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Empreinte militaire en Lorraine (01-1966) Gérard Canini

De Wicri Lorraine
Verdun à la veille de la Grande Guerre.


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Auteur : Gérard Canini


Vieille ville chargée d'histoire guerrière, Verdun est nichée au cœur d'un ensemble de collines boisées et de vallons. Le site primitif de la cité est un rocher abrupt, sur la rive gauche de la Meuse, dont elle surveillait le passage. En 1914, la fonction militaire demeurait capitale. Relié à Paris par une ligne de chemin de fer et par une route nationale, à Bar-le-Duc par une départementale et par un tronçon à voie étroite, ce nœud de communications, secondaires remplissait surtout un rôle stra­tégique et, comme le dit Madelin, « Et Verdun, en ses ruelles obscures, en ses rues étroites et ses petites places, ville ramassée qu'empêchait de s'élargir la ceinture des noirs remparts, ne retentissait que du bruit du canon qui s'exerçait[1]. »

LA SITUATION MILITAIRE

Dans le système défensif établi par Séré de Rivières après 1871, Verdun devait constituer le musoir nord de la digue, qui, de Toul à Verdun, couvrait la Lorraine française face aux terri­toires annexés, face à la place de Metz. En 1914, la place, conso­lidée par les forts des Hauts de Meuse, a reçu pour missions :

  • de couvrir la concentration des armées d'opération,
  • de favoriser, en plaine de la Woëvre, une action offensive des armées françaises, tout en assurant leurs communications,
  • d'être une base offensive éventuelle contre Metz et la région industrielle de Briey,
  • en cas d'échecs des troupes françaises, de faciliter leur retraite en immobilisant les forces des ennemis, en gênant ses communications et en tenant les ponts sur la Meuse depuis Charny jusqu'à Belleray.

Le système de défense est organisé en deux zones concentriques et un noyau central. La zone principale passe par les forts et la zone de Froideterre, Thiaumont, Douaumont, Hardaumont, Vaux, La Laufée, Moulainville, La Falouse, Dugny, Landrecourt, Regret, Les Sartelles, Choisel, Bois-Bourrus. La zone secondaire et de soutien englobe les forts et ouvrages de Belleville, Saint-Michel, Souville, Belrupt et Tavannes. Enfin, un noyau central, dernier réduit définitif : la Citadelle Basse. Créée au XVIe siècle, elle avait été complétée de 1880 à 1893 par le creusement, sous seize mètres de roc, de galeries souterraines larges de quatre à six mètres, orientées Est-Ouest et reliées par des « écoutes » larges de deux mètres cinquante, perpendiculaires à elles.

La garnison de la place est une des plus importantes de l'Est. Sur 35 800 hommes casernés en Meuse, Verdun en totalise prés de 12 000. L'effectif militaire comprend à la fois les troupes de la garnison proprement dite, et les unités appelées à se déployer en couverture dans la Woëvre. En décembre 1913, le décompte exact des effectifs militaires donne : 455 officiers, 383 sous-officiers[2] et 10 350 hommes de troupes.

Avec le titre de gouverneur et de commandant supérieur de la défense, le général Coutanceau étend son autorité sur toutes les troupes de la forteresse, le camp retranché et le chapelet de forts des hauts de Meuse (sauf Montmédy et Longwy que le plan XVII vient de détacher de Verdun pour les attribuer à la IIe région militaire). Nommé à ce poste en 1912, originaire de l'armée du génie, breveté, polytechnicien, il est assisté d'un major de garnison. Il a, en outre, un adjoint, le général de Morlaincourt, artilleur et polytechnicien. Cet adjoint commande en même temps la subdivision de la Meuse. L'État-major du gouvernement est celui d'une division (1 chef d'état-major, 2 adjoints, 1 stagiaire, un officier d'administration). À la tête de ses services, chaque Arme a un officier supérieur.

Homme énergétique et clairvoyant, à peine arrivé Verdun, Coutanceau réclame le renforcement des forts avec des pièces tirant à 15 kilomètres. Après une visite du général Joffre, le principe en est admis. Mais le Génie s'y oppose. Plus tard, Joffre déclarera que le Génie lui avait dit manquer de crédits[3]. Ce n'est qu'en juillet 1914 qu'arrive l'ordre de renforcer les défenses avec des abris pour les batteries, les hommes, les munitions. Certes, avant 1914, les idées de l'état-major n'étaient guère favorables aux pièces d'artillerie à longue portée. On peut toutefois remarquer que, si Joffre avait vraiment voulu doter la place de pièces de gros calibre, il eût été d'autant moins gêné pour le faire que lui-même était originaire de l'Arme du Génie. En fait, il n'était pas acquis à cette idée. Cela est si vrai que, lorsque Coutanceau, inquiet, décidera d'acheter directement au Creusot de l'artillerie de gros calibre en imputant la dépense sur les crédits de défense de la place, il sera puni de 30 jours d'arrêts…

Un tel afflux de troupe dans une ville qui ne dépasse pas 15 000 habitants de population municipale ne peut rester sans répercussions sur les mœurs. Évidemment, le nombre de débits de boissons est en fonction de la garnison ; et la municipalité semble ne jamais avoir supporté qu'avec une certaine impatience cette prolifération des cafés. En 1901, pour une population totale de 21 360 habitants dont 8 263 comptés à part, Verdun recense 191 débits. Le chiffre baisse ensuite et n'atteint plus que 145 en 1904 (pour une population de 21 706 dont 8 198 comptés à part en 1906)[4]. En 1914, le nombre de débits de boissons se maintient à 150.

Un rigorisme réel préside chez les édiles, à la police des mœurs. Ils sont, d'ailleurs, pleinement en accord avec le général-gouver­neur et le commissaire de police. Celui-ci, nommé Proust, étant fonctionnaire municipal, on peut admettre qu'il suit, en cette ma­tière, la politique de la ville. En 1912, « la chambre syndicale des Hôteliers de la Meuse » croit devoir présenter au préfet une pétition pour que, les soirs de spectacles, les cafés de Verdun fer­ment plus tard. Proust, consulté, est opposé à cette possibilité (et il sera suivi). Curieusement, il s'explique en s'appuyant sur des raisons purement morales : « le Commerce qu'ils (les cafés) peuvent faire après minuit est soldé par de l'argent qui pourrait avoir meilleur emploi et qui, le lendemain peut faire défaut dans le ménage ». De même, le 28 novembre 1913, il s'oppose encore à une demande d'ouverture de bal, rue du Puty (c'est en pleine ville). Le pétitionnaire a beau promettre qu'un ordre rigoureux présidera aux ébats de Terspichore (il produit même un règlement draconien tout prêt, et imprimé), rien n'y fait. Le commis­saire de police estime que les trois bals qui existent (ils sont tous les trois situés en dehors de la ville proprement dite, dans les faubourgs) « sont suffisants pour ce genre de sport » et que « partout les bals publics sont considérés comme contraires aux bonnes mœurs[5]. À son tour, le sous-préfet est inquiet. Il attire l'attention de la municipalité sur le fait que la prostitution clandestine se développe à Verdun, et que les cas de maladies vénériennes se multiplient[6]. En mars 1914, au général-gouverneur qui se plaint de l'ouverture de cantines à proximité d'ouvrages militaires, le maire répond qu'il partage ce point de vue et « qu'il déplore la facilité qu'ont les étrangers à proximité des ouvrages militaires ». Il regrette qu'il « ne puisse, légalement, empêcher ce fait ». Et il précise encore : « Je prépare en ce moment un arrêté pour la répression de la prostitution dans les débits, et cet arrêté permettra de fermer les débits en contravention… ». Le 22 juillet 1914, le décret paraît, chaudement appuyé par le préfet avec des considérants selon lesquels « certaines maisons sont devenues des lieux de débauche, et que les femmes qui y sont employées se livrent à la prostitution en vue de laquelle elles sont recrutées[7]». L'arrêté, sévère, interdit tout habitant d'employer du personnel féminin qui ne soit de sa propre famille. La rigueur de ce texte, et 1'opinion du commissaire de police, s'expliquent probablement par un danger de relâchement moral dans la ville.

