immédiateté des princes possessionnées en Alsace vis-à-vis de l'Empire, dénie au roi de France sa souveraineté (regia superioritas) tout en reconnaissant son droit de suprématie (supremum dominium). Cette formulation particulièrement floue entraîne un statu quo dans les territoires alsaciens. Ainsi les princes possessionnées sont en Alsace des souverains de droit germanique que le roi accepte de considérer comme des souverains à part entière à condition que leur immédiateté de pouvoir féodal ne lui porte pas ombrage[11].

Une frontière septentrionale fragmentée

La monarchie rencontre dans la partie alsacienne la plus septentrionale une mosaïque territoriale rivée au système féodal qui lie chaque ville ou chaque village à un seigneur. Ce système explique la fragmentation des domaines seigneuriaux dans l'Outre-Forêt où se multiplient les princes possessionnés, les princes ecclésiastiques, membres du Saint-Empire, et les seigneurs locaux. Quatre seigneurs étrangers[12]sont possessionnés dans l'Outre-Forêt. L'évêque de Spire est solidement implanté dans la partie la plus orientale autour de Wissembourg, à Altenstadt, Mothern et Niederlauterbach. Les terres du duc Deux-Ponts englobent Munchausen, Seltz, Cleebourg, Ingolsheim ou encore Steinseltz. Le prince de Hesse-Darmstadt dispose de terres dans le bailliage de Hatten. Enfin le margrave de Bade est présent dans l'Outre-Forêt par le gros bourg de Beinheim, la porte vers l'Allemagne. Outre ces quatre seigneurs étrangers, la grande seigneurie du baron de Fleckenstein regroupe les localités de Niederroedern et de Soultz-sous-Forêts.

La « politique des réunions » de Louis XIV redessine la carte politique de l'Alsace du Nord

Dès le lendemain de la paix de 1648, toute la politique de Louis XIV consiste à élargir progressivement son influence afin d'étendre sa souveraineté à l'Alsace toute entière. Cette opération longue et délicate, se fera en plusieurs étapes et notamment par la politique des réunions. Prononcés par la chambre de Brisach, la politique des réunions (1680-1682) vise à la réunion de toutes les seigneuries au royaume unifiant politiquement l'Alsace en tant qu'entière province française. Ainsi tous les seigneurs qui se déclaraient encore vassaux immédiats de l'Empereur sont obligés de prêter hommage au Roi. Cette politique répond à un double objectif : unifier la mosaïque politique alsacienne sous sa seule et pleine souveraineté et profiter de ces réunions pour agrandir les frontières alsaciennes jusqu'à la Queich.

L'administration française entre alors en scène pour exiger la réduction de toutes les enclaves, à commencer par celles des principautés et des seigneuries indépendantes. La mise en œuvre de cette mission incombe à la fois à l'intendant de La Grange et au Conseil souverain d'Alsace. L'intendant rassemble, de manière peu objective, différentes pièces permettant de justifier en droit les prétentions de la monarchie. La question de la délimitation de la frontière septentrionale de l'Alsace influence la politique des réunions. Pour des raisons tant stratégiques que politique, la forteresse de Landau doit disposer d'un arrière-pays pour être mieux défendu. De ce fait, la frontière est repoussée sur la Queich et la monarchie revendique en priorité toutes les terres entre la Lauter et la Queich.

Pour appuyer son argumentation devant le Conseil souverain l'intendant recueille des informations allant dans ce sens. Ainsi Montclar, grand bailli de Haguenau, écrit à Louvois le 6 février 1680 que « les papiers rapportés par le bailli de Wissembourg montrent que la Basse Alsace s'étend jusqu'à Landau »[13]. L'arrêt de réunion du 22 mars 1680 place ainsi ces territoires sous la souveraineté française, malgré de vives protestations des princes possessionnés. « Toutes les villes, bourgs et villages situés dans la Basse-Alsace, et les autres dépendant de la préfecture royale de Haguenau et du mundat de Wissembourg sont de la souveraineté du roi de France »[14]. La cour de Brisach soumet la population à un serment de fidélité au roi et exige que les armes de France soient placées sur les principales portes des villes[15]. L'Empire, incapable de réagir aux arrêts de réunion, se soumet provisoirement à la souveraineté française sur l'Alsace.

