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Annales de l'Est (1890) Jacques

De Wicri Lorraine
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Le siège d'Épinal par le maréchal de Créqui


 
 


Informations sur l'article
Auteur : Victor-Melchior Jacques
Période historique : Moderne
Discipline : Histoire militaire
Type : Récit de bataille
Informations de publication
Année : 1890
Numéro : 1


Notes : ce texte est encore à mettre en forme.


Le dernier siège d'Épinal (du 19 au 26 septembre 1670) par le maréchal de Créqui est un des épisodes les plus intéressants de notre histoire à la fin du XVIIe siècle.

La Lorraine, épuisée par trente années de guerres, y fait un dernier effort pour rester fidèle à ses princes et pour sauver son indépendance. L’armée française s’y couvre d’une gloire moins éclatante, mais aussi légitime que dans les plus fameuses batailles. Louis XIV et Louvois, qui ont préparé l’attaque et dirigent le maréchal de leurs conseils, y déploient cette habileté et cette vigueur souveraines qui assurèrent si longtemps le succès de leurs entreprises.

L’histoire de ce siège est peu et mal connue. Les journaux français, qui en rendirent compte au XVIIe siècle, ou bien en exagèrent l’importance pour la plus grande gloire du roi, ou bien passent sous silence les incidents qui concernent les Lorrains.

Les historiens de Louis XIV et de Louvois ont négligé cet obscur fait d’armes perdu parmi tant de sièges célèbres, où éclatèrent le génie de Vauban et la puissance du grand roi.

Les historiens lorrains eux-mêmes n’ont été ni complets, ni impartiaux sur la question.

Guillemin (Histoire manuscrite de Charles IV), une créature de Charles IV, accuse franchement les officiers lorrains qui défendaient la ville et ne craint pas d’articuler contre eux des graves reproches de lâcheté et de trahison. Le président Canon (Mémoires du président Canon) parle un langage plus modéré, mais rempli de sous-entendus. Le marquis de Beauvau (Mémoires du marquis de Beauvau) et le P. Hugo (Histoire de Charles IV), plus justes envers les Lorrains, imputent au maréchal de Créqui les cruels traitements infligés aux soldats, tandis qu’il faut les laisser à la charge de Louvois et de Louis XIV. Enfin Dom Calmet lui-même (Histoire de la Lorraine, tome III) manque d’exactitude et accepte, dans son texte et dans ses pièces justificatives, des récits incomplets ou même contradictoires.

Peut-être ne serait-il pas sans intérêt d’étudier à nouveau la question, de comparer entre eux ces récits de sources si diverses et de jeter, s’il est possible, quelque lumière sur cet épisode de notre histoire. Ce qui facilitera ce travail et lui donnera quelque nouveauté, c’est qu’on y mettra pour la première fois à profit la correspondance inédite du maréchal de Créqui et celle de son intendant avec Louvois et Louis XIV (Archives anciennes du ministère de la guerre).

Les préparatifs

Le duc de Lorraine, Charles IV, venait d’échapper au guet-apens que le chevalier de Fourille, mestre de camp général de la cavalerie, avait organisé, sur l’ordre du roi de France, pour le surprendre dans son palais de Nancy, le 26 août 1670. Mais il n’avait pas échappé pour cela aux poursuites de son redoutable ennemi.

« Ni la soumission du duc de Lorraine, écrit Louis XIV au maréchal de Créqui, ni sa résistance ne me feront pas changer de résolution et puisque sa méchante conduite m’a obligé à vous y envoyer, je n’entendrai à aucune négociation que tous ses États ne soient réduits sous mon obéissance ». (Lettre du 6 septembre 1670).

Une armée française, qui séjournait dans les Trois-Évêchés et en Champagne, envahit sur-le-champ la Lorraine sans défense. Elle est bientôt renforcée par les troupes que Louvois met en route, dès le 26 août, du camp de Saint-Sébastien, près de Saint-Germain, et qui arrivent par Reims, Sainte-Menehould et Saint-Mihiel.

Après avoir occupé sans coup férir toutes les petites villes de Lorraine, l’armée française se trouve réunie, le 16 septembre, à Saint-Nicolas-de-Port, prête à marcher sur Épinal.

Son effectif ferait croire à une expédition importante. Elle compte neuf régiments d’infanterie Champagne, Auvergne, Lyonnois, Dauphin, Crussol, Anjou, Artois, Royal-Roussillon, et le régiment allemand de Furstemberg, à la solde du roi de France. La cavalerie aussi est nombreuse, quoiqu’il s’agisse d’un siège : 16 escadrons et quelques compagnies des gardes de Sa Majesté. En tout, à peu près 20 000 hommes. L’artillerie, il est vrai, est assez mal équipée. Le maréchal n’a que 8 pièces de canon, prises pour quelques-unes à la citadelle de Nancy et traînées péniblement par les chevaux que l’on a réquisitionnés aux paysans.

Pour diriger cette belle armée, tout un brillant état-major d’officiers distingués, désireux de se signaler. Ils savent que, sous un roi jeune et ami de la guerre, la faveur récompensera surtout les exploits militaires, et ils marchent à cette campagne comme à une fête. L’empressement est si grand que tous les gentilshommes ne peuvent obtenir un emploi dans l’armée et que beaucoup suivent l’expédition en qualité de volontaires.

Mais la présence de ces volontaires à Épinal parait à Louvois une cause d’indiscipline, et sur son ordre, le maréchal les cantonne d’abord à Rambervillers, puis les renvoie à Paris. Du reste, l’armée comprend les plus illustres représentants de la noblesse française.

Voici les jeunes cadets des gardes, heureux de faire leurs premières armes. Voici des officiers déjà célèbres et rompus aux fatigues de la guerre : le chevalier, bientôt marquis de la Fare, alors aide-major du régiment Dauphin, plus tard fameux par ses aventures et ses malheurs, qu’il raconte dans d’intéressants mémoires ; M. de Vins, major de Béthune, attaché à la personne du maréchal de Créqui ; le marquis de Villeroy, le fils de l’ancien gouverneur de Louis XIV, alors colonel du régiment Lyonnois, en attendant qu’il devienne, après la victoire de Neerwinden, maréchal de France et successeur malheureux de Luxembourg.

Mais tous s’effacent devant le jeune duc d’Anguien, le fils du grand Condé. Sa présence à l’armée est la preuve de la reconnaissance du roi pour le vainqueur de la Franche-Comté. Le jeune prince a 26 ans. A cet âge, son père était un illustre capitaine, et il est impatient de montrer que le sang de sa race coule pur dans ses veines. Le maréchal de Créqui offre de lui rendre les honneurs dus à son rang, mais il les refuse et cherche à se distinguer de ses compagnons d’armes, non par un vain appareil, mais par une valeur intrépide et un plus fier mépris du danger. Aussi mérite-t-il les éloges de son chef et de Louvois. Louvois écrit au jeune prince, le 14 octobre : « J’ai toujours eu tant de respect pour Votre Altesse que je n’ai pu m’empêcher de prendre une très grande part à la gloire qu’elle s’est acquise en Lorraine… ».