Au reste, en juin 1914, après plusieurs injonctions préfectorales qui menacent d'imputer d'office la dépense au budget municipal, le conseil se décide à créer, dès le mois suivant, un second poste de commissaire de police. On le choisira de 3e classe, aux appointements de 2 400F par an, car, estime le maire « il faut quelqu'un de rompu au métier ». Le conseil, quant à lui, pense que « nous n'avons plus, à Verdun, la même sécurité depuis la construction de nouveaux casernements ; les travaux ont amené dans nos murs un grand nombre d'étrangers. Il faut surveiller aussi les débits à proximité des chantiers… et renforcer le service de la police des mœurs[8]

LES CLASSES SOCIALES

Verdun n'est pas une ville de production. Son activité - si on laisse de côté le rôle militaire, prépondérant, mais artificiel en soi - réunit une fonction administrative et une fonction de redistribution. Verdun est en fait l'indispensable ville de contact avec les campagnes proches. Ce qui explique ses quatre foires aux bestiaux annuelles (le lundi de carême, le 25 mai, le 22 juillet, le 12 novembre) et un marché aux grains qui se tient tous les mardis dans un café (le café du commerce, le bien nommé…). Grains et élevage : c'est la Woëvre et le plateau ouest qui alimentent les marchés verdunois. Rien de plus. Ajoutons un marché aux porcs chaque vendredi et le classique marché alimentaire tous les deux jours. L'étude de la « tombée rurale » telle que la définit M. Labasse[9] pourrait expliquer et définir le rôle économique exact de Verdun sur les campagnes meusiennes. Mais comment esquisser même l'approche chiffrée du mouvement des capitaux et de la valeur des dépôts ? D'autre part, le tracé et la mise en exploitation du chemin de fer d'intérêt local accentue, en la concrétisant, cette fonction urbaine. Elle en est à la fois la cause et l'effet. À travers la lecture des journaux locaux, les préoccupations proprement sociales n'apparaissent que de loin en loin à travers de vagues considérations humani­taires. L'Annuaire de la Meuse recense à Verdun, pour 1914, 329 rentiers auxquels il convient d'ajouter les quelques dizaines qui se disent propriétaires comme seule profession, et la cohorte des retraités où le militaire prédomine. Qu'y relève-t-on par ailleurs ? L'extraction n'est représentée que par les fours à chaux qui, au pied des côtes, ouvrent de vastes carrières dans le calcaire. Des minoteries : les grands moulins-la ville ; le moulin Saint­ Airy. Un troisième Moulin dit le moulin l'Évêque vient d'être transformé en usine électrique. Ces moulins utilisent tous l'énergie hydraulique et se situent sur les bras de la Meuse qui divaguent à travers la ville basse. Des brasseries, quelques scieries mécaniques qui s'expliquent par la présence des forêts ; trois « usines » de dragées et de liqueurs, une petite fabrique d'instruments agricoles et enfin le gros bataillon de la lingerie, de la bonneterie, de la broderie dont 8 fabricants occupent 400 personnes. Une seule tannerie dans une ville qui autrefois éclipsait Metz dans cette activité. Au total rien de bien ambitieux et il est caractéristique que les employeurs se disent plus souvent « fabricants » qu'« industriels ». Plus que d'industrie, en effet, il faut parler d'artisanat.

D'ailleurs au début du siècle, Auerbach portait un jugement très critique : « Verdun, écrivait-il, ne se distingue ni par son industrie, ni par son commerce. Le commerce est faible, il se chiffre bon an mal an par 20 000 tonnes ; devenu port fluvial, Verdun reçoit beaucoup plus de produits qu'il en expédie (…) la construction des ouvrages de défense a provoqué l'afflux de matériaux…[10]». À une demande de l'intendance de la place, en avril 1914, le maire répond que, depuis 1890, il ne s'est « pas créé de nouvelles industries à Verdun ; il ne s'en est pas fermées non plus[11] ». Stagnation donc. Stagnation presque séculaire pourrait-on dire, si on suit ce que note Vidal de la Blache : « La commune de Verdun avait au Moyen Âge 27 corps de métiers et presqu'autant d'habitants qu'aujourd'hui » et il précise : « Verdun, qui serait morte sans l'activité des garnisons[12]». C'est également la thèse que soutient le Republicain qui écrit non sans quelque apparence de raison : « Verdun tire sa seule activité commerciale ou industrielle de la présence de la garnison. Enlevez le trouffion (sic) et bonsoir la prospérité des cafés, des hôtels, des tailleurs et maisons closes (re-sic)[13]… ». La stagnation est également démographique. En 1890, la population municipale était de 13 340 habitants. Elle n'est que de 13 900 en 1911. Ce qui est plus grave encore, c'est qu'entre 1851 et 1911, la Meuse perdait 50 702 habitants, passant de 328 657 à 277 955. Cette hémorragie ne profite pas à ses villes. Verdun n'attire pas les meusiens qui émigrent.

Cette somnolence marque aussi la vie syndicale. Y a-t-il même une vie syndicale ? La Meuse reste un des rares départe­ments à ne pas posséder de Bourse du travail. Outre « un syndicat horticole », il existe un Syndicat des employés civils des services militaires de la région de l'Est. Créé à Nancy, il s'est établi à Verdun en 1901. Mais la mairie ne reçoit copie des statuts qu'en juin 1913, après plusieurs rappels[14]. Une courte grève éclata cependant dans le bâtiment en 1913[15]. La construction de nouvelles casernes, rendue nécessaire par la loi des 3 ans, ouvre des chantiers en ville et dans les faubourgs comme Jardin­ Fontaine et à Glorieux, mais aussi à quelques kilomètres de l'enceinte, sur les pentes des premières collines : casernes Marceau, fort de Souville, Douaumont. Parmi les ouvriers travaillant sur ces chantiers extérieurs, un vague mécontentement règne. On voudrait bien demander une prime pour compenser les difficultés de logements et de nourriture. Mais rien ne se traduit par des actes. Brusquement, le 2 septembre, quatre charpentiers se décident à demander une augmentation de 0,25 F de l'heure. En réponse, ils sont congédiés. Le jour même ils reviennent sur les lieux de travail et débauchent leurs 29 compagnons employés à Marceau. Le groupe se rend tout près de là, à Souville, où 36 ouvriers qui y travaillent se joignent à eux. Le soir, à Jardin­ Fontaine, une réunion rassemble 300 ouvriers. Peu sont d'avis de cesser le travail et le lendemain 3 septembre personne ne fait défaut à Glorieux.

La riposte est brutale. Le 3 au soir le maire interdit tout rassemblement sur la voie publique. Les gendarmes occupent aussitôt les chantiers. Le gouverneur met à la disposition des autorités municipales, comme mesure préventive, deux compa­gnies d'infanterie. Le 4, l'ordre de réquisition du préfet parvient à la place ; le 5, tous les chantiers reçoivent 1 détachement de soldats ; le 6, le travail reprend. Les 4 « meneurs », accusés d'être des agents provocateurs de la C.G.T, sont conduits à la gare et réexpédiés manu-militari vers Paris. « Il était temps, écrit le Courrier de Verdun[16]». Et il félicite les responsables locaux d'avoir pris d'énergiques mesures. « Car ces ouvriers ne savent pas se contenter d'un salaire raisonnable de 1,10 F de l'heure ». Le Républicain socialiste quant à lui, peut facilement ironiser : « 5 000 soldats pour 83 grévistes : sous-préfet, gouverneur et conseil municipal ont bien mérité du régime capitaliste[17]».

En mars 1914, encore, des ouvriers français occupés comme maçons ou terrassiers à la construction de casernes quittent les chantiers pour protester contre l'embauchage d'équipes italiennes « qui arrivent ici chaque jour de plus en plus nombreuses…[18] ». La tentative fit long feu. En vérité ce ne pouvait être là qu'une manifestation de principe. La main-d'œuvre étrangère, moins exigeante, provoque une baisse des salaires et c'est la raison fondamentale de la protestation des ouvriers français. Le Républicain écrit en effet que « le prix de la main d'œuvre n'a pas augmenté et les salaires des ouvriers sont tou­jours au-dessous des tarifs syndicaux[19]».

Quant à la bourgeoisie, elle semble satisfaite d'une situation économique qui, en réalité, stagne. En 1910, commence sérieu­sement l'exploitation du gisement ferrifère de Briey dont les mines d'Amermont sont dans la Meuse, à Bouligny. Le danger semble grand de voir le centre des affaires se déplacer vers cette région. La bourgeoisie négociante réagit en créant, en 1910, l'Union commerciale et industrielle de Verdun. Mais, dès le départ, une orientation d'intérêts très caractérisés étouffe toute tenta­tive de renouveau réel. Sous couleur de rénover, il ne s'agit en fait que de préserver. D'ailleurs les problèmes réels sont mal vus : il était difficile de lutter avec la région industrielle de Conflans-Briey. En fait, il s'agit surtout, pour l'Union commer­ciale de stimuler les éléments locaux.