LA FRONTIÈRE MILITAIRE : DÉSOLATION, MATÉRIALISATION ET REPRÉSENTATIONS

Les guerres du Roi Soleil modifient durablement les frontières du royaume. L'Alsace, terre la plus orientale du royaume, devient, à l'instar de la Flandre, un espace de contact et de conflits[16]. Son état de frontière amène la construction d'une « ceinture de pierres » ainsi que des lignes fortifiées sur la Queich, la Lauter et la Moder. La guerre qui amène son lot de malheurs bouleverse les représentations des Alsaciens sur leur territoire.

L'Alsace, terre de conflits, pays de désolation

La région, et plus particulièrement l'Outre-Forêt, est au tournant du Grand Siècle, une région sensible de l'espace monarchique. « Fragile, cette frontière du Nord-Est et de l'Est est la plus remuante de toutes, la plus vivante, car toujours en alerte, en raison même du danger que constituent des voisins agressifs et redoutables. Ceux-ci ont appris que c'est là qu'il faut attaquer la maison française, avec une chance d'en enfoncer la porte »[17]. Placée comme un éperon d'une éventuelle percée dans l'Empire germanique, la province devient lors de la guerre de Hollande (1672-1679), de la guerre de la Ligue d'Augsbourg (1688-1697) et de la guerre de Succession d'Espagne[18](1701-1714) un champ de bataille et de désolation.

À l'aube de ces trois conflits, l'Outre-Forêt semble s'être remise des affres de la guerre de Trente Ans qui avaient durablement martyrisé le territoire et les populations. « Tout le pays qui est entre la Lauter et la Queich est parfaitement bon ». Mais les guerres louis-quatorzième bouleversent la donne. Comme le rapporte le bailli de Fleckenstein, en 1672, « la misère de ces pauvres gens est si grande et leur état si déplorable si connu de tout le monde qu'il est superflu d'en parler »[19]. Le bilan n'est guère plus reluisant quelques décennies après. L'intendant de La Grange fait le constat suivant pendant la guerre de la Ligue d'Augsbourg : « Le pays est si ruiné entre Landau et Neustadt que cela dépasse tout ce que l'on peut imaginer. Il n'y a point de blés de semés et très peu de prairies.»

Ces années de guerre ont un impact direct sur les paysages. L'abandon et la désertification des villages de la région ne sont pas sans conséquences pour les terroirs où toute activité agricole est paralysée. La ruine du paysage rural est un des héritages de ces différents conflits[20]. Ainsi dans les archives du Bas-Rhin les termes de öd, de leer (vide) ou de verwachsen se multiplient dans les témoignages de l'époque. Dans le même temps, la frontière se matérialise dans l'espace par le biais de places-fortes et lignes fortifiées. Cette délimitation par la pierre permet un marquage plus évident de la frontière septentrionale alsacienne.

Une frontière matérialisée par les lignes fortifiées ?

Après la prise de Strasbourg en pleine paix (1681), le roi entend consolider la « province d'Alsace ». Son état de frontière amène la construction d'une « ceinture de pierres » conçue par Jacques Tarade le long du Rhin. Au total pas moins de onze place fortes délimitent la région frontalière et assurent sa sécurité. Du Nord au Sud : Phalsbourg, Wissembourg, Lauterbourg, Landau, Drusenheim, Fort-Louis, Strasbourg, Neuf-Brisach, Huningue, Landskronn et Belfort. Ces places fortes successives tendent à délimiter la frontière orientale et septentrionale de l'Alsace. La région frontière devient de fait une « ligne-frontière » c'est-à-dire une ligne matérialisée qui délimite distinctement deux pays. Outre les forteresses et les villes fortifiées, les ingénieurs, sous l'œil attentif du roi, établirent des lignes fortifiées longues et complexes. La consistance de ces lignes fortifiées permet également une représentation plus distincte de la frontière. Le mur fortifié[21]marquant une séparation nette et « brutale » entre deux espaces, deux nations et deux ennemis.