Cependant Louis XIV ne lui a pas confié un commandement important : il est à la tête de la cavalerie, mais sous les ordres et la haute direction du chevalier de Fourille. Le chevalier de Fourille était un officier remarquable, que Louis XIV et Louvois honoraient de toute leur confiance. Il était chargé d’inspecter la cavalerie française et de lui faire prendre ces habitudes d’ordre, de travail et de discipline que le ministre avait tant à cœur, pour arriver à l’execution de ses glorieux projets. Aussi Fourille remplissait le premier rôle dans la conquête de la Lorraine après le maréchal de Créqui.

A côté du mestre de camp général de la cavalerie, vint aussi prendre son rang le comte du Lude, grand maître de l’artillerie, mais seulement dans les derniers jours du siège, pour répondre aux plaintes du maréchal sur le médiocre état de son équipage d’artillerie.

L’infanterie obéissait à trois lieutenants généraux : le comte de Genlis, qui avait amené les troupes en Lorraine ; le marquis de Vaubrun, officier d’avenir, bientôt lieutenant de Turenne, qui devait tomber prématurément dans la campagne d’Alsace quelques jours après son général, enfin le duc de Luxembourg, qui s’était déjà signalé pendant la conquête de la Franche-Comté et rêvait de trouver en Lorraine le bâton de maréchal.

En attendant, il obéit à Créqui, son compagnon d’armes plus heureux que lui pendant la guerre de Dévolution. A cette époque, le maréchal de Créqui, général en chef de l’armée du roi, s’était acquis déjà un grand renom par sa victoire sur le comte de Marsin. Cette victoire avait assuré le succès du siège de Lille et valu au nouveau maréchal la faveur de Louis XIV, qui le récompensa en lui donnant le commandement de l’armée chargée de surveiller le duc Charles IV.

Créqui fut dès lors le mauvais génie de la Lorraine, comme l’avaient été, trente ans plus tôt, les maréchaux de la Ferté et de la Force. Depuis deux ans, il guettait la Lorraine et son duc comme une proie, et, quand l’heure de l’action sonne enfin pour lui, il est heureux. Le ton de ses lettres atteste la joie souveraine qu’il éprouve à commander, à se signaler. Pendant quinze ans, il gouvernera notre pays, comme une sorte de vice-roi, à la fois exigeant et négligent, qui ne paraît à Nancy, entre deux campagnes, que pour étaler sa grandeur, et vivre aux dépens de sa conquête.

Louis XIV avait eu la main heureuse en le choisissant pour accomplir ses desseins sur la Lorraine. Outre que sa bravoure personnelle et son habileté militaire étaient à l’abri du soupçon, il était homme à se prêter sans peine à toutes les tâches qu’imposaient les circonstances.

Ni Condé, ni Turenne n’auraient abaissé leur génie aux petites besognes qu’exigeait cette conquête. Créqui, au contraire, se trouve comme dans son élément : il n’est ni scrupuleux, ni désintéressé. La dureté ne lui coûte pas quand il s’agit d’exécuter un ordre. Par-dessus tout, il a le zèle, l’ardeur du courtisan. Il veut à tout prix justifier la confiance du roi, c’est un docile instrument. Il ne cesse de répéter dans ses lettres que son seul but est de satisfaire son maître : « Je ne sais point entrer en tempérament sur les choses qui me sont prescrites ; … la seule chose que je me propose est le bonheur de plaire à Votre Majesté en exécutant ses commandements » (Lettre du 23 septembre). Et il le fait comme il le dit, qu’il s’agisse de pressurer les populations, d’être dur envers les soldats lorrains, d’adresser de hautaines réponses aux princes et aux princesses de Lorraine, ou même de descendre jusqu’à fouiller les appartements du duc pour y trouver une somme d’argent que l’on y croit cachée, il est toujours prêt.

Il flatte les ministres comme le roi : « Quand il vous plaira de rendre un homme capable d’affaires, écrit-il à M. de Lyonne au commencement de septembre, il ne tiendra qu’à vous. Car on sait si à point nommé quelles sont les intentions de sa Majesté par vos dépêches, qu’il n’y a qu’à suivre ce qui est prescrit sans rien ajouter du sien ». Une autre fois, c’est Colbert qu’il prend par son faible. Il sait avec quel soin le sage ministre ménage les revenus du roi, et il lui écrit dès son arrivée en Lorraine pour lui dire tout son zèle « touchant les choses qui peuvent regarder les domaines de ce pays et les fermes établies dedans la Lorraine » (Lettre écrite de Gondreville le 16 septembre).

Il essaye même, à force d’empressement et de souplesse, de gagner Louvois qui lui est moins sympathique. Il connaît le dévouement du ministre pour le duc d’Anguien, et il ne perd pas une occasion de signaler la bravoure du jeune prince. Il sait aussi que le duc de Luxembourg est l’ami du ministre, et il est attentif à rapporter tous ses exploits. Enfin, il prodigue en toute circonstance les compliments les plus empressés.

Néanmoins, Créqui n’a pas toute la confiance de Louvois, qui lui reproche de parler beaucoup de sa soumission et de suivre cependant ses caprices et d’être caché dans sa conduite. Il lui demande d’envoyer trois courriers par semaine et de faire au roi des rapports très détaillés. De plus, il a placé près de lui un intendant dévoué et rompu au métier, avec la mission délicate d’observer le maréchal et de rendre un compte secret de sa conduite.

C’est Saint-Pouenge, le cousin germain de Colbert, qui a accepté cette fonction. Il écrit à Louvois le 29 septembre : « M. le maréchal de Créqui a, jusqu’à cette heure, autant que j’en puisse juger, exécuté les ordres qui lui ont été envoyés de la part du roi, à part peut-être de ceux dont je ne puis rien assurer qu’il a reçus d’envoyer vers le prince d’Aremberg, et touchant la publication de l’ordonnance pour obliger les paysans de retourner dans les villages. Parce que, comme c’est un homme fort caché et qui ne s’ouvre en aucune manière des choses mêmes qu’on fait savoir, il est bien difficile de pouvoir découvrir s’il les exécute. Néanmoins, j’y apporterai mes soins de si près, que j’espère vous rendre compte de tout ce que vous pouvez désirer ». Il écrit encore le 4 octobre : « Il serait bon que l’on eût ici plus de sévérité que l’on a, la désertion en serait assurément moins fréquente ».

Toutefois, le maréchal ne se défie pas de son intendant, et ils s’entendent sans peine sur les mesures à prendre pour assurer le succès de leur entreprise.

Le 16 septembre, les troupes se mettent en route pour Épinal. Voici comment Saint-Pouenge rend compte de cette marche à Louvois : « Au camp de Romont, le 18 septembre 1670. Depuis les dernières lettres que je me suis donné l’honneur de vous écrire, Monseigneur, nous avons campé à Saint-Nicolas et à Xermaménil, et nous sommes arrivés aujourd’hui en ce lieu. Les pluies ne nous quittent point, et les chemins, étant presque tous défilés, à cause des bois, nous ont fait quelque peine, principalement à l’infanterie, laquelle est fort déchaussée et commence à être beaucoup fatiguée d’une marche de 23 jours (depuis le camp de Saint-Sébastien). A quoi il est difficile d’apporter remède, non seulement à cause de la misère des officiers, mais aussi parce que nous ne sommes pas en lieu où l’on trouve des souliers. Les troupes n’ont pas tout à fait vécu depuis deux jours avec le même ordre qu’elles ont fait ci-devant. Ce qui a fait que M. le maréchal de Créqui, qui en a été averti, a fait arrêter aujourd’hui quelques-uns dans la marche et a ordonné que quatre des plus coupables tireraient au sort, dont un sera demain pendu pendant que les troupes seront en marche. Quoique l’artillerie et les vivres ne soient la plupart traînés que par des chevaux de ce pays-ci, qui sont très médiocres, ainsi que j’ai eu l’honneur de vous le mander, ils n’ont pas laissé de nous suivre et d’arriver en même temps que les charrettes les mieux attelées ».