Le bulletin que l'Union publie chaque mois définit un pro­gramme dans son numéro 1 du mois d'octobre 1910: « travailler à rendre plus prospères le commerce et l'industrie de notre cité ». D'emblée nous savons de quoi il s'agit : défendre les intérêts locaux et essentiellement d'une défense du commerce. L'industrie, on l'a vu, n'est qu'embryonnaire. Un deuxième point est évoqué. « L'Association se propose de s'occuper des intérêts immédiats et faire solutionner (sic) équitablement certaines questions d'ordre administratif qui gênent journelle­ment le public et sur lesquelles il suffit d'attirer l'attention de l'Administration compétente (…). Elle n'hésitera donc jamais à entrer en pourparlers avec l'administration des Postes, des Ponts et Chaussées, de la Guerre, des Chemins de Fer, etc… Verdun, par sa position géographique doit devenir un centre important ». Ce texte constitue en fait à la fois un programme d'action et un réquisitoire contre une municipalité qu'on paraît bien accuser de tiédeur. C'est également, à deux ans des élections communales une candidature évidente à la relève. D'ailleurs l'examen des noms qui composent le comité directeur est révéla­teur : à côté de Couten, minotier, siège Péquart, pharmacien, ancien maire libéral de Verdun, toujours prompt à cribler la municipalité d'acerbes critiques. L'homme est vif, entreprenant. Il est douteux -bien qu'il se dise retiré de la vie publique - qu'il ait pardonné les victoires radicales de Verdun. Cette union commerciale regroupe en réalité tout ce qui a une quelconque importance dans la bourgeoisie locale, petite et moyenne (la grande n'existe pas à Verdun !). Car les statuts admettent tous ceux qui paient « patente » sans pour autant être commerçants. C'est ouvrir le recrutement à toutes les professions libérales. Très vite les médecins, pharmaciens, vétérinaires, avoués et avocats, notaires, imprimeurs rejoignent l'Union. Le succès est certain, rapide : en 1913 ils sont 213 membres : il est nécessaire, pour y être admis, d'être présenté par deux parrains. L'Union affirme certes qu'elle n'entend se substituer en aucune façon aux corps constitués ni empiéter sur les attributions du conseil municipal. Bien au contraire, elle se propose « de traiter seulement les questions terre à terre » ; le bureau se refusera à toute polémique. Ce qui n'empêche pas qu'un programme soit aussitôt établi qui prévoit : le démantè­lement, « de belles fêtes », la révision des tarifs du gaz, etc… Mais il est significatif que si l'Union s'intéresse aux lois sur le repos hebdomadaire c'est pour en demander des dérogations[20]. Quoi qu'il en soit elle prend langue avec l'Administration. Le sous-préfet semble favorable ; le maire l'est beaucoup moins. Son premier acte est dicté par un égoïsme qui promet : elle demande et obtient la suppression de l'accès des casernes aux colporteurs et la restriction de l'octroi des patentes aux ambu­lants. Les crainquebilles des casernes éliminés, il est révélateur que toute l'activité de l'Union va tourner vers le maintien du commerce local, non pas en le rendant plus moderne ou compé­titif, mais en s'attachant à supprimer la concurrence extérieure, en la gênant, en attaquant toute menace, en n'hésitant pas à recourir à la démagogie et à lutter contre les formes coopératives du commerce. Une volonté très ferme de maintenir le statu quo se manifeste. Les fêtes foraines sont visées. Leur suppression, ou du moins leur limitation est demandée. Motif : elles font du tort au négoce local. Prétexte : « la défense du budget des humbles qui se laissent prendre[21]…». L'Union félicite le principal du collège que refuse l'entrée de son établissement à tous fournisseurs autres que ceux de Verdun[22] ; intervient auprès du préfet pour lui demander que les maires de l'arrondissement vérifient de près les patentes des marchands forains ; [23] ; attaque les fonctionnaires qui exercent une seconde activité commerciale et obtient que les militaires ne se fournissent plus dans les pharmacies ou les boucheries de l'armée[24]. S'érigeant en censeur moral elle félicite le chef de gare de ce que les ouvriers de la compagnie ne firent pas grève : « ne suivant pas les meneurs fauteurs de désordre ils ont conquis l'estime des bons Fran­çais[25]».

L'Union ne réussit pas à se rallier la sympathie de la municipalité. En novembre 1911, sur l'initiative du sous-préfet, elle crée un syndicat destiné à présider à l'agrandissement et à l'embellissement de Verdun. Bien qu'on y retrouve les parlementaires, les conseillers d'arrondissement, le maire refuse d'y participer et d'y déléguer des membres de son conseil[26]. Une activité plus « limitée » fournit à l'Union le moyen d'éprouver ses forces : obtenir une baisse des tarifs du gaz et de l'électricité de la part de la compagnie concessionnaire à Verdun. En 1912 une pétition est mise en circulation et recueille 1 300 signatures. Elle est transmise à la mairie qui se contente de donner acte ; ce qui permet à l'Union de critiquer violemment la municipalité l'accusant de rester sourde aux plaintes des usagers. Elle menace :

« C'est au moment des élections que les Verdunois devront se souvenir[27] ».

En 1913 une seconde pétition est déposée à la mairie et à la compagnie. On y lit un curieux préambule :

« Les soussignés consommateurs du gaz et d'électricité et citoyens appelés par leurs affaires à circuler souvent la nuit dans les rues de la Ville[28]… ».

Comme il fallait s'y attendre, la compagnie du Gaz ne reconnait que le maire comme « interlocuteur valable… » mais en réalité refuse toute concession. Ce qui conduit l'Union à déclencher une gréve de l'éclairage. Le Petit Démocrate fait une ardente campagne et demande à ses lecteurs :

« Tous sans distinction d'opinion obligez vos fournisseurs à éteindre leurs étalages ; c'est travailler à la solution d'une question économique, qui vous intéresse tous[29]… »

Cette grève fut un succès et un échec pour l'Union. Un échec, car dés mai 1913, elle fut prise de vitesse par la municipalité qui prit l'affaire en mains. Il ne pouvait en être différemment. Mais un succès car elle avait pu compter ses troupes et ses appels à l'opinion trouvèrent de réels échos.

Une campagne fort vive est menée en faveur du commerce local appuyé par le Petit Démocrate qui apparaît comme le plus solide soutient de l'Union commerciale, parmi la presse locale :

« Des milliers de prospectus - venant du dehors inondent nos rues… Paris croit avoir droit de fournir la Province ».

Sur le thème de la solidarité de tous les habitants d'une ville « on demande d'acheter Verdunois… au noms des convictions qui s'opposent à ce que vous favorisiez des inconnus. Au nom de votre devoir, faites vos acquisitions à Verdun ».

On raille le snobisme qui consiste à « tout faire venir de Paris » et, « en privant de son petit bénéfice le commerçant local c'est commettre (…) une mauvaise action[30] ». Plus sérieuse, car elles sont autrement menaçantes, est la campagne contre les coopératives et les grands magasins. Sous le titre « le Mal coopératif » une série d'articles est publiée dans le Bulletin des Commerçants et Industriels de Verdun : « Le petit commerçant se méfie des bienfaits de la cité future (socialiste), il n'a aucun penchant pour les idées collectives ; il est un des plus sûrs défenseurs de notre société actuelle ; aux yeux des coopérateurs c'est déjà un intermédiaire inutile». Et les thèses de Marx sont ainsi résumées :

« Les petits commerçants ne sont que de petits voleurs opérant à côté des industriels qui sont les grands voleurs…».

Quant aux magasins à succursales multiples ils sont des « écumeurs de sous », des « accapareurs ». On les accuse de recruter les collaborateurs parmi les petits détaillants qu'ils ont ruiné et de les « ravaler au rang de bêtes de sommes traînant à bras voitures et marchan­dises le long des routes de France, bravant les intempéries, récoltant la tuberculose[31] ». En mai 1914 la lutte contre l'impôt sur le revenu prend des allures de croisade. Sous le titre « Les ouvriers contre l'inquisition fiscale » le Bulletin de l'Union commerciale publie que ce « ne sont pas seulement les patrons, les industriels, les commer­çants qui protestent contre les projets de M. Caillaux. Beaucoup d'ouvriers font comme eux. Et ceci encore qui indique un certain esprit : « on a voulu asservir le monde du travail à la retraite ouvrière obligatoire, les ouvriers se sont refusés à cette mise en carte[32]».

Il reste à l'Union pour couronner sa politique, à tenter de conquérir la mairie. Le maire refuse toujours de faire partie des organismes créés par l'Union commerciale. Outre les divergences politiques, il semble que Regnaud, notaire en retraite, répugne à se rapprocher d'un milieu essentiellement commercial. Mais la vraie raison paraît être un goût accusé de l'autorité et de ses prérogatives de premier magistrat municipal. Le Républicain dans le style truculent propre à Henri Frémont le surnomme « Pépère 1er ». Ce n'est pas si mal vu : l'allusion à l'âge de Regnaud fait ressortir son manque de compréhension des générations plus jeunes ; l'allure monarchique du sobriquet révèle les tendances autoritaires de l'homme. À l'approche des élections de mai 1912, l'Union commerciale annonce qu'elle « s'interdit toute politique et ne présentera pas de liste ainsi que quelques notes tendancieuses de journaux locaux le laissent entendre ». Le comité directeur décide même de ne pas se réunir le mois précédent les élections. Certes. Mais on ne peut s'empê­cher de relever parmi les 27 candidats élus en mai 1912, 9 membres du syndicat dont l'adjoint, au maire, conseiller général, et 1 conseiller général et 1 conseiller d'arrondissement. Et le Bulletin de l'Union lui-même ne cache pas sa satisfaction : « les élections de mai dernier ayant fait entrer au conseil municipal un certain nombre de mem­bres adhérents de l'U.C.I : le Comité comptant sur leur appui pour la défense énergétique des intérêts de la cité, etc.[33] ». Mais la mairie reste très réservée à l'égard de l'Union. Il faut dire que le conseil a fort peu varié ; le maire est réélu. Le 17 mai 1913 Regnaud expose au conseil que le comité des fêtes ( créé par l'Union Commerciale ) l'a nommé d'office président d'honneur et réserve 4 places à 4 conseilleurs municipaux. Le maire estime qu'il s'agirait là d'une « inclusion pure et simple » et fait décider seulement que les membres du conseil qui appartiennent à l'Union commerciale serviront de trait d'union. Mais il n'est pas question de délégation ès qualité. Le 5 avril, 1'Union revient à la charge. Cette fois c'est un refus net[34]. Certains d'ailleurs se rebiffent : « On confond les intérêts de toute une vi1le avec ceux de cent ou deux cents commerçants qui sont effectivement les rois du pavé[35] ».

