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Annales de l'Est (2006) Blondel-Mégrélis

De Wicri Lorraine
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Les non-dits de la chimie agricole de Justus Liebig


 
 

 
Annales de l'Est - 2006 - numéro 1
Titre
Les non-dits de la chimie agricole de Justus Liebig
Auteur(s)
Marika Blondel-Mégrélis
Affiliation(s) 
Institut d'histoire et de philosophie des sciences et des techniques, CNRS, Paris, Île-de-France, France


Note : le texte ci-dessous est un extrait d'article repris des Annales de l'Est, dans une optique d'expérimentation et de démonstration.


Le premier volume du Traité de Chimie organique[R 1] de Justus Liebig parait à Paris[NW 1] le 10 avril 1840. Ce volume sera accompagné d'une Introduction[NW 2] de près de 200 pages. Or la Correspondance entre Liebig et son traducteur Charles Gerhardt (qui n'est pas alors indiqué comme son traducteur mais son collaborateur puisque ce Traité se donne comme paru originellement en français) indique que, en octobre, l'Introduction n'est pas encore achevée. Elle est donc parue comme un cahier qui a pu être relié ultérieurement aux exemplaires non encore vendus.

Cette Introduction, on le sait, a donné le texte de la Chimie organique appliquée à la Physiologie végétale et à l'Agriculture[R 2], plus connue sous le nom de Chimie agricole. Cet ouvrage édité à Braunschweig par Vieweg, à qui Liebig a gracieusement offert le manuscrit, pour la première édition, a connu un nombre surprenant d'éditions et de traductions. La première édition est datée du premier août 1840 (Dédicace, de Giessen, an Alexander von Humboldt)[R 3]. Elle est donc parue avant l'Introduction, et sur des manuscrits légèrement modifiés. Pour ce qui concerne la France, les textes de l'Introduction et de la Chimie agricole sont rigoureusement les mêmes, la présentation étant seulement plus aérée, les titres modifiés et le traducteur désormais annoncé comme tel. À une différence cependant : les deux parties, celle qui "traite des actions chimiques qui, après la mort des êtres organisés, amènent leur anéantissement total", et celle qui est "consacrée à l'examen des substances alimentaires et des altérations que les organes leur font subir à l'état de vie", sont inversées. Au cours du temps, la nouvelle première partie ne cessera d'enfler cependant que la première partie originelle se verra abandonnée, tout à fait, à partir de la septième édition allemande (1862)[R 4].

La raison de cette inversion n'est pas indiquée par Liebig. Elle s'explique cependant facilement : les altérations particulières des parties des substances organisées, que Liebig appelle métamorphoses, concernent un grand nombre de combinaisons étudiées par la chimie organique et permettent cette approche différente, rationnelle, en groupes pour ainsi dire naturels, que Liebig tente dans le premier volume de son Traité. Dans un ouvrage consacré à la chimie agricole, il semble en revanche plus logique d'aborder d'abord la question de la nutrition, et d'abord des sources d'approvisionnement des plantes. Comme raison de la disparition, il invoquera le fait que "le processus chimique de la fermentation, de la putréfaction et de la pourriture n'est pas en relation immédiate avec l'agriculture". Mais alors pourquoi l'avoir donné jusque là ? La véritable raison est ensuite indiquée : "nos connaissances des processus de la fermentation et de la putréfaction ont été considérablement étendues grâce aux travaux importants de Pasteur, Berthelot, H. Schröder, etc., de sorte qu'il convient de reprendre cette partie. J'y suis occupé"[1]. Et il est vrai que Pasteur a présenté en 1860 un important Mémoire sur la fermentation alcoolique[R 5] dont les résultats sont en opposition complète avec les positions de Liebig, qui pourtant s'y tiendra, mais qui l'affectent. Liebig répondra, en 1870, par un très long mémoire, Sur la fermentation et la force musculaire[R 6], mais la partie ne sera jamais réintroduite.

Je me propose de montrer que cette partie constitue, historiquement et scientifiquement, le fondement et la raison de l'engagement de Liebig vers les questions de chimie agricole. Or cette partie est issue d'un mémoire, Sur les phénomènes de la fermentation et de la putréfaction et sur les causes qui les provoquent, que Liebig fait paraître en 1839 dans ses Annalen[2], dans le Journal für praktische Chemie et dans les Annales de Chimie, mémoire qui s'appuie lui-même sur un mémoire de de Saussure paru à la Bibliothèque universelle de Genève en février 1838.