Le même jour, l8 septembre, le maréchal de Créqui écrivait au roi : « Demain je serai à l’entour de la place avec une avant-garde de cavalerie, et au moment que l’infanterie sera arrivée, si le temps me le permet, j’ouvrirai la tranchée et prendrai mes mesures pour placer les huit pièces de canon que je mène avec moi. Je ferai toute diligence, Sire, pour que rien ne retarde le service de Votre Majesté ».

Il ajoutait : « Ce que j’apprends en approchant Épinal, c’est que M. de Lorraine, depuis deux jours, a quitté Remiremont et fait ses adieux en homme qui abandonne pour quelque temps son pays. Il a jeté dans Châtel et Épinal tout ce qu’il a pu depuis l’alarme de Nancy, en telle sorte que qui compterait par élu et par paysan, l’on ne trouverait guère moins de 3 000 hommes dans la place (Épinal) assez fortifiée, mais qui a pourtant de méchants côtés ».

Ces paroles donnent une idée assez exacte de la situation d’Épinal au moment du siège.

Après l’alerte de Nancy, Charles IV, qui ne connut jamais le désespoir, avait sur-le-champ fait son plan de défense : jeter les quelques soldats qu’il avait sous la main à Epinal et à Châtel, pour attirer l’ennemi et le forcer à les assiéger pendant qu’il formerait lui-même une nouvelle armée entre Bitche et Hombourg.

Dès le 28 août, il est à Épinal pour improviser la défense. Il nomme le comte de Tornielle gouverneur de la place, et le sieur de Majastre pour commander au château. Il appelle à lui tous les hommes de cœur qui veulent combattre pour lui et pour l’indépendance de la Lorraine.

Son appel trouva un écho sympathique malgré la difficulté des temps, et il put espérer un instant qu’il formerait encore une armée redoutable contre son puissant ennemi.

Depuis que Louis XIV l’avait contraint à licencier ses troupes, il n’avait pour toute armée que deux compagnies de chevau-légers et ses gardes à cheval. Mais ces compagnies « n’étaient remplies, dit Guillemin, que d’officiers qu’il avait réformés lorsqu’il avait été obligé de licencier ses troupes, et sur lesquels il comptait autant que sur une armée entière, parce que sachant tous où leurs soldats étaient dispersés, ils n’auraient eu, pour ainsi dire, qu’à siffler pour les rassembler, si une surprise si soudaine leur en eût donné le temps ».

Charles rencontra en effet chez ces officiers, des auxiliaires décidés à improviser la défense, et capables de conjurer le péril, si ce péril foudroyant eût été de ceux que les lumières, la valeur et le dévouement conjurent : le baron des Armoises, capitaine des chevau-légers, commandant en chef de toute la cavalerie ; le chevalier de Beauvau, fils du marquis, qui est à la tête de la compagnie des gardes ; M. de Bassompierre, bailli de Vosge, qui forme un régiment de cavalerie ; le colonel de Boudonville, qui rêve une défense glorieuse et voudrait s’ensevelir sous les ruines de la ville ; le colonel de Silly qui commandait avant le siège les quelques soldats chargés de tenir garnison dans la place et élargit les cadres de sa petite troupe jusqu’à réunir un régiment entier ; enfin de vaillants capitaines connus par leur bravoure dans les guerres de Charles IV, L’Huillier, des Viviers, Borand, d’Arnolet, Boucaut. Il se trouvait même dans Épinal quelques officiers et soldats d’origine française, qui avaient sans doute pris du service dans l’armée de Charles IV, au temps où il était l’allié du roi de France.

Mais ces chefs courageux ne purent appeler autour d’eux qu’un nombre insuffisant de soldats mal équipés et surtout mal exercés. La cavalerie comptait à peu près quinze compagnies d’environ cinquante hommes chacune, divisées en chevau-légers, gardes à cheval, gendarmes de Bassompierre et de Boudonville.

L’infanterie se composait de trois régiments : le régiment de Silly, qui comptait le plus de vrais soldats ; vingt compagnies d’élus réparties entre les régiments de Tornielle et Ilten, enfin une compagnie de bourgeois d’Épinal. En tout de 3 000 à 3 500 hommes seulement, parce que les compagnies n’avaient pas été complétées à leur chiffre normal.

L’artillerie de la place n’était pas non plus bien redoutable. Le maréchal de Créqui n’y trouve après le siège que quelques pièces de fonte qui vaillent la peine de compter dans le butin, les autres pièces sont en fer et ne lui paraissent bonnes qu’à être crevées.

Les munitions et les vivres sont insuffisants, les munitions plus encore que les vivres. Après sept jours de siège, les Français trouvent dans les magasins du château 300 sacs de farine et 150 de blé, de 8 000 à 9 000 livres de viande salée et 40 pièces de vin. Mais la provision de mèches et de plomb est épuisée.

On n’a pu en faire entrer dans la ville que 12 000 livres, et le gouverneur a obtenu des habitants à force de les presser, 1 200 livres d’étain. Ainsi c’est sur ce point surtout que la préparation a été trop hâtive, soit incurie du gouverneur, comme le répètent les amis de Charles IV, soit impossibilité de trouver ces munitions dans l’état de la Lorraine subitement envahie, resserrée entre la France, l’Alsace française et la Franche-Comté obligée à une stricte neutralité. Cette insuffisance de munitions aggrava le découragement des soldats et fit le malheur de la ville.

Les murailles d’Épinal étaient cependant capables de résistance. « Jusqu’à présent, dit le maréchal de Créqui après trois jours de siège, l’on a parlé d’Épinal comme d’une place fort médiocre. Mais, en vérité, cela garni de 1 500 hommes se peut maintenir quelque temps ».

Les Lorrains avaient eu dès le premier instant plus de confiance que le maréchal dans la force d’Épinal. Ils se rappelaient que, pendant les années malheureuses de la guerre de Trente Ans, cette ville avait soutenu avec fierté un grand nombre de sièges et qu’elle avait presque toujours été la dernière forteresse perdue par le duc de Lorraine. Ils se disaient avec orgueil qu’en 1651, le maréchal de la Ferté avait été contraint de lever le siège d’Épinal devant l’énergique résistance des assiégés. Ils savaient aussi qu’en 1667, Charles IV, feignant de craindre l’invasion des Espagnols, avait fait réparer les fortifications d’Épinal. Et que, tout le temps que Créqui lui avait laissé libre depuis le 26 août, il l’avait employé à restaurer les murs et les portes, à creuser un puits dans le château et à compléter les travaux de défense.

Épinal se composait alors de trois parties, comme on le voit d’après le plan de Bellot en 1626 : la ville basse ou petite ville, construite dans une sorte d’île formée par la Moselle et son canal, la ville haute située sur la rive droite de la Moselle, enfin le château, sorte de citadelle séparée de la ville haute par un fossé et un pont-levis et qui pouvait se défendre à elle seule. Les murailles de la ville n’étaient point « terrassées », la défense consistait en une suite de petites tours, ou bastions reliés entre eux par un mur de briques assez solide. Cinq portes donnaient accès dans la ville.