LES FORCES POLITIQUES

La direction des affaires de la ville est le fait des notables, sous deux étiquettes politiques différentes. Les radicaux et les « libéraux », ces derniers semblant regrouper à la fois les fidèles de l'Action libérale et les notables qui, par tradition, ou par tempérament, répugnent à s'engager sous la bannière radicale. En fait, ces deux groupes - qui appartiennent à un même milieu social - s'opposent surtout sur le problème de la laïcité. En 1902, les libéraux, grâce à l'énergie du pharmacien Péquart créent un comité, fondent un journal et obtiennent de beaux succès. Leur candidat, le colonel Rousset, est élu député ; en 1904 il conquiert la mairie. Mais l'échec de Rousset, battu par Humbert en 1906, aux élections législatives, le conduit à quitter volontairement la mairie. Dès lors, les libéraux, désorganisés, doivent céder 1'hotel de ville en 1908 aux radicaux qui le conservent en 1912 : 16 conseillers sortants sont réélus et le maire est reconduit à son fauteuil. Deux sièges en ballotage vont à des libéraux qui avaient cependant plus de 400 voix de handicap chacun sur les candidats radicaux les moins bien placés. Dix membres de la liste victorieuse cependant avaient accepté en même temps de figurer sur la liste libérale de représentation proportionnelle[36] et dix encore (dont huit sont les mêmes) sur une troisième liste dite « Républicaine et indé­pendante». Il s'agit bien d'une bourgeoisie qui se partage en fait la direction des affaires locales. L'examen des professions est élo­quent : sur les 27 élus on dénombre 1 notaire (1e maire), 1 médecin, 1 sous-ingénieur des ponts et chaussées, 1 vétérinaire, le conseiller général Charinet, 1 professeur au collège. C'est tout pour ce que l'on pourrait appeler l'élément intellectuel. Viennent ensuite 6 propriétaires et 4 rentiers, 11 négociants et entre­preneurs, 1 cultivateur. Depuis qu'à la faveur d'un décès Humbert s'est fait élire au Sénat en 1907, le siège de député est occupé par un avoué de Verdun, Noël, également de tendance radicale.

La presse cependant se montre fort vivante et combative. En 1914, quatre journaux paraissent à Verdun. Ils présentent plusieurs points communs. Et tout d'abord d'être nettement définis au point de vue doctrinal ou politique. Ils paraissent sous grand format et 4 pages. La typographie est serrée ; pas de ces gros titres à « sensation » si courants de nos jours. Quelques rares croquis, généralement caricaturaux. Les articles de fond, les grands éditoriaux sont parfois empruntés à de grandes plumes : Barrès, Driant pour les uns ; Sembat, Jaurès, pour les autres. Mais bien évidemment il s'agit là d'articles repris aux journaux de la capitale. Ils sont hebdomadaires. Le prix, uniforme, est de 5 centimes, mais ils vivent pour beaucoup de la publicité : la 4e page est généralement entièrement publi­citaire. La diffusion est locale, du moins ne dépasse guère l'arrondissement. Quelques essais d'implantation dans les villes voisines, risquées par le Courrier de la Meuse en 1908 se soldèrent par un échec ; et en riposte l'Avenir de Commercy et de Saint­-Mihiel tenta de se glisser à Verdun. On dut s'entendre… et chaque journal resta dans les limites de sa sphère d'influence[37]. Enfin une large part est faite à la polémique locale. Les personnes sont attaquées avec violence ; une « ironie » constante et lourde règne constamment dans ces querelles. Les vicissitudes de la presse libérale sont délicates à démêler car les ambitions personnelles masquent un peu la doctrine du journal. Cependant le Courrier de la Meuse, héritier du vieux et monarchiste Journal de Verdun, puis Courrier de Verdun fondé en 1841, est la feuille libérale la plus ancienne à Verdun. En 1905, il prend le titre de Courrier verdunois mais, sur une plainte en concurrence déloyale du Petit verdunois il doit, l'année suivante, prendre le nom de Courrier libéral. En 1908, il est racheté par Malou, un homme qui arrive sur le pavé de Verdun, brûlant d'enthousiasme pour la cause libérale non sans quelque ambition personnelle. Il lui donne le titre de Courrier de la Meuse, voulant montrer qu'il entend faire de sa feuille un organe départemental. Il s'ensuit une certaine confusion et un échec aux élections législatives de 1910. Cela incite les anciens libéraux à rompre avec leur journal et à créer, en 1911, une publication nouvelle hebdomadaire, l'Informateur meusien. L'éditorial du premier numéro annonce qu'on ne fera pas de politique et qu'on se contentera de donner des informations ; on veut être « le trait d'union entre tous nos compatriotes ». Mais très nationaliste, chaque numéro publie des souvenirs de la guerre de 1870 et des nouvelles de « là-bas » (entendez : de Strasbourg). Et, à propos de l'Alsace­-Lorraine, le journal écrit : « Il faut que nos écoliers sachent ce qu'ils ont perdu ». Il est absorbé en fait par la politique - et la polémique locale - et aux élections municipales de 1912 soutient une liste libérale de représentation proportionnelle. En janvier 1913, le désir d'étendre une audience dans le département le rapproche de la presse libérale de Montmédy.

Il fusionne avec le Petit Montmédien et prend le titre d'Action meusienne. Bi-hebdomadaire, il possède sa propre imprimerie à Verdun. Il veut mener campagne pour un respect le plus absolu de « nos pratiques religieuses ». Il est violemment antisémite. Il publie un feuilleton extrêmement médiocre : « l'invasion lente » où on prétend montrer la mainmise sur la France par l'espion juif allemand, etc. Les pires poncifs d'espionnage, d'officier pétri de son devoir, etc., y sont lourdement traités. En août 1913, rejeté de l'Action libérale, le directeur du Courrier de la Meuse se retire. L'organe est racheté par Baudot, et 1'Action meusienne fusionne avec lui. Il reste bi-hebdoma­daire. Mais insensiblement le ton se modifie, prend davantage de tenue. Il publie de nombreux articles du commandant Driant, de Maurice Barrès, du colonel Rousset, en plus d'édi­toriaux d'hommes locaux comme Baudot, l'avocat Magisson et des rédacteurs en chef. La part de la polémique locale s'amenuise. En même temps, il met une sourdine à son anti­sémitisme. Le feuilleton grotesque fait place à un roman d'Henry Bordeaux. Il vilipende toujours le « régime abject » mais avec, davantage de gravité de ton que de véhémence. En 1914, il mène une ardente propagande pour le candidat libéral local : le général Maitrot, en axant une bonne partie de la campagne sur la défense des frontières de l'est. Battu par Noël, Maitrot manque le succès de peu.

Le Petit Démocrate de la Meuse se crée à Verdun en 1913. Le premier numéro, daté du 25 octobre, annonce qu'il demandera « un peu plus de justice, d'égalité, de protection pour les classes qui peinent… ». Mais ce socialisme ne se définit que par un : « un peu plus de bien-être en bas, un peu plus de générosité et de sacrifice en haut… ». Aussi bien le Petit Démocrate est catholique. Il esquisse une tentative de socialisme qui serait un moyen terme entre « un socialisme d'État (qui) est un danger et un leurre » et les « abus du capitalisme ». Nous demandons « l'intervention de l'État au cas où l'initiative privée et collective est impuissante (…) et une législation protectrice des travailleurs[38]  ». Le Petit Démocrate exprime un catholicisme social qui se cherche. Pour le reste, il fait une large part aux faits locaux, et ne manque pas à la traditionnelle polémique. Avec quelle répugnance, semble-t-il, parfois. Mais il est constamment fidèle à sa ligne chrétienne. Il proteste avec énergie quand la ville décide, à la veille de la guerre, le rachat des immeubles de la congrégation pour en faire une école. À cette occasion, le Petit Démocrate publie une enquête faite auprès de différents notables verdunois. Il est juste de noter qu'i1 publie aussi l'avis du secrétaire de la section socialiste. « Nous cherchons enfin à réaliser l'union entre tous les bons Verdunois, écrit-il[39]… ». Il fait de louables efforts pour y parvenir. De tendance radicale, l'Union verdunoise (sous-titre : Journal républicain et démocratique) est bi-hebdomadaire. Ce journal républicain et démocratique a une tradition déjà ancienne sur le plan local. Il prolonge Le Progrès de la Meuse journal oppor­tuniste fondé en 1878. Devenu en 1904 après une crise interne L'Union républicaine, il absorbe L'Est (1905) puis Le Petit Verdunois (1906). C'est le journal de la majorité radicale, plus précisément des parlementaires Noël et Humbert. Très anticlérical, il mène une constante polémique contre le Républicain qu'il accuse de chantage et il met en doute la sincérité du socialisme de son directeur[40].