Sur la frontière nord-est du royaume, trois lignes fortifiées[22]composent l'essentiel de l'arsenal défensif complétant la « Ligne du Rhin ». La plus au nord est la ligne de la Queich structurée autour des places de Landau et Germersheim. Elle constitue la ligne la plus avancée, mais en raison de l'incertitude de sa souveraineté et de sa trop grande proximité, elle est rapidement délaissée par l'état-major français. Au centre, sur près de 40 kilomètres, la ligne de la Lauter fait frontière entre le Palatinat et l'Alsace. Elle devient la ligne-frontière de référence en raison de ses aménités naturelles évidentes. L'ingénieur Regemorte, dans un mémoire sur la fortification des lignes de la Lauter souligne son intérêt stratégique : « Il est certain que dans toute l'Alsace il n'y a point de poste qui ait le mérite de celui-ci… ». Enfin au sud, la ligne de la Moder s'organise autour des places de Haguenau et Fort-Louis à partir de 1704. Il s'agit davantage d'une position de repli voire d'une ligne-frontière a minima surtout pendant les événements défavorables au roi de France pendant la guerre de Succession d'Espagne.

Il semble qu'à partir de 1706, la matérialisation de la frontière initiée par Villars fixe indirectement la frontière septentrionale sur la Lauter. Dans les représentations, le franchissement de la Lauter symbolise dès lors le passage vers l'ennemi. Cette frontière est confirmée en 1713 lors du traité d'Utrecht puis en 1714 lors des traités de Rastatt et de Baden. Il ne subsiste alors qu'une enclave française au nord des lignes de la Lauter, Landau, qui cessera d'être française en 1815.

Les civils face à la guerre : quelles représentations de l'espace frontalier ?

La région où l'on parle la langue de l'ennemie et non celle du monarque connaît une situation unique. Les maréchaux français qui se sentent en terre étrangère sont généralement plus prompts à détruire selon les us de la guerre à l'époque qu'à préserver « le beau jardin de la France ». Front principal de la campagne d'Allemagne, l'Outre-Forêt subit de plein fouet les affrontements multiples mais plus encore les passages des troupes et les quartiers d'hiver. Corvées et contributions alternent avec logements de troupes, fourragements et destructions. Jadis propice au commerce, l'Alsace du nord devient un espace qui coalise les peurs et les dangers.

Les exactions causées par l'armée française font l'objet de nombreuses plaintes par les représentants des communautés. La chronique de Richard Schlee[23], confesseur des cisterciennes de Koenigsbrück, mentionne les dégâts causés par l'armée française. En 1702, Schlee se plaint de la présence de l'armée à proximité de l'abbaye. « Cette occupation coûta très cher à l'abbaye qui déplora une perte de deux cents sacs de farine ». Un autre écrit, celui des fermiers seigneuriaux de Kuhlendorf, nous interpelle sur les « malheurs » de la guerre[24]. Ils mentionnent les vols et les pillages de biens, de grains et d'animaux des Français et les difficultés qu'ils ont à se nourrir. Pour Bernard Vogler, ancien directeur de l'Institut d'Histoire d'Alsace, ces violences engendrent un sentiment anti-français. « Durant plusieurs décennies une partie de la population conserve une sympathie secrète pour les Allemands, car l'occupation française est vécue comme oppressive et frustrante »[25].

Ce point de vue peut être nuancé dans la mesure où les Palatins, Brandebourgeois et Impériaux font également l'objet de plaintes et de requêtes. Pendant la guerre de Hollande, Wilhelm, administrateur de Kutzenhausen, écrit le 3 avril 1675 au conseil margravial à Durlach. Les Palatins sont mentionnés comme étant des soldats pires que tous les autres. Ne reconnaissant ni ami ni ennemi, les Alsaciens sont avant tout désireux de retrouver la paix. En 1709, Gaston Zeller nous rapporte qu'un diplomate prussien de Frédéric Ier, le baron de Schmettau, écrit, dans un mémoire destiné aux plénipotentiaires alliés réunis dans les Provinces-Unis ces phrases surprenantes : « Il est notoire que les habitants de l'Alsace sont plus français que les Parisiens (…) En sorte que l'Empereur et l'Empire doivent être persuadés qu'en reprenant l'Alsace seule, sans recouvrer la Franche-Comté, ils ne trouveront pour ainsi dire qu'un amas de terre morte pour l'auguste maison d'Autriche, qui couvera un brasier d'amour pour la France »[26]. Là encore ces termes dithyrambiques sur le rapport entre la monarchie et l'Alsace doivent être nuancés. L'auteur plaide une cause : il voudrait que les alliés réclament la restitution de la Franche-Comté, de préférence à celle de l'Alsace.