La petite ville elle-même était défendue, mais sa perte devait être sans importance, parce que la Moselle, qui la sépare de la ville haute, restait toujours comme un obstacle difficile à franchir. Le château avait surtout bonne réputation, aucune porte extérieure n’en compromettait la solidité. Puis ses murs et ses tours mieux bâtis se trouvaient encore fortifiés par une massive construction centrale. Enfin, il avait l’avantage de la position, puisqu’il était situé sur une petite colline aux pentes abruptes. Il était « en estime de si bonne défense, dit le marquis de Beauvau, que j’ai ouï soutenir à La Porte, qui l’avait fait fortifier, qu’il ne se pouvait prendre que par le bec ».

Mais comment cette place aurait-elle tenu, contre une armée cinq fois plus nombreuse et mieux disciplinée que celle des assiégés, contre les ingénieurs formés par Vauban au siège de Lille, contre un général et des officiers ardents et ambitieux qui rêvent d’assurer leur fortune par la victoire ?

C’est le 19 septembre que le siège commence. Le maréchal de Créqui rend compte des travaux dans deux rapports datés du 23 et du 26 septembre. Il suffira de les citer en les complétant et en les éclaircissant pour donner une idée des opérations.

« Je satisferai ponctuellement à l’ordre que m’a donné Votre Majesté en l’informant de l’arrivée de son armée devant Épinal, qui fut le 19e courant, environ sur le midi. Au moment que la place eut découvert les troupes, elle les salua de quantité de volées de coups de canon et au même instant le corps de garde de cavalerie ayant été aperçu par les commandés tirés des gardes de Votre Majesté, elle fut poussée fort vigoureusemeut, mais si loin que Le Brun y fut blessé avec deux gardes et un de tué.

Sur l’après-dînée l’on prit les quartiers. La gendarmerie avec la première brigade d’infanterie fut mise à la droite ; la deuxième ligne de l’aile droite avec la deuxième brigade ferma, tout le côté de Châtel et l’autre côté de la rivière fut fermé par toute la cavalerie et deux bataillons. La grande marche m’empêcha d’ouvrir la tranchée le soir ce qui fut mis au lendemain » (Lettre du 23 septembre).

En vain, les Lorrains canonnent les Français pendant toute la nuit pour gêner l’établissement des quartiers. Le 20 au matin, tout est en règle du côté des assiégeants, qui ont même occupé un couvent de capucins, « très utile à incommoder les ennemis », parce qu’il dominait la petite ville. Le marquis de Vaubrun est chargé de garder ce poste avec un régiment d’infanterie et des dragons.

Le second jour, les tranchées sont ouvertes. « Champagne et Auvergne, dit le maréchal de Créqui, formèrent leurs attaques à un endroit où Épinal paraît assez fort, mais sur lequel il y a de grands avantages à prendre. Les deux tranchées furent poussées avec assez de succès, et deux batteries établies sur deux faces opposées. M. d’Ambre, qui eut toute l’application qu’on peut désirer, fit bien servir son régiment, et l’on y perdit trois ou quatre soldats et sept ou huit blessés ».

C’est contre la porte d’Ambro ou d’Ambrail qu’étaient dirigées les deux attaques. Elle donnait un facile accès dans la ville haute, et permettait en même temps d’approcher le château.

Les tranchées furent ouvertes à la nuit tombante. Le maréchal de Créqui commandait à droite, et le duc de Luxembourg à gauche, et pendant cette nuit du 20 au 21, on fit de chaque côté environ mille pas de tranchée.

Mais le succès des Français était moindre sur un autre point : « Il est vrai, dit le maréchal, qu’une petite diversion du côté de la basse ville nous coûta quelques hommes, les officiers du régiment d’Anjou s’étant engagés dans une fausse braie, où du commencement il n’y avait personne, et où le feu fut si meurtrier un moment après, qu’il y eut quinze ou seize soldats blessés et trois soldats tués ».

Ainsi la seconde journée du siège se termine sans trop de désavantage pour les Lorrains. Mais les journées du 21 et du 22 avancent beaucoup les affaires des Français.

« Le deuxième jour de tranchée, continue le maréchal de Créqui, montée par Dauphin et par Lyonnois, l’on s’est avancé sur ce qui était marqué pour une contrescarpe. Ce travail a coûté plus de gens que le premier, sept ou huit hommes y ont été tués, et il y a eu quarante blessés. La nuit (du 21 au 22), à dire vrai, a été assez forte, et Baudran qui servait d’ingénieur y a été tué. Quelques cadets des gardes de Votre Majesté y ont très bien fait, comme Barbeziers, Sannebœuf et quelques autres et les deux régiments ont poussé les attaques avec tout le succès possible ».

En effet, après cette nuit, les assiégeants touchent au fossé, à dix pas de l’angle du bastion, et les huit pièces de canon battent les deux côtés de la porte d’Ambro. Le régiment Lyonnois a fait des merveilles et le marquis de Villeroy s’est signalé par une vigilance et une bravoure extraordinaires.

« Le marquis de Villeroy, dit le maréchal, s’est établi sur la contrescarpe et y a fait un grand logement du bel air (il pouvait tenir 60 hommes) et le régiment Dauphin composé de capitaines bien choisis, comme Durban, Beauvisy et la Ville-Dieu, ont aussi entrepris un travail extraordinaire et l’ont maintenu ».

La journée et la nuit du 22 assurent encore les progrès des assiégeants. Vers cinq heures après midi, la basse ville demande à capituler à condition qu’on ne fasse aucun tort aux habitants, et le régiment d’Anjou avec un bataillon de celui de Furstemberg l’occupent. Mais ce fait paraît si peu important au maréchal de Créqui et au comte de Tornielle que ni l’un, ni l’autre, ne le signale dans son rapport. En effet, la ville haute et le château restent bien défendus de ce côté par la Moselle et une ligne de remparts.

Ce qui inquiétait le plus les assiégés, c’étaient les progrès des travaux d’attaque du côté de la porte d’Ambro. En effet, le 22, les régiments d’Artois et de Louvigny poussent la tranchée jusque dans le fossé et perdent une cinquantaine d’hommes, tués ou blessés. Le maréchal, toujours à la tête du travail de 5 heures du soir à 9 heures du matin, « à découvert, nonobstant le feu », descend deux fois dans le trou de la sape, au péril de sa vie, après que le sieur de la Ville-Dieu et plusieurs officiers y avaient été tués.

Aussi, les travaux d’approche sont-ils à peu près terminés le 23. « J’espère, dit le maréchal dans son courrier de ce jour, que cela me donnera lieu d’attacher le mineur ce soir, et de me rendre maître de cette enveloppe de bastions, qui non seulement me donne la ville, mais qui me facilite l’attaque du château qui n’est pas mauvais. J’espère que Votre Majesté en sera la maîtresse dans peu. Au moins puis-je l’assurer que je n’y oublierai rien de tout ce qu’il faut faire pour cela ».