Ce grand rival paraît tous les dimanches[41]. Son premier numéro, daté du 8 octobre 190(, publie un éditorial à vrai dire assez vague. Il y est question de « mener le bon combat pour la République démocratique »… d'ouvrir un « éventail (qui va) du loyalisme progressif de Barthou jusqu'au socialisme parlementaire de Millerand et de Briand (…) ce sont les deux points extrêmes de notre action». Il avoue également avoir l'ambition d'être un « journal local intéressant ». C'est l'œuvre d'un seul homme : Henri Frémont - qui se dit publiciste - en est à la fois le directeur, le rédacteur, l'imprimeur. Il rédige entièrement son journal. Son imprimerie fait d'ailleurs d'autres travaux. Frémont n'est pas Verdunois. Originaire de l'ouest, il a fait son apprentissage à Paris. En 1903, il arrive à Verdun pour prendre en main la feuille opportuniste locale, le Progrès de la Meuse, qui bat de l'aile et qui surtout n'a pas su empêcher l'élection du candidat libéral Rousset à la députation. Dix mois après, il est remercié et après un bref passage à l'Est qu'il oriente vers une politique socialiste, il fonde le Républicain de la Meuse. En 1908, par l'acquisition de sa propre imprimerie, le journal est totalement indépendant. En 1910, Frémont fonde « l'Aurore sociale » section S.F.I.O. de Verdun et le Républicain prend la dénomination « d'organe socialiste de la Meuse ».

Frémont - qui à coup sûr n'est pas modeste et possède un sens très certain de la publicité, personnelle et commerciale - ne manque ni de savoir-faire, ni d'aisance de plume, ni de personnalité. Libre penseur (en août 1913 il représente la « libre pensée verdunoise » au congès de La Rochelle), il met l'accent sur la laïcité avec vigueur. Cependant les parlementaires radicaux, Noël et Humbert sont ses cibles favorites. Et il les attaque violemment.

En 1913, le Républicain mène campagne contre les « trois ans » et, avec « l'Aurore sociale », procède à une campagne d'affiches dans Verdun. Cependant Frémont se défend avec énergie d'être antipatriote : « Il est une parole que je ne vous[42] reconnais pas le droit de prononcer : c'est que le Républicain socialiste et moi-même sommes des antipatriotes (…) cela est abominable[43]…». D'ailleurs, en 1910, Péquart, l'âme des libéraux de Verdun, notait déjà avec malice à propos du Républicain : « son socialisme paraît exempt d'antimilitarisme ; c'est très prudent dans un pays foncièrement patriote comme le nôtre[44]. Frémont a des ambitions personnelles. En 1908, il est candidat au conseil d'arrondissement. Recueillant un nombre dérisoire de voix, il se retire au 2e tour. En 1912, il se présente tout aussi vainement aux élections municipales. Mais il n'engage vraiment son journal dans ces compétitions politiques qu'en 1914, aux élections législatives, sans aucun succès. La section ne compte que 80 cotisants et le candidat n'obtient que quelques centaines de voix. Si, dans ces années qui suivent la Séparation, les questions religieuses suscitent souvent des difficultés politiques, on ne relève pas alors de grave conflit à Verdun. La municipalité républicaine se montre généralement conciliante… Et même, le 21 mars 1914, Charinet fait adopter, contre 1'opposition d'un seul conseiller, un vœu demandant « le remplacement des infirmières laïques trop jeunes par un personnel plus apte qui a fait ses preuves par des sœurs, à l'hôpital militaire Saint Nicolas ».[45].

Le sous-préfet annule la délibération[46]. De même quand, en juin 1914, malgré un essai d'opposition d'une partie du corps de ville, une subvention est votée a une société sportive dont les attaches confessionnelles sont connues, le préfet annule le crédit[47]. Cependant la municipalité n'a fait aucune difficulté pour racheter à l'État les locaux provenant des biens de mainmorte tombés dans le domaine public après la loi de Séparation. Malgré une procédure engagée par le chapitre, le collège de Jeunes filles est installé dans ce qui était le grand séminaire et d'importants travaux d'aménagements y sont achevés en mai 1913[48]. La même année, dans le palais épiscopal est installé le musée et les jardins de 1'évêché sont ouverts au public[49]. Le 11 juin 1914, Mgr Ginisty, nouveau titulaire du siège épiscopal arrive à Verdun. Dès le 9, l'organe libéral local, le Courrier de la Meuse, invite les habitants à pavoiser. Le 13 juin, le même journal donne un large compte rendu de la cérémonie d'accueil. Selon lui, l'arrivée s'est faite au milieu d'une « foule énorme[50] ». Selon le Républicain, journal socialiste (qui d'ailleurs se montre plus modéré que l'Union verdunoise) il n'y avait que « deux cents hommes vêtus de noirs et deux cents commères d'âge canonique[51]… ». La vérité est probablement entre ces deux opinions extrêmes. Par contre, ce que personne ne nie c'est l'exceptionnel déploiement de forces auquel cet évènement a donné lieu. Le maire, bien que « ministériel », est, au fond, un homme catholique et de tradition conservatrice. On le dit même monarchiste. Il autorise « verbalement » à former un cortège[52].

Mais la veille de l'arrivée de l'évêque, le préfet ôte au maire ses pouvoirs de police municipale pour une durée de 24 heures. Toute manifestation, tout cortège sont interdits. L'avis est lon­guement publié à son de caisse. La garnison, officiers compris, est consignée. Cinquante gendarmes à cheval arrivent en renfort. Le 11 juin, les rues sont gardées par des pelotons de hussards. Le sous-préfet lui-même, en grande tenue, se tient à la Porte Saint-Paul où doit nécessairement passer le nouvel évêque. À la gare, seuls deux conseillers municipaux viennent saluer - en leur nom - Mgr Ginisty. Malgré les interdictions et la présence du commissaire de police, un cortège se forme que les hussards tentent de scinder. Le parcours jusqu'à la cathédrale est relativement calme. Certaines rues sont pavoisées. « La place d'armes est joliment engirlandée » (sic) écrit le chroniqueur du Courrier. Après le Te Deum, quand 1'évêque veut regagner son domicile privé, des heurts se produisent. Le Républicain les attribue à la « nervosité bizarre et peu justifiée d'un capi­taine de gendarmerie ». Le Courrier accuse les hussards d'avoir chargé la foule… Quelques arrestations, dont celle du notaire Victor Schleiter, futur député-maire, sont opérées mais non maintenues. Paris le 13 Juin, le Courrier de la Meuse accuse le maire d'avoir lui-même suscité la décision préfectorale lui ôtant tout pouvoir de police. Cela paraît si évident que le propre journal où signe Regnaud, l'Union verdunoise, réclame sa démis­sion, et plus fermement c'est la même attitude qu'adopte le Républicain : « M. Regnaud peut-il accepter ce double camouflet : celui de l'administration préfectorale et celui de son propre journal ? ». Et l'éditorialiste de ce journal, déplorant les déplacements de force excessifs, écrit : « l'habile maire que nous possédons, par crainte des responsabilités qu'il ne voulait pas prendre à 1'égard des cléricaux avait cru devoir supplier le sous-préfet de lui enlever pour 24 heures ses pouvoirs de police[53] ».

LE COÛT DE LA VIE ET DU LOGEMENT

En novembre 1913, le Bulletin de l'Association des Commer­çants et Industriels de Verdun publie la lettre d'un officier de la garnison. Cet officier écrit que la population militaire composant le plus clair de la clientèle des commerçants cherche à se défendre et « abandonne ce désintéressement des questions sociales qui souvent fait dire que l'officier en général (sic) manquait de sens pratique ». La lettre révèle en outre qu'un officier va s'appro­visionner à Paris et rapporte pour 500 F de vivres ; d'autres organisent des commandes collectives et une maison en Provence fournit à bon marché ces militaires en fruits et légumes. Le correspondant du B.A.C.I.V. ajoute qu'à son avis i1 serait nécessaire d'étendre le centre commercial vers les faubourgs, ce qui stimulerait la concurrence et décongestionnerait le centre « où l'on s'écrase dans des logements insalubres et hors de prix ». Du coup, voilà posés, par les intéressés eux-mêmes, les deux problèmes qui préoccupent les Verdunois en 1914, et qui sont directement liés à la présence d'une forte garnison : la « cherté en vivres » et la crise du logement.