Avant 1840, Liebig est un chimiste reconnu, de réputation internationale. Des élèves de très nombreux pays se pressent à son laboratoire, puis rentrent et fondent des écoles. Son journal, les Annalen der Chemie und der Pharmacie, est de très haute réputation. Ses travaux sur l'acide urique, réalisés en commun avec Wöhler ont été salués, notamment par Berzélius, dont les Rapports Annuels sur les progrès de la chimie étaient consultés par la communauté chimique ; ils avaient fait très grande sensation lors de la lecture introductive par Faraday, devant les plus grands chimistes britanniques rassemblés à Liverpool en 1837, qui l'avaient alors consacré "leader", pour toute l'Europe, de la chimie organique.

Or, depuis les travaux sur l'essence d'amandes amères (1837), en passant par ceux sur l'acide urique, puis le mémoire de 1839, les préoccupations sont les mêmes, et exprimées encore, quoique d'une façon un peu plus légère, dans la première partie de l'Introduction. Ce sont des préoccupations de chimie pure et plus particulièrement de chimie théorique, ou encore de théorie de la chimie organique. Je veux dire que Liebig tente d'avancer dans la connaissance de ce qui lui parait désormais essentiel, la constitution des molécules organiques, la manière dont les atomes y sont organisés, ce en quoi, précisément, les métamorphoses permettent une avancée. Dans les multiples combinaisons issues de l'huile volatile des amandes amères, il semble qu'il existe un radical commun, le benzoïle ; en particulier l'amygdaline, l'un des principes des amandes amères, subit "une singulière décomposition", en présence d'eau et de synaptase (ou émulsine), et conduit à l'hydrure de benzoïle ; et l'acide hippurique qui se trouve en grandes quantités dans l'urine des mammifères herbivores, se décompose à une température assez élevée, en acide benzoïque et benzoate d'ammoniaque. Dans les décompositions variées que peut subir l'acide urique sous l'action d'agents oxydants, on obtient entre autres, comme produit terminal, l'urée, ce qui pourrait permettre de supposer que l'urée préexiste, tout formé, dans l'acide urique. Mais déjà à l'époque du mémoire, Liebig se montre très réservé, si ces produits sont comme autant de membres particuliers d'une chaîne infinie, le fait qu'on puisse les obtenir par des chemins différents et qu'ils sont les produits de décompositions réciproques indique que, dans les diverses métamorphoses, "leurs éléments s'unissent selon une forme nouvelle et particulière". Leur "préexistence" n'est donc que relativement vraisemblable.

Or c'est la question de la réorganisation des éléments des molécules organiques, au cours des métamorphoses, qui fait l'objet du mémoire sur la fermentation.


Notes

  1. J. LIEBIG, Die Chemie in ihrer Anwendung auf Agricultur une Physiologie, 7te Auflage, Vorrede, Giessen, 1862.
  2. J. LIEBIG, F. WÖHLER, "Untersuchungen über die Natur der Harnsaüre", Annalen, N°26, 1838, p. 241-340.

Notes complémentaires et ressources additionnelles

Concernant la wikification du texte
  1. Le Traité de chimie organique est publié, en trois tomes, par Fortin et Masson (Paris). Voir, à ce sujet, la notice bibliographique dans Sudoc.
  2. Le texte de l'Introduction figure dans le tome 1 dont le lien sur Gallica figure ci-dessous (note 1 dans les propositions de liens vers des ressources additionnelles).
Propositions de liens vers des ressources additionnelles
  1. Accéder au texte intégral du tome 1, du tome 2 et du tome 3, sur Gallica. Édition : Fortin et Masson (Paris), 1840 (t. 1), 1842 (t. 2), 1844 (t. 3).
  2. Versions en français : accéder au texte intégral de la première édition et de la deuxième édition, sur Gallica. Édition : Fortin et Masson (Paris), 1842 (première édition), 1844 (deuxième édition). Deux autres versions de la première édition, datées toutes les deux de 1841, sont également consultables sur le site de la bibliothèque numérique patrimoniales de l'Université de Strasbourg (exemplaire du Service commun de la documentation de l'Université de Strasbourg), et sur la Hathi Trust digital library (exemplaire de la New York Public Library).
    Versions en allemand : consulter le texte intégral d'une version de 1842, publiée à Brauschweig par Friedrich Vieweg, sur le site de la Harvard University Library. Un autre exemplaire, consultable sur archive.org.
  3. Accéder au texte intégral d'une édition de 1840, avec la dédicace à Alexander von Humbolt, sur googlebooks.
  4. Accéder à une version de la septième édition (1862), sur googlebooks.
  5. Accéder à une version du mémoire sur googlebooks. Une deuxième version (site d'origine et origine non déterminée).
  6. Une version en français du mémoire, dans les Annales de chimie et de physique, 4e série, 1871. Le texte proposé ici est présenté comme la reprise de présentations lues à l'Académie royale des sciences de Munich les 9 mai 1858 et 5 novembre 1869.