Il revient encore dans sa lettre du 26 sur les incidents de la tranchée : « Après avoir parlé des affaires en général, trouvez bon que je vous rende compte de ce qui s’est passé dans nos gardes d’infanterie. La première attaque était Champagne avec sa brigade, Auvergne avec sa brigade faisait l’autre. M. le duc de Luxembourg et Genlis se chargeaient de cette attaque, et M. de Vaubrun, dont l’application est louable, l’autre. M. de Roqueservières a fort aidé à la conduite des travaux et a bien servi. L’application des colonels a été grande, et la fierté, avec laquelle les gardes se sont montées et les logements faits, n’aurait pas déplu à Votre Majesté. Lorsque nous fimes le logement sur le bord du fossé, les deux attaques s’approchèrent et l’ennemi donna quelque soupçon d’une sortie. Il est vrai que des commandés de Louvigny et du régiment Dauphin l’abordèrent dans le fossé avec une fierté étonnante, toutes les faces et les courtines étant en feu. Dans le travail de la droite j’ai été fort aidé par le sieur Durban, homme d’intelligence et de cœur, et par Beauvisy, et le chevalier de la Fare (Fut blessé le 24 d’une mousquetade à la cheville) qui sont de très braves officiers. Le régiment de Crussol, dont la garde s’est employée vigoureusement, et il a eu la plus rude nuit à essuyer, et, de ses travailleurs, il y en a eu plus de trente-cinq blessés et trois ou quatre tués ».

Ainsi, pendant les cinq premiers jours, le siège suit de part et d’autre sa marche régulière. Les habitants de la Lorraine, habitués à d’énergiques défenses et mal renseignés sur les opérations, se redisent avec empressement des bruits erronés qui entretiennent leurs espérances. D’après ces bruits, les assiégés auraient fait deux sorties, une le premier jour, l’autre le quatrième, si vigoureuses et si heureuses que Créqui, découragé, aurait parlé de convertir le siège en blocus. La diversion malheureuse des Français sur la ville basse se convertit dans l’opinion en une grande défaite pour eux.

Ces fausses nouvelles arrivent jusqu’à Paris et y jettent la consternation. Louvois écrit au maréchal : « Le courrier chargé de vos lettres du 23 est arrivé ici bien à propos pour dissiper un bruit qu’un courrier de Mme de Vaudémont avait semé dans toute la cour, que vous aviez fait attaquer la basse ville d’Épinal par 2 000 hommes qui avaient été repoussés avec une très grande perte, que M. de Louvigny y avait été blessé à mort, et M. le chevalier de Fourille tué, et que vous aviez commandé 6 000 hommes pour attaquer de nouveau ladite basse ville le jour suivant. L’alarme avait été si chaude, que M. le maréchal de Gramont avait pris congé du roi, il n’y avait pas deux heures, pour aller trouver M. son fils ». (Lettre du 26 septembre).

Par malheur pour les Lorrains, la réalité ne répondait pas à leurs espérances. La nuit du 23 au 24, marque le commencement d’une situation désespérée. Les Français sont « en état d’attacher le mineur aux deux faces des bastions attaqués » de chaque côté de la porte d’Ambro. Les assiégés font un feu terrible, ils tuent sept ou huit mineurs, blessent cinq ou six officiers et soixante-dix soldats.

Mais ils n’ont aperçu le mineur qu’à un seul bastion, celui que défendait le colonel de Silly. Il y en avait cependant un autre au bastion où se trouvait le colonel Ilten, on ne le remarque qu’au jour. On fait une contre-mine qui n’avance pas, parce que le comte de Tornielle et les colonels diffèrent d’avis sur l’endroit précis de la mine. A la fin, les mineurs enfoncent trop leurs mines et se trouvent sous les Français.

Cependant, les assiégeants se préparent à charger la mine pour la faire jouer le 25 au matin. Le grand maitre de l’artillerie arrive le 24, et signale sa présence aux assiégés par une canonnade furieuse, qui augmente la consternation de la ville. En effet, les habitants et les élus étaient dans l’abattement. Beaucoup des soldats improvisés qui s’étaient enfermés dans la ville « branlaient au manche plus qu’on ne saurait dire», selon l’expression du comte de Tornielle.

Le gouverneur n’est plus sûr de ses troupes. Le colonel Ilten témoigne peu de résolution, et comme son poste est sur un des deux bastions qu’on s’attend à voir sauter quand la mine aura joué, le gouverneur lui adjoint cent cavaliers de Boudonville, commandés par L’Huillier, et des chevau-légers. A l’autre bastion attaqué, se trouve le colonel de Silly, décidé à la plus vive résistance.

Mais son régiment n’est pas sûr, et on le remplace dans ce poste d’honneur par le régiment de Tornielle avec des chevau-légers. Le régiment de Bassompierre et la compagnie de Saint-Maurice sont sur les remparts et aux autres portes avec des Armoises. Ainsi, malgré l’hésitation des soldats, toutes les mesures sont prises pour soutenir l’assaut.

Mais une recommandation inopportune du gouverneur vient mettre le comble aux terreurs de l’armée. « Ayant exhorté nos gens à ménager notre plomb, ils s’aperçurent de la disette que j’en avais, dit le comte de Tornielle, et se mirent à se plaindre que j’avais tort de les tromper en leur cachant l’état des choses ».

Ce fut le coup de foudre qui acheva de paralyser l’ardeur des soldats. Dès lors, la résistance fut molle, on finit même par abandonner sans ordre les bastions que l’on croyait déjà minés. En vain, M. de Boudonville, dont le régiment est au château, envoie le sieur de Ceintrey au comte de Tornielle pour le prier de remettre les soldats dans les bastions, et lui offrir d’aller lui-même soutenir l’assaut avec tous les gardes et les officiers. La peur est la plus forte, et on laisse les Français charger les fourneaux tout à leur aise pendant la nuit.

Le lendemain, 25 septembre, sur la demande d’un grand nombre, le gouverneur appelle les officiers de la place à une conférence. Les seuls détails connus sur cette réunion sont empruntés à une lettre de M. de Boudonville, citée par Dom Calmet. Elle décrit assez bien l’état de la ville au moment de la reddition, et laisse deviner les dissensions qui divisaient les officiers.

« On commença à me questionner, dit-il, si le canon n’abattait pas toutes les défenses du côté gauche du château, qui est ce que défendait le bastion de M. de Silly. Je leur dis qu’oui, mais que cela ne faisait point d’effet. Ils me demandèrent par après s’il y avait assez d’eau pour tous les hommes et les chevaux étant au château. Je leur fis réponse qu’il y avait un puits dans la vouerie et une citerne dans le donjon, et que je ne savais pas la quantité d’eau, et qu’il fallait le demander au sieur de Majastre qui en avait plus de connaissance que moi et qui avait vu faire le puits. Je connus bien que ces messieurs voulaient m’obliger à me plaindre de quelque manquement du château. Mais je leur dis pour couper court, qu’il ne manquait rien au château et que je n’étais point attaqué qu’à coups de canon. Sur quoi ils me produisirent aussitôt l’état des magasins qu’ils s’étaient fait donner par écrit par le sieur Comte, commissaire des magasins, et me firent voir qu’ils n’avaient point de mèches, ni de balles à soutenir un assaut, et qu’il n’y en avait pas pour plus d’une nuit. Je vous avoue que cela me surprit fort, quand je vis les choses en cet état-là. Sur quoi l’on demanda aussitôt ce qu’il y avait à faire, et chacun dit son sentiment. L’on commença à nous remontrer que si on attendait qu’il n’y eût plus de plomb, il n’y aurait plus de composition à faire. Enfin on résolut de battre la chamade ».