Seule une analyse fine et comparative des diverses mercuriales des villes en France à cette même époque et des revenus moyens locaux pourrait permettre une appréciation exacte du prix de la vie à Verdun. Mais à travers les divers témoignages des contemporains, on peut déceler combien ce problème est préoccupant et réel. En 1913, à la fin de l'automne, une œuvre charitable (catholique), le « Fourneau économique », ouvre ses portes et annonce des distributions « comme les années précédentes », tous les mardis et jeudis[54]. Et la presse fait appel aux personnes charitables qui voudront bien donner « à leurs pauvres » des bons d'aliments cuits. La menue monnaie est déconseillée, « ceux-ci (les pauvres) en font un si mauvais usage… ». En 1912, le ministre de l'Intérieur demande que Verdun nomme un second commissaire de police, mais il exige qu'il soit au moins de 3e classe car autrement « son traitement serait si bas qu'il ne pour­rait vivre à Verdun » (3e classe 2 400 F par an ; 4e classe 1 800)[55]. Ainsi le problème a été perçu nettement, à l'échelon ministériel. Au reste, au printemps 1914, treize députés (sans aucun doute les élus locaux) déposent sur le bureau de 1a chambre une proposition de loi tendant à l'« établissement d'une indemnité spéciale de cherté de vie pour les fonctionnaires et employés de 1'État dans la région militaire de l'Est » (50 centimes par jour pour les célibataires, 1,50 F pour les couples, dans les villes de garnisons ; 0,80 centimes ailleurs que dans les sièges de garnisons). Il est demandé que cette loi s'applique - si elle est votée - dès janvier 1914. Enfin les considérants du projet expliquent que les officiers des garnisons de l'Est avaient déjà obtenus de tels avantages. Et quand, en mai 1914, le préfet soumet à l'appro­bation du conseil général de la Meuse une demande de crédits nécessaires à l'aménagement de logements à la sous-préfecture de Verdun destinés à deux employés, il s'en explique « par la cherté des vivres et des loyers à cause de l'augmentation de la garnison »[56]. Ce problème acquiert donc assez de gravité pour être mis à l'ordre du jour des préoccupations municipales. Le sous-préfet Jean Grillon fait connaître au maire qu'il suit de très près la question et propose de tenter à Verdun et dans les environs une expérience qui a parfaitement réussi à Louhans, son précédent poste et qui consiste à transformer une partie de la grosse culture en un centre de production maraîchère[57]. Charinet et Hillot, conseillers municipaux, pressent le maire d'en saisir le conseil. Lors de la séance du 11 juillet 1914, cette question est sérieusement débattue. Il est décidé de créer une commission extramunicipale de trente membres pour en étudier les possibilités. Cette commis­sion, avec le concours du sous-préfet, des parlementaires Humbert (sénateur) et Noël (député), de conseillers généraux, réunira aussi le maire de Belleray ; Couten, président de « l'Union commerciale et industrielle de Verdun » ; France-Lanord, entrepreneur ; 3 administrateurs de la Caisse d'Épargne, etc. Trois sous­-commissions sont créées : arrivages et transports, habitations à bon marché, améliorations culturales. Il est précisé que la « porte reste ouverte aux bonnes volontés »[58]. Le Petit Démocrate pavoise : depuis mars il menait une campagne pour qu'une telle commission vît le jour. On comprend aussi les réticences du maire à se rallier à cette idée : sa réalisation est un peu un aveu d'impuissance de la municipalité.

Le problème du logement requiert d'autre part une attention particulière. En mai 1912, la municipalité de Verdun répond à une enquête parlementaire que les logements en ville sont «nettement insuffisants » et le nombre de « locaux vacants est infime ». Au chapitre B de ce questionnaire, il est révélé que les logements existants ont de graves défauts d'insalubrité, l'évacuation des eaux en est médiocre, ils manquent d'insolation, et la vétusté des immeubles est à peu près générale. La moyenne d'occupation des locaux est de 3 habitants par pièce ; les familles nombreuses, ajoute-t-on, éprouvent de grosses difficultés à cause de la pénurie des logements. L'enquête se poursuit par le montant des loyers. À Verdun, ils sont en hausse de 15% à cause de « l'augmentation considérable » de la population militaire en officiers et sous-officiers. Le remède proposé est de construire des H.B.M. Mais la ville se dit incapable de le faire et propose d'en charger la Caisse d'Épargne qui a une « fortune personnelle » de un million de francs[59]. Aussi, quand en 1913 le préfet demande au maire de saisir le conseil de la loi du 23 décembre 1912 qui prévoit la possibilité d'instituer des offices publics d'H.B.M., le Corps de la ville de Verdun approuvera avec enthousiasme, mais… vu les faibles possibilités financières de la commune, il n'estime pas pouvoir faire un prêt à l'office[60]. En avril 1914, le Petit Démocrate mène une campagne sur ce sujet. Le journal affirme qu'une enquête faite auprès des notaires de Verdun montre qu'avant l'augmentation de la garnison, due a la loi de 3 ans, Verdun offrait 70 logements à louer à des prix allant de 700 à 3 000 F[61]. Tous ces immeubles furent loués sans augmentation de plus de 5 % qui correspondaient à des aménagements de confort. Depuis six ans, poursuit le Petit Démocrate, 117 petites maisons habitées par leurs propriétaires, mais qui louent 1 ou 2 pièces à des sous-officiers ont été cons­truites dans les faubourgs. L'enquête auprès des notaires conclut à un manque d'immeubles de rapport à Verdun et en impute la raison à ce que le « Génie paie et surpaie les travaux qu'il fait effectuer depuis un an ». Augmentation telle, disent les notaires, qu'une petite maison qui coûtait 8 000 F ne peut plus être construite à moins de 14 000 F. D'ailleurs, poursuit le journal, les services du Génie ont si bien reconnu cette hausse générale des prix qu'ils ont augmenté de 300 F le loyer de leurs propres pavillons attribués à des ménages d'officiers. En outre, la réglementation de construire est draconienne : la chefferie du Génie n'autorise à bâtir que si l'on accepte de démolir en cas de néces­sité. Enfin, les notaires mettent en cause le mauvais aménage­ment du port où la manutention des pondéreux est délicate et difficile. La crise devient aigüe à l'été 1914. Le 28 juin 1914, sous un titre qui est une invite claire, le Petit Démocrate révèle - et déplore - que « le mercredi 24 juin, pour la première fois, de braves ouvrières (…) ne trouvèrent pas dans la ville le logis nécessaire… », etc., « 70 à 80 ménages », dit le journal, ne purent se loger : « Il faudrait que les pouvoirs publics et notre municipalité se préoccupent d'une situation inquiétante ». Les respon­sables ? L'augmentation des ménages militaires, les grands travaux de casernes. Solution ? « La Caisse d'Épargne qui est riche devrait constituer une société immobilière » en utilisant les 800 000 F de son fonds de réserve. Le sous-préfet fit savoir au conseil qu'il verrait d'un œil très favorable que la ville s'occupât de construire des H.B.M. À la séance du conseil où fut déjà évoquée la cherté des vivres, Hillot, conseiller, propose le concours de Me Schleiter, notaire, pour coopérer à la création des H.B.M. et demande en même temps d'assurer une liaison permanente avec la chefferie du Génie. Charinet enfin objecte que si légalement la commune peut créer un office il serait plus avantageux qu'elle gardât ses capitaux et construisît sous l'égide de la Caisse d'Épargne : « car les logements sont introuvables, maintenant, à Verdun[62] ».

LES PROBLÈMES DU DÉMANTÈLEMENT ET DE L'OCTROI

Ces difficultés posent de façon aiguë le problème du déman­tèlement, Verdun étouffe dans son « corset de pierre[63]». Bien que la défense se soit reportée sur les collines alentour, le bastionnage créé par Vauban enserre toujours la ville qui est flanquée, par ailleurs, sur son flanc ouest, de la masse isolée de la citadelle. Les Verdunois ne sont pas sans déplorer la contrainte que cons­titue pour l'expansion urbaine une telle servitude[64]. Dès le début du siècle le Courrier de Verdun avait mené une vigoureuse campagne pour le déclassement des remparts et en même temps le corps de ville mettait cette question à l'ordre du jour. Tentative éphémère. L'administration militaire montrait très vite qu'elle ne voulait pas laisser toucher à une seule pierre qui relevait de sa juridiction, et un timide projet d'arasement de la Porte Saint­-Paul, arasement qui eût réalisé un accès plus large de la gare vers la ville, échoue en 1902[65]. Au reste, le climat général n'était guère favorable à une telle entreprise. La presse de la capitale se réjouissait de ce que Verdun conserve ses « remparts qui entretiennent dans le cœur de ses habitants le culte de la Patrie[66]». « Et pourtant concluait avec amertume le Courrier de Verdun, Verdun ne veut qu'un peu d'air ».

Cinq ans plus tard, en 1906, nouvel échec. Le colonel Rousset, alors député-maire[67], voulut profiter de la visite à Verdun du ministre de la Guerre Bertaux pour obtenir un déclassement partiel. L'affaire semblait bien engagée. Mais son tempérament faisait de Rousset un homme peu porté aux subtilités du jeu « des partis ». Il voulut mener l'affaire seul à Paris sans trop se préoccuper de l'opinion publique verdunoise, pas plus que des inquiétudes de son conseil municipal qu'il avait d'ailleurs ten­dance à informer de ses décisions, plutôt qu'à en solliciter les avis. Rousset s'employa à obtenir le déclassement d'une partie du Front nord-ouest, depuis la Porte de France jusqu'à la Porte Chaussée. Ce qui eût libéré l'accès du port et de la gare. Mais en contrepartie le député-maire avait accepté que la ville rachetât les terrains rendus libres par la démolition des bastions, tout en s'engageant à reconstruire plus en avant une « chemise de sûreté » et à supporter les frais en bouches à feu et en munitions de cette « chemise ». Quand les Verdunois apprirent à quelles conditions ce déclassement s'opé­rerait, ce fut un tollé général. L'Union républicaine[68] déclenche une violente polémique. Le Courrier de Verdun accusa le maire d'avoir fait des « bêtises ». Rousset accusa les employés civils de la chefferie du Génie de « fuites » organisées. Les employés répondirent vertement. On se menaça de la correctionnelle. Bref la querelle dégénéra et l'affaire tourna court. Ce n'est qu'en 1910 que la tentative est reprise avec plus de diplomatie. On se contente de demander la jonction de la rue Pol-Boulhaut et de l'avenue de la Gare. Cette solution avait l'avantage certain de permettre un accès plus large vers la ville (l'étroite Porte Saint-Paul, avec son pont-levis, est un goulot d'étran­glement), et constituait une amorce de démantèlement. L'opi­nion est enthousiaste. En mars 19ll, l'Union commerciale et industrielle de Verdun organise au théâtre municipal une confé­rence présidée par les parlementaires et le maire. Le conducteur principal des Ponts et Chaussées de Verdun y expose longuement les problèmes de démantèlement. Une motion est votée et publiée.