Il est possible qu'à cette époque ait émergé un « particularisme » alsacien terme plus pondéré que celui d'« identité ». Ce particularisme repose sur une mosaïque territoriale où s'imbrique les cultures germaniques et françaises[27], sur le syncrétisme religieux entre luthériens, calvinistes, catholiques, anabaptistes et juifs ainsi que sur le mélange de dialecte alémanique et de parler francique. Les locaux ont conscience d'être une terre de brassage et de mélange, mais pas forcément de tolérance, aux confins du royaume de France.

CONCLUSION

En conclusion, l'Alsace est, au début du XVIIe siècle, une expression géographique mal définie. Elle n'est guère plus qu'un agrégat de principautés, de « villes libres » et de seigneuries quasi-indépendantes en ayant de commun que l'allégeance envers un même suzerain, l'Empereur. Mais les traités de Westphaie de 1648, qui scellent la guerre de Trente Ans, font basculer une partie de l'Alsace sous obédience française au gré des guerres et des traités. La frontière orientale se fixe sur la « barrière naturelle » du Rhin, notion qui ne s'est imposée que tardivement, tandis que la frontière septentrionale oscille entre Lauter et Queich. Front principal de la campagne d'Allemagne, l'Outre-Forêt est un pays ravagé et transformé par les guerres. Aux côtés des soldats impériaux et français se dressent des lignes fortifiées et des places fortes qui contribuent à matérialiser durablement la ligne-frontière. Il nous reste donc à répondre au questionnement du titre. La frontière d'Alsace est et n'est pas un laboratoire, un modèle ou une exception. Elle ne l'est pas dans la mesure où toutes les terres périphériques de l'espace monarchique français connaissent les mêmes vicissitudes de chevauchement de frontière et les guerres. Elle l'est par les caractères originaux liés à la géographie et aux particularismes locaux.