Que cette triste résolution dut coûter à leur honneur et à leur patriotisme ! Sans se montrer injuste pour ces vaillants cœurs, qui étaient accourus dans Épinal par bravoure et par fidélité pour leur prince, et qui se voyaient réduits à ne pouvoir plus compter ni sur leurs soldats, ni sur leurs armes, on peut du moins regretter pour leur gloire, qu’ils n’aient pas subi malgré tout ce premier assaut, épuisé jusqu’à leur dernière balle, disputé le terrain pied à pied, sauf à s’enfermer ensuite dans le château pour traiter avec l’ennemi.

En face de ce conseil, si vite prêt à battre la chamade, avant que les remparts de la ville aient une seule brèche, on se rappelle sans le vouloir l’héroïsme des colonels Béru et Remenécourt. Ceux-ci voyaient, dans un siège semblable (1651), ces mêmes murs d’Épinal ébréchés déjà par les attaques d’une armée française. Au lieu de penser à la soumission, ils osèrent adresser au maréchal de la Ferté cette fière provocation : « Si la brèche n’est pas suffisante, nous la ferons élargir ! ».

Mais en 1670, ce sont les conseils de la prudence qui triomphent. « Les officiers de la garnison, dit le résultat du conseil, ont déclaré tous unanimement avec nous gouverneur, que, pour éviter les dernières extrémités, il était à propos de savoir à quelles conditions on voudrait les recevoir, pour être employés au service de son Altesse, et ce, afin de conserver la garnison, puisqu’on ne peut conserver la place ».

Suivent les signatures de tous les officiers supérieurs, sauf celle du colonel Ilten, qui avait sans doute continué sa révolte contre le gouverneur. Mais la capitulation allait être tout autre qu’ils ne la désiraient.

« En finissant cette lettre, dit le maréchal de Créqui au roi dans une dépêche commencée le 24 et terminée seulement le 26, l’ennemi bat la chamade et vient pour capituler. A l’arrivée de des Armoises, lieutenant des chevau-légers de M. de Lorraine, l’on me demande des otages. Ne croyant pas qu’il soit de la dignité, j’en refuse. L’on me propose des conditions soumises, je ne veux pas en accepter, afin de prendre toute la garnison à discrétion et point comme prisonniers de guerre, car le mot de discrétion emporte tout le méchant traitement que l’on peut faire à des hommes. Cependant, des Armoises rentre (dans Épinal). La rupture se fait, l’on tire et La Fresnoye, lieutenant-colonel de Furstemberg, est blessé à mort, et le chevalier de Campaniac reçoit un coup dans le dos. Je m’applique avec diligence à continuer le travail, à faire charger les mines, et des Armoises continue à me faire des demandes qui ne se rapportent pas aux ordres de Votre Majesté. Dans ces entrefaites la nuit survient ».

L’attitude du maréchal ne fut pas dans la réalité aussi nette et aussi ferme qu’elle le paraît dans son récit, et il se demanda toute cette journée du 25 s’il entrerait oui ou non en composition avec les assiégés. Sans doute, il avait reçu dès le 23 des ordres du roi qui lui enjoignaient d’infliger les plus durs traitements aux assiégés. Mais, d’autre part, il désirait précipiter la fin du siège pour courir avant l’hiver aux places qui tenaient encore pour le duc de Lorraine.

Il craignait la désertion, « qu’il est difficile d’éviter ici », disait-il au roi, et qui s’était mise dans ses troupes, surtout dans le régiment de Furstemberg. Il considérait que les travaux d’attaque n’avançaient pas trop, puisque « les troupes ne sont logées qu’au pied du bastion avec des fourneaux chargés qui promettent de grandes ouvertures, mais dont les mines peuvent aussi être fautives et éventées ». Enfin, il redoutait un acte de désespoir des assiégés, car il écrivait le jour même : « Il pourrait fort bien arriver que la cavalerie renfermée dans la ville songerait à prendre le parti de se sauver, ce qui conviendrait fort à M. de Lorraine et à l’humeur de ses troupes ». Aussi donna-t-il les réponses les plus diverses.

A sa première visite, le baron des Armoises « fit d’abord de grands préambules qui n’aboutissaient à rien, raconte une relation française, en disant que le duc de Lorraine avait donné la démission de son État à son successeur, et qu’ainsi il n’était plus question d’agir contre cette place qui ne lui appartenait plus. Mais le maréchal lui ayant répondu qu’il ne s’agissait que des propositions qu’il voulait faire pour la capitulation, il demanda entre autres choses que la garnison sortit avec armes et bagages ». Le maréchal de Créqui offrit de la recevoir à discrétion. Le baron des Armoises se retira pour en conférer avec les officiers lorrains, qui furent unanimes à rejeter une si méchante proposition.

Au retour du parlementaire, Créqui, touché peut-être par la réponse des officiers lorrains, ou plutôt par les vrais intérêts de la cause française, s’adoucit un peu et offre de recevoir la garnison tout entière prisonnière de guerre. Nouvelle protestation des Lorrains qui veulent vie et bagues sauves, mais continuent cependant à négocier.

Plus ils insistent pour obtenir des conditions, plus ils persuadent le maréchal qu’ils sont à bout de forces. Des transfuges ont du reste appris aux Français que les assiégés sont plongés dans le désordre et le découragement. Aussi Créqui prend enfin un parti irrévocable, et déclare à des Armoises que le roi lui a ordonné de ne pas recevoir les assiégés autrement qu’à discrétion, et que, puisqu’on ne l’a pas pris au mot quand il offrait de les recevoir prisonniers de guerre, sa parole est dégagée. C’était une rupture, et l’on se remit à tirer de part et d’autre.

Le feu des assiégés ne dura guère. « Dans ces entrefaites, dit le maréchal, la nuit survient et laisse une tranquillité entre la place et les deux attaques, qui marque la faiblesse de la ville, et aussi le besoin que nous avions encore de travailleurs ».

Les Français travaillent en effet pendant cette nuit « à une ligne qui prenait tout le long de la hauteur pour escarmoucher dans les dehors du château, et à une batterie nouvelle ».

Le colonel de Boudonville, furieux de les voir s’approcher de si près, veut faire tirer et envoie à trois reprises en demander l’autorisation. Il se la voit refuser par le comte de Tornielle, qui réserve sans doute le reste de ses munitions pour soutenir l’assaut dans le cas où assiégeants et assiégés n’arriveraient pas à une convention.

Le lendemain 26, le maréchal fait dire aux Lorrains par M. de Vins, major de Béthune, que si, dans une demi-heure, on n’accepte pas la composition offerte, il n’y a plus rien à espérer. Le baron des Armoises retourne donc au camp français et finit par rapporter une capitulation où le maréchal reçoit à discrétion toute la garnison, sauf les chevau-légers et les gardes qui seront prisonniers de guerre. En même temps le régiment français de Champagne s’avance pour occuper les portes de la ville.

Mais le comte de Tornielle ne veut point signer cet acte déshonorant, et renvoie le baron des Armoises avec le sieur de Boudonville pour obtenir une meilleure composition.