L'administration militaire sent qu'elle ne peut, raisonna­blement, s'opposer à cette demande. Cela n'empêche pas le projet de traîner en longueur. De son côté, la municipalité soudain effrayée bronche devant la facture à payer : 95 000 F. Enfin la note gaie est apportée par le général Clément de Grandprey gouverneur de Verdun. Celui-ci estime que ce projet « enlaidira » Verdun qui a « aujourd'hui, l'entrée héroïque et pittoresque qui convient à la première place forte de France. C'est un buisson de verdure qui se dresse dans un fossé (…) ce projet substitue à la vue actuelle une entrée vulgaire et laide d'une sous-préfecture sans histoire[69] ». Fort heureusement, le ministre avait déjà approuvé cette percée locale du front bastionné. Après différents projets et devis examinés, de nombreuses navettes des dossiers entre la ville, la chefferie du Génie et les ministères intéressés, occupent les années 1912-1913. Les parlementaires interviennent et sont sollicités d'intervenir par la municipalité[70]. Une commission mixte est créée pour régler les points litigieux[71]. L'adminis­tration militaire tient à aliéner le moins possible son patrimoine ; la ville, au contraire cherche à profiter de la « brèche » - si on peut dire- par où passera le pic du démolisseur. Ce n'est qu'en mars 1914 que l'affaire est reprise. Ce mois « l'Assemblée commerciale et industrielle de Verdun » inscrit le démantèlement partiel à son programme économique local[72]. Ce déclassement apparaît de plus en plus nécessaire pour réaliser l'agrandissement du port Saint-Paul. En mai, Charinet est seul à proposer qu'on reprenne l'affaire de la rue Pol-Boulhaut. Début juin, le Petit Démocrate, sur un ton polémique très vif, accuse la ville de faire une politique budgétaire dictée par les soucis de réélection. Il est intéressant de savoir, par ailleurs, que dans le même article le journal reproche à la municipalité de consacrer à la construction d'écoles primaires à Glorieux, à Jardin-Fontaine, au Faubourg-Pavé, à Saint-Victor, des sommes qui eussent mieux été utilisées au percement des remparts[73]. En juillet 1914, une amorce de décision positive se fait jour. La chefferie du Génie propose de ne commencer les travaux qu'en 1915 « en raison de l'élévation actuelle du coût de la main-d'œuvre et du prix de quelques matériaux, élévation due surtout aux nombreux travaux exécutés par mon service »[74]. Le colonel Benoît rappelle que le ministre tient à ce que le nouvel accès soit muni d'une porte blindée crénelée et d'un pont orga­nisé de telle façon qu'il puisse être facilement détruit. Il est donc bien net que cette percée très minime n'est qu'une faveur accordée, de guerre lasse, par une administration encombrée d'un dossier qui traine depuis des années. Moins que jamais il ne peut être question de déclasser les remparts. Le 26 juillet 1914, alors que les bruits de sabre emplissent Verdun, le secré­taire de la section socialiste de Verdun interrogé par le Petit Démocrate sur l'action municipale peut affirmer que le démantèlement reste le problème prioritaire. « Nous autres socialistes de Verdun nous disons : faites le démantèlement et donnez-le (sic) à la classe ouvrière de Verdun qui s'étiole et qui dépérit dans les taudis de Saint-Victor[75] ». Les ressources de la ville proviennent alors pour une bonne part des taxes d'octroi prélevées aux portes sur les denrées et matériaux consommables intra-muros. Une ville à forte garnison comme Verdun perçoit donc d'énormes droits qui frappent les produits destinés à la troupe. En principe seulement. Car l'État, pour compenser en partie la dépense qu'il fait, récupère une fraction de ces droits d'octroi sous forme de frais de caser­nements que la ville paie par quartiers. Ce n'est pas négligeable. En 1913, Verdun reverse 65 000 F de frais de casernement au Trésor sur un budget d'environ 800 000 F. Ces frais étaient fixés selon un abonnement fixe : 7 F par homme et par an, et 3 F par cheval.

En 1893 fut construite la caserne Miribel, en dehors du péri­mètre tracé en 1800. En droit, la ville pouvait nier être tenue aux frais de casernement pour les personnels stationnés à la caserne Miribel puisque ceux-ci ne versaient rien à l'octroi. En fait l'État se fondait sur ce que Miribel était située sur un territoire communal pour exiger les frais de casernement. Il y eut bien quelques timides tentatives pour, dès 1893, obtenir un réajustement du tracé. Mais l'accent ne fut mis énergiquement sur ce problème qu'en 1903 par l'administration des contri­butions indirectes qui s'indigna de cette irrégularité et somma le maire de s'inquiéter de cet abus[76]. Une lutte opiniâtre s'engagea alors contre l'administration de la guerre. Une longue procédure aboutit en 1908 devant le Conseil d'État qui débouta Verdun. Dans cette affaire, le meil­leur et le pire sont inextricablement mêlés. Les disputes sur des points de droit (l'avis du ministère de la Guerre qui doit figurer au dossier est-il consultatif ou a-t-il force de décision bloquant la procédure en cours ?) côtoient les mesures de rétorsion les plus mesquines (Verdun en 1908 refuse un prix de faveur pour l'eau potable qu'elle fournit aux casernes) ; et les marchandages pour prix d'une éventuelle inclusion de Miribel dans le péri­mètre de l'octroi, le ministère de la Guerre exige 240 000 F. La ville offre 100 000 F. Vers l'été 1911 le mot de démission collective est prononcé au Corps de ville[77]. Au conseil général, à la session d'août de la même année, le député de Verdun Noël expose clairement l'affaire et demande que la préfecture accélère le dossier. Les maires de Saint-Mihiel, et de Commercy, cela va de soi, approu­vent énergiquement… À l'automne 1911, une « table ronde » qui réunit le préfet, le sous-préfet de Verdun, les représentants de la municipalité et du Génie, les parlementaires, étudie la question sans qu'il en sorte rien de positif. Les préoccupations électorales ne sont pas absentes. « Vous vous doutez de l'accueil qui nous sera fait, expose le maire à son conseil, par une popu­lation déjà écrasée par le renchérissement des vivres, des loyers, des impôts. Renchérissement qui est la conséquence de notre trop forte garnison[78] ». En 1912, la tension s'accroît. Égaré dans les bureaux[79] de l'Administration centrale le dossier n'est pas complet. Les services de la Guerre refusent une pièce indispensable : le fameux avis consultatif… De guerre lasse la municipalité décide de nommer une délégation chargée d'aller à Paris réclamer la pièce man­quante. En cas d'échec, il est décidé de démissionner en totalité. La mesure de l'énervement atteint est donnée par le Courrier de Verdun qui accuse le député Noël « d'impuissance et de paresse[80] ». Reproche injuste car il est clair que pour ce problème - de même que pour celui du déclassement - l'activité des parlementaires est très grande. Ce sont justement le sénateur Humbert et le député Noël qui, intervenant longuement entre les deux parties en cause, négocient l'ingrate question financière et aboutissent en avril 1913 à une transaction signée entre la chefferie du Génie et la municipalité. Verdun rachètera l'extension du périmètre de l'octroi contre le versement de 200 000 F au Trésor. Mais il fallut encore de nouvelles menaces de démission collective du Corps de ville en novembre 1913, de multiples interventions des parlementaires auprès du préfet qui « oublia » deux longs mois de transmettre la convention signée en avril, et surtout l'énergie déployée par Charinet qui ne cessa de harceler les ministères, la préfecture, et… ses collègues du conseil municipal pour que le décret ratifiant la convention fût signé en décembre 1913. La ville avait donc triomphé de l'oppo­sition de l'administration militaire. Mais celle-ci ne s'était inclinée qu'à la dernière extrémité, quand il fut évident que le budget verdunois pour 1914 serait gravement obéré si l'octroi n'augmentait pas ses ressources. Il y eut encore d'autres difficultés à propos de l'évacuation des eaux usées des casernes. Le conseil municipal proteste alors contre des « procédés vexatoires qui ne tendent à rien moins qu'à mettre la ville de Verdun sous la tutelle de l'administration de la Guerre[81] ». Le patriotisme n'en est pas moins fort vif. Une souscription permet d'offrir à l'escadrille de la place un avion baptisé « Verdun »[82]. Quand Poincaré est élu à la présidence de la République, le maire invite - par affichage - ses concitoyens à pavoiser et à illuminer. Tout un programme de fêtes et de réjouissances est mis sur pied avec sonnerie de cloches à toute volée, salves d'artillerie, (la place fournit le matériel et les hommes, est entendu que c'est la ville qui paie la poudre…) et retraite au flambeau[83]. Et il ne faut pas voir dans cette allé­gresse la seule manifestation de la fierté provinciale, on célèbre surtout un acte d'affirmation nationaliste face à l'Allemagne.