NOTES

  1. ASHD (Archives du Service Historique de la Défense) A1 1951, lettre du maréchal de Villars au roi de France, rédigée le 11 mai 1706 à Wissembourg.
  2. Roger Brunet, Les mots de la géographie, Paris, 1992, p. 209-210
  3. Daniel Nordmann, « Frontières » in Lucien Bély (sous la dir.), Dictionnaire de l'Ancien Régime, Paris, 2006, p.576-578.
  4. Pour plus de précision sur la constitution de la frontière alsacienne à l'époque moderne voir Isabelle Laboulais (Isabelle), « Frontière politique » in Dictionnaire Historique des Institutions de l’Alsace, n°7, Strasbourg, 2014, p.897-901.
  5. Fernand Braudel, L'identité de la France, vol 1, Paris, 1986, p.338.
  6. Raymond Oberle, L'Alsace entre la paix de Westphalie et la Révolution française, Wettolsheim, 1977, p.46.
  7. Claude Muller, L'Outre-Forêt au XVIIIe siècle, Strasbourg 2004, p.8.
  8. L'expression est empruntée au titre de l'ouvrage de Gaston Zeller, Comment s'est faite la réunion de l'Alsace à la France, Paris, 1948.
  9. Peter Daniel, Naître, vivre et mourir dans l'Outre-Forêt (1648-1848), Strasbourg, 1995, p.35.
  10. Voir sur ces problématiques l'ouvrage daté, de, Gaston Zeller, Comment s'est faite la réunion de l'Alsace à la France, Paris, 1948, p.107-121 ainsi que Henri Auguste Eckel, « Examen critique des articles du traité de Munster concernant l'Alsace », in Revue d'Alsace, t. 69, 1921-1922, p.273-289 et 367-371.
  11. Daniel Fischer, La France révolutionnaire et l'affaire des princes d'Empire possessionnés en Basse Alsace (1789-1801), mémoire de maîtrise sous la direction de Jean-Michel Boehler, 2004, p.22.
  12. Claude Muller, L'Outre-Forêt au XVIIIe siècle, Strasbourg, 2004, p.17-18.
  13. Georges Livet, L'intendance d'Alsace sous Louis XIV, (1648-1715), Strasbourg-Paris, 1956, p.395.
  14. Jean-Laurent Vonau, « Les arrêts de réunions des 22 mars et 9 août 1680 » in L'Outre-Forêt, n°29, 1980, p.22-26.
  15. Daniel Peter, Naître, vivre et mourir dans l'Outre-Forêt (1648-1848), Strasbourg, 1995, p.56.
  16. Voir à ce sujet pour plus de détail Claude Muller, Guerres et paix sur la frontière du Rhin au XVIIIe siècle, Drusenheim, 2007.
  17. Fernand Braudel, L'identité de la France, vol. 1, Paris, 1986, p.336.
  18. Pour aller plus loin sur ce conflit voir Gilles Muller, L'Alsace et la guerre de Succession d'Espagne (1701-1714), mémoire de master sous la direction de Elisabeth Clementz, 2013.
  19. Propos cité par Jean-Claude Streicher, « Le paysan et les charges de guerre au lendemain de la paix de Westphalie » in Jean-Michel Boehler (dir.), Histoire de l'Alsace rurale, Strasbourg-Paris, 1982, p.161.
  20. Daniel Peter, Naître, vivre et mourir dans l'Outre-Forêt (1648-1848), Strasbourg, 1995, p.28.
  21. Comme le souligne John Lynn « Dans la forme, ces lignes n'étaient pas de simples tranchées, mais des murs en terre » in Les guerres de Louis XIV, Paris, 2010, p.91.
  22. Voir à ce sujet René Bayer et Joseph Erhard, « Les lignes de la Queich et de la Lauter » in L'Outre-Forêt, n°57, 1987, p.58-66 ; Jean Doise, « Lignes de la Lauter ou de Wissembourg », dans Encyclopédie de l'Alsace, vol. 8, Strasbourg, 1984, p.4755-4756 ; Pierre Fournier, « Notes relatives aux frontières du Nord de l'Alsace et du Rhin. Les lignes fortifiées » in Annuaire de la société d'histoire et d'archéologie du Ried Nord, Drusenheim, 1999, p.198-199 ; J-E Gerock, Les lignes de Wissembourg ou de la Lauter et la frontière septentrionale de l'Alsace, Paris, 1923, p. 198-209 ; RAUSCHER (Antoine), « Histoire des lignes de la Lauter », in L'Outre-Forêt, n°68, 1989, p.47-50 et enfin l'étude la plus récente de UBEL (Rolf), « Die Weissenburger Linien and die Queichlinien » in L'Outre-Forêt, n°129, 2005, p.27-41.
  23. Chronique des cisterciennes de Koenigsbrück. L'originale se trouve à Kentzingen et est rédigée en langue allemande (1152 p.). Une copie, photocopiée et non cotée, est déposée aux archives du Crédit Mutuel de Forstfeld.
  24. ADBR (Archives Départementales du Bas-Rhin), E3301, lettre adressée au bailli évoquant les conséquences liées aux passages de troupes et à la guerre.
  25. Bernard Vogler, « Alsace » in Lucien Bély, Dictionnaire de l'Ancien Régime, Paris, 2006, p.53. Peut-on déceler dans cette affirmation une égo-histoire différente de celle de Gaston Zeller. À l'opinion de Bernard Vogler, protestant, originaire du pays de Hanau, régionaliste, s'oppose celle de Gaston Zeller, catholique, jacobin et partisan d'une Alsace française. Dans la notice « Zeller », paru dans le Nouveau Dictionnaire de Biographie Alsacienne, n°41, Strasbourg, 2003, p.43-64, Georges Livet, protestant, jacobin, note à propos de ce dernier : « Zeller réfute un certains nombre d'idées fallacieuses, dont, celle, à son avis, de la politique monarchique des frontières naturelles ».
  26. Gaston Zeller, L'Alsace française de Louis XIV à nos jours, Paris, 1945, p.26.
  27. Jean-Michel Boehler, « Frontières culturelles », in Dictionnaire Historique des Institutions de l'Alsace, n°7, Strasbourg, 2014, p.891-892.


  Pour citer cet article :
Gilles Muller - Laboratoire, modèle ou exception ? La « frontière d'Alsace » sous le règne de Louis XIV - Projet Empreinte militaire en Lorraine
Consulté en ligne le <date du jour> - Url : http://ticri.univ-lorraine.fr/wicri-lor.fr/index.php?title=Empreinte_militaire_en_Lorraine_(09-2015)_Gilles_Muller

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