Les députés sont introduits chez le maréchal, qui est entouré de son conseil. « Monsieur, lui dit Boudonville, auteur de ce récit, je suis envoyé de la part de M. le comte de Tornielle et de tous les officiers qui sont à Épinal pour vous dire que nous ne voulons point sortir sur la composition que nous a apportée M. des Armoises. Sur quoi il me dit que c’était une affaire faite. Je lui dis : « Monsieur, nous nous enterrerons plutôt les uns sur les autres que d’en sortir de cette manière ». Sur quoi il demanda : « Le régiment de Champagne n’est-il pas marché ? ». On lui dit qu’oui. Je lui dis encore : « N’espérez pas qu’il y entre car M. de Tornielle et tous les officiers sont à la tête, qui m’attendent ».

Il regarda M. de Fourille et lui fit signe et le même M. de Fourille lui dit ces propres termes : « Je vous prie, Monsieur, pour l’amour de M. de Boudonville et de tous ces messieurs qui sont gens de condition et de cavalerie, de leur accorder la même grâce de sortir prisonniers de guerre ». Je lui dis que nous n’en ferions rien et que la même composition qu’avait la cavalerie, nous la voulions pour l’infanterie.

Si bien qu’il dit à M. de Colbert (Saint-Pouenge) : « Ajoutez que tous les officiers et soldats, tant de cavalerie que d’infanterie lorraine, sortiront prisonniers de guerre comme les chevau-légers ». Je lui dis : « Monsieur, je ne sais si ces messieurs voudront y accorder ; s’il vous plaît me donner le papier, je vais le leur montrer ». M. des Armoises s’y opposa et dit à M. de Créqui : « C’est moi qui l’ai apporté, je vous prie de me le remettre en main ». Je ne pus jamais l’avoir, et je courus aussitôt pour le dire à M. de Tornielle. Je trouvai le régiment de Champagne à la barrière et tous les Français alentour. M. de Tornielle me disant que tout le monde l’avait abandonné ».

En effet, le désordre le plus complet régnait alors dans la ville. « Le bruit ayant couru parmi nos gens, dit le comte de Tornielle au duc de Lorraine, que la capitulation était faite, les gardes de Votre Altesse abandonnèrent leur poste à mon insu. Le régiment français de Champagne ayant marché droit à moi pour prendre possession de la porte, suivant les ordres qu’on lui en avait donnés, dans la croyance que je signerais la capitulation que je venais de recevoir, je me trouvai abandonné, n’ayant que dix ou quinze hommes à la barrière, le régiment de Champagne ne voulant point arrêter sa marche, ni les gardes de Votre Altesse retourner, quoique je leur disse toutes les injures que je me pus aviser, les menaçant de les tuer. Enfin en ayant ramassé sept ou huit et quelques élus et valets, j’en fis montre et apparence, et étant monté sur la barrière avec un mousquet et fait mine de tirer, le régiment de Champagne arrêta à trente pas de la porte, qui, faite comme elle était, eût été aisément emportée, s’ils l’eussent entrepris. Pouvant assurer Votre Altesse que je ne vis jamais un tel désordre ».

C’est au milieu de ce tumulte que le comte de Tornielle voit arriver le sieur de Boudonville et le baron des Armoises. Tout hors de lui, persuadé qu’on accorde à l’infanterie les mêmes articles qu’aux chevau-légers, et contraint par la situation humiliante où il se trouve, il signe cette « méchante et infâme capitulation, comme il l’appelle puisque ce n’en est point une, mais un ordre de nous rendre, chose que je n’eusse jamais passée sans le désordre de nos gens ».

« J’ai été extrêmement sollicité, dit en effet le maréchal de Créqui au roi, d’accorder des articles à la garnison, mais il m’a paru qu’il était mieux qu’un ordre leur expliquât les volontés de Votre Majesté. Il est succinct et conçu en termes courts, comme vous le pourrez remarquer, Sire, par la copie que je prends la liberté d’en adresser à Votre Majesté.

« De par le Roi, François, sire de Créqui, maréchal de France, général de l’armée du roi en Lorraine et pays messin. On fait à sçavoir aux gouverneur et autres officiers lorrains, tant d’infanterie que de cavalerie, des troupes qui composent la garnison d’Épinal, qui ont soutenu la place contre les armées de Sa Majesté, qu’ils auront a en sortir, à huit heures du matin, pour être menés, sçavoir, les compagnies des gardes et chevau-légers seulement en prison, en qualité de prisonniers de guerre, aussi bien que ledit gouverneur et lesdits officiers lorrains; et le reste des troupes généralement quelconques et autres gens seront pris à discrétion pour être traités suivant les ordonnances. Fait au camp d’Épinal, le 26 septembre 1670.

Signé Maréchal de Créqui, Comte de Tornielle ».

Ainsi les espérances de Boudonville étaient déçues : seuls, les chevau-légers, les gardes et les officiers des troupes régulières étaient considérés comme prisonniers de guerre, et le reste des soldats et tous les élus se rendaient à discrétion. D’où venait ce malentendu ?

Peut-être Boudonville troublé par l’émotion et l’effarement trop naturels dans cette crise terrible, avait-il cru trop vite que le vainqueur faisait droit à sa requête tout entière, quand il ne lui en accordait qu’une partie.

Peut-être aussi le maréchal, qui venait d’assister dans sa tente à la scène regrettable où Boudonville et le baron des Armoises se disputaient le triste honneur de présenter la capitulation à la signature du gouverneur, eut-il une vue plus claire du désarroi qui régnait chez les assiégés, et retira-t-il au dernier moment, sans autre explication, une concession, qu’il ne se jugeait plus obligé de faire, et qu’il savait n’être pas conforme aux instructions dit roi.

Toujours est-il que les Français profitèrent de ces pénibles circonstances et imposèrent toutes leurs exigences.

C’en était fait de la résistance des Lorrains. Le plus fort rempart de leur indépendance s’écroulait ! Un cri de douloureux étonnement retentit dans toute la Lorraine.

Les princes et le peuple, convaincus par le bruit public qu’Épinal tiendrait longtemps et découragerait les assiégeants, se refusaient à voir s’évanouir si vite leurs belles espérances. Ils allaient même jusqu’à accuser les malheureux défenseurs de la ville. C’était une injustice. Les officiers d’Épinal ne méritaient le reproche ni de lâcheté, ni de trahison.

Ils tombaient victimes d’une situation sans issue : l’insuffisance de munitions entassées à la hâte ; la faiblesse et l’indiscipline d’une armée que le zèle des officiers n’avait pu former en quelques jours ; les hésitations, peut-être l’incapacité de certains officiers, que le malheur aigrissait et troublait ; enfin et surtout l’attaque vigoureuse et habile d’un ennemi nombreux, puissant, heureux, pourvu de toutes ressources, dirigé par des chefs vaillants et capables.

Telles sont les causes de cette chute si prompte d’Épinal. C’était une dure humiliation, qu’allait accroître encore l’indignité des traitements que Louvois et Louis XIV réservaient aux assiégés.

Indignes traitements aux assiégés

Épinal n’eut pas seulement à subir les exigences ordinaires du vainqueur : – imposition de 30 000 livres - abandon des maigres provisions et munitions qui restaient dans le château - perte de ses canons qui furent crevés ou conduits à Metz - pillage régulier par les soldats français qui réduisirent la ville à ne pouvoir payer sa taxe - obligation de détruire elle-même les remparts qui l’abritaient depuis des siècles.