CONCLUSION.

Voici donc une ville dont la « vocation » militaire est écra­sante. Nous allions écrire : étouffante. Le volume de la garnison provoque une hausse du coût de la vie et des loyers. Mais la bourgeoisie moyenne qui dirige la cité ne semble pas suffisam­ment active. Sa politique sociale, en matière de construction par exemple, est nulle et même empreinte d'égoïsme. À l'égard du clergé, de l'armée, une attitude prudente est de règle. Le seul élément du corps social qui profite pleinement de la présence des troupes, le commerce, ne fait pas davantage preuve d'initiatives hardies. Sa politique le conduit à se défendre sur place des positions acquises et bien souvent périmées. Certes, quelques inquiétudes se manifestent, mais elles sont le fait d'isolés. On peut se demander si la sujétion où se trouve la ville par rapport à la citadelle ne lui laisse pas un sentiment d'infé­riorité lassée. Car le moyen de tenter de renouveler les struc­tures économiques d'une ville quand un tel renouveau passe obligatoirement par la suppression d'une partie du rôle militaire ? Or il est évident que, en 1914, moins que jamais, 1'administra­tion de la Guerre est décidée à accepter la moindre amputation de ses prérogatives. On peut se demander toutefois, si la concep­tion qu'elle a de son rôle, à Verdun, n'est pas quelque peu étriquée.

NOTES

  1. Louis Madelin, Verdun, 1920, p.10.
  2. Il s'agit ici uniquement des sous-officiers à solde mensuelle, c'est à dire de carrière. Source : AM. VD. 36.
  3. D'après Fernand Engerand, député du Calvados, membre de la Commis­sion d'enquête pour l'affaire de Briey. Cité par Jules Poirier, La bataille de Verdun, 1922, p.27. Voir aussi : Fernand Engerand, La bataille de la frontière, août 1914, Briey, pp.26 sqq.
  4. AM. VD. 58.
  5. AM. VD. 58.
  6. AM. VD. 65.
  7. AM. VD. 65.
  8. AM. VD. Conseil, 11 juillet 1914.
  9. Jean Labasse, Les capitaux et la région. Étude géographique, thèse lettres, André Colin, 1955, 531 p. (Cahiers de la Fondation nationale des Sciences politiques, n°69).
  10. Bertrand Auerbach, Le plateau Lorrain, 1893, p.111.
  11. AM. VD. 35.
  12. Joseph Vidal de La Blache, Étude sur la vallée lorraine de la Meuse, thèse d'université, Colin, 1908, pp.174 et 137.
  13. Républicain socialiste, 27 juin 1914.
  14. AD. M. 586, Annuaire de la Meuse.
  15. AM. VD. 26, Rapport du commissaire de police.
  16. Courrier de Verdun, 4 septembre 1913.
  17. Républicain Socialiste, 6 septembre 1913.
  18. Petit Démocrate de la Meuse, 15 mars 1914
  19. Républicain socialiste, 27 juin 1914.
  20. Bulletin de l'Union commerciale et industrielle de Verdun, octobre 1910.
  21. Ibidem., novembre 1910
  22. Ibidem, juillet 1911.
  23. Ibidem, juillet 1911.
  24. Ibidem, juin 1911, décembre 1911, avril 1912.
  25. Ibidem, décembre 1910.
  26. Ibidem, novembre 1911.
  27. Ibidem, avril 1913.
  28. Ibidem, mai 1913.
  29. Ibidem, octobre 1913.
  30. Petit Démocrate de la Meuse, 22 mars 1914.
  31. Bulletin de l'Union commerciale et industrielle de Verdun, août 1912.
  32. Ibidem, mai 1914.
  33. Ibidem, juin 1912.
  34. AM. VD. Conseil, 17 mai 1913.
  35. Républicain socialiste, 27 juin 1914.
  36. L'informateur Meusien, 19 mai 1912.
  37. Péquart, 10 ans de politique en province, 1911, tome III, p.16. En 1914, 18 journaux se publient dans la Meuse, 10 bi-hebdomadaires, 6 hebdomadaires, 1 quotidien (à Bar-le-Duc) et 1 mensuel, 3 quotidiens de Nancy y sont en outre diffusés (Annuaire de la Meuse, 1914, p.359).
  38. Petit Démocrate de la Meuse, 25 octobre 1913.
  39. Petit Démocrate de la Meuse, 26 juillet 1914.
  40. Union verdunoise, 30 juillet 1914.
  41. C'est par une erreur que dans les sources de sa thèse Mme Annie Kriegel indique La République Socialiste : ce titre n'a jamais existé à Verdun (Cf Anne Kriegel, Aux origines du communisme français, 1914-1920, Paris, 1964, 2 vol., 902p).
  42. À ses adversaires radicaux.
  43. Républicain socialiste, 31 mai 1913.
  44. Péquart, Dix ans de politique en province, 1911, t.II, p.99.
  45. AM. VD. Conseil, 21 mars 1914.
  46. AM. VD. Conseil, 8 mai 1914.
  47. AM. VD. Conseil, 6 juin 1914 et 11 juillet 1914.
  48. AM. VD. Conseil, 17 mai 1913 et 19 février 1914.
  49. AM. VD. Conseil 26 février 1913.
  50. Courrier de la Meuse, 13 juin 1914.
  51. Républicain socialiste, 13 juin 1914.
  52. Péquart, Dix ans de politique en province, 1911, 3 vol., p.50, et Courrier de la Meuse, 13 juin 1914 et 17 juin 1914.
  53. Journaux du 13 juin 1914.
  54. Petit Démocrate de la Meuse, 9 novembre 1913.
  55. AM. VD. Conseil, l4 août 1912.
  56. Conseil Général. Meuse. 18 mai 1914.
  57. Petit Démocrate de la Meuse, 19 juillet 1914.
  58. AM. VD. Conseil, ll juillet 1914.
  59. AM. VD. 168.
  60. AM. VD. Conseil, 22 novembre 1913.
  61. Il est évident que ces loyers de 700 à 3 000 F sont élevés et ne peuvent s'adresser qu'à une bourgeoisie déjà aisée. En fait, beaucoup de ces appartements furent loués par des officiers qui percevaient une indemnité leur permettant d'atténuer cette charge locative.
  62. AM. VD. Conseil, 11 juillet 1914.
  63. Petit Démocrate de la Meuse, 28 août 1914.
  64. Cf. sur le plan général le tracé des zones de servitude.
  65. AM. VD. 35.
  66. Petit Parisien, cité par le Courrier de Verdun du 14 septembre 1900.
  67. Rousset n'était pas de Verdun. C'est un des rares exemples de réussite électorale sur le plan local d'un candidat « parachuté ». Il fut patronné pour les élections législatives de 1902 par un comité de Républicains libéraux, dont l'âme fut le pharmacien Péquart (Cf. Péquart, 10 ans de politique en province, Paris, 19ll, 3 vol., 91-101-135 p.), la tentative fut sans lendemain. Rousset fut battu en 1906, moins, semble-t-il, par une perte de voix que par les divisions intestines de ses propres troupes.
  68. N° du 18 février 1906.
  69. AM. VD. 35.
  70. AM. VD. 35, Mémorandum adressé à Charles Humbert, sénateur.
  71. AM. VD. Conseil, 15 février 1912.
  72. Petit Démocrate de la Meuse, 29 mars 1914.
  73. Petit Démocrate de la Meuse, 7 juin 1914.
  74. AM. VD. Conseil, 1l juillet 1914. Lettre du colonel Benoît.
  75. Petit Démocrate de la Meuse, 26 juillet 1914.
  76. Raymond Poincaré, sollicité par la ville de Verdun de plaider son dossier devant le Conseil d'État, curieusement se déroba… « n'ayant pas, écrit-il, les éléments d'appréciation suffisants », Cf. AM. VD. 93.
  77. AM. VD. Conseil, 18 août 1911.
  78. AM. VD. Conseil, 11 novembre 1911.
  79. En 1913, l'Impartial de l'Est publié à Nancy, évoque cette « crise à Verdun » et accuse « M. le Bureau »…(sic).
  80. AM. VD. Conseil, 21 août 1912. Ému de l'attaque, le conseil donne acte à Noël de son dévouement.
  81. AM. VD. Conseil, 18 août 1911.
  82. AM. VD. Conseil, 15 février 1913.
  83. AM. VD. 2.


Article publié dans
Annales de l'Est, 1-1966.


  Pour citer cet article :
Gérard Canini - Verdun à la veille de la Grande Guerre - Projet Empreinte militaire en Lorraine
Consulté en ligne le <date du jour> - Url : http://ticri.univ-lorraine.fr/wicri-lor.fr/index.php?title=Empreinte_militaire_en_Lorraine_%2801-1966%29_G%C3%A9rard_Canini

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