Il lui fallut encore voir ses défenseurs exposés à un châtiment presque inouï. Les historiens lorrains, qui s’indignent à juste titre contre la dureté des traitements infligés aux assiégés, paraissent cependant n’en avoir pas connu toute l’horreur, et les attribuent injustement au caprice inhumain du maréchal de Créqui. Ils protestent contre la prison imposée aux officiers et à quelques soldats, et ils semblent ignorer que le plus grand nombre des soldats, par ce terme de « pris à discrétion », était en réalité condamné aux galères.

Ils font peser sur le maréchal la responsabilité de cet acte odieux, tandis qu’il faut l’attribuer à Louvois et à Louis XIV eux-mêmes. Quand le roi de France et son ministre avaient résolu la conquête de la Lorraine, ils la savaient épuisée d’hommes et de ressources. Ils avaient néanmoins pris contre elle toutes les mesures qui devaient leur assurer une prompte et facile victoire. Ils avaient forcé le duc à licencier les débris de son armée, et avaient tenté de s’emparer de sa personne, pour paralyser toute résistance. Le coup n’avait pas réussi, mais la fuite de Charles IV avait rendu bien difficile la défense de ses États. Du reste, l’invasion inopinée d’une grande armée en Lorraine, sans déclaration de guerre, devait arrêter tous les préparatifs.

Louvois comptait donc prendre le duché sans coup férir, et, le 11septembre, il écrivait à Saint-Pouenge : « De la manière que parlent ici (à Paris) les princes de la maison de Lorraine, il n’y a pas d’apparence qu’aucune place se défende ».

Et voilà qu’Epinal osait résister ! Cette Lorraine, qu’on croyait déjà un cadavre, paraissait se réveiller encore ! Quel affront pour Louvois qui avait si habilement pris toutes ses précautions !

Il ressentit la colère furieuse du bourreau qui verrait sa victime se relever, après avoir reçu le coup de la mort, et marcher contre lui.

Dès le 21 septembre, il écrivait au maréchal de Créqui cette lettre, où l’on sent la main de celui qui ordonnera bientôt les incendies du Palatinat. On voudrait oublier en la lisant qu’elle a été dictée en plein XVIIe siècle, au nom de Louis XIV, par le ministre de la nation la plus civilisée de l’Europe.

« Je ferai réponse par votre courrier aux lettres qu’il m’a apportées du 18e de ce mois, et vous dépêche celui-ci, auquel je recommande de faire la dernière diligence, pour vous dire que le roi ayant appris par votre courrier qu’il avait entendu tirer le canon a jugé par là que les places de M. de Lorraine se défendraient ; et ayant considéré qu’elles sont fort mal pourvues, qu’elles ne peuvent espérer aucun secours, et qu’ainsi c’est une témérité à ceux qui les défendent, qui mérite une punition exemplaire, Sa Majesté a résolu que tout ce qui se trouvera de cavaliers, soldats, élus et habitants lorrains qui auront contribué à la défense de la place soient envoyés aux galères, si, quinze jours après la réduction, ils ne se rachètent pas de cent écus chacun, qu’ils paieront entre les mains des commis de l’extraordinaire de la guerre. Qu’à l’égard des Français qui se trouveront, soit dans l’infanterie, soit dans la cavalerie, ils soient pendus, s’il n’y en a pas un grand nombre ; sinon, décimés et le surplus envoyé aux galères. Et pour ce qui est des officiers lorrains et de la noblesse qui se trouveront dans la place, qu’ils soient mis prisonniers, et, à l’égard de la noblesse, taxés à proportion de ce qu’ils auront de biens pour se racheter, à faute de quoi leurs maisons soient abattues. Elle (Sa Majesté) veut que celles des élus lorrains soient brûlées, au moins une par village, pour l’exemple, choisissant celle du plus riche dans chaque lieu, afin qu’il (l’exemple) soit plus grand. Quant aux officiers français qui se rencontreront dans les troupes, Sa Majesté veut que le commandant de chaque corps soit pendu sur-le-champ, ainsi que les autres, s’il n’y en a pas plus de cinq ou six ; et, s’il y en a un plus grand nombre, ils soient pendus de deux un, et les autres envoyés aux galères, et ce, sans que lesdits commandants des corps puissent tirer avec les autres, parce qu’ils doivent être exécutés à mort. Tout ce que dessus, Monsieur, doit être exécuté avec grande ponctualité. Je mande à M. de Saint-Pouenge de prendre un grand soin de l’exécution des ordres que vous lui donnerez sur cela, et de prendre de si grandes précautions pour empêcher que personne n’échappe à la punition, et que les intentions de Sa Majesté puissent être exécutées. Il faut faire donner du pain à ces gens-là pendant qu’ils demeureront prisonniers et j’aurai soin, du moment que j’aurai des nouvelles du nombre qu’il y en aura, de pourvoir à les faire conduire en lieu où ils pourront être attachés à la chaine. Sa Majesté désire que la même chose soit exécutée tant à Épinal qu’à Châtel, et à toutes les autres places où on tirera sur ses troupes. Elle s’attend que cet exemple pourra faire que peu de places se voudront défendre, et que, si M. de Lorraine, ou ceux de sa maison rentrent jamais en Lorraine, ils ne trouveront pas si facilement des gens qui s’engagent à défendre leurs places, quand le roi les voudra attaquer ».

Telle est cette lettre barbare qui prouve sans réplique, que le maréchal de Créqui, s’il appliquait ces mesures odieuses, du moins n’en était pas l’instigateur.

C’est bien sur Louvois et sur Louis XIV que doit en peser la responsabilité, et sur Louvois encore plus que sur Louis XIV : le roi a approuvé, mais c’est le ministre qui a provoqué cet ordre terrible.

On le sent du reste au ton de la lettre : Louvois y parle avec un accent trop personnel, avec une colère trop naturelle pour permettre de croire qu’il s’y faisait l’écho du royal courroux de Louis XIV. C’est bien lui qui est irrité de la résistance imprévue des Lorrains et déclare que leur « témérité mérite une punition exemplaire ». C’est bien sa dureté dédaigneuse qui a inspiré ce mot méprisant : « Il faut faire donner du pain à ces gens-là ». C’est bien la sécheresse hautaine de ses commandements qui se trahit dans cette recommandation défiante « Tout ce que dessus, Monsieur, doit être exécuté avec grande ponctualité ».

On a dit que cet ordre n’était qu’un artifice destiné à effrayer les Lorrains, et que jamais le roi de France n’avait eu l’intention de le faire exécuter. Même avec cette réserve, le traitement serait indigne de la noble et vaillante conduite des Lorrains. Mais, cette explication est inacceptable, c’est la politique française qui l’a imaginée après coup pour calmer l’opinion.

Sans revenir sur la lettre de Louvois, où perce un accent de sincérité qu’une résolution feinte ne lui aurait jamais donné, toute la correspondance de Louis XIV et de son ministre pendant douze jours, du 21 septembre au 3 octobre, proteste contre cette interprétation. Dans chacune de leurs lettres, soit au maréchal, soit à l’intendant, ils parlent toujours de ces traitements aux Lorrains comme d’un fait acquis, et étudient les moyens les plus pratiques et les plus sûrs de les infliger.

S’il ne se fût agi que de vaines menaces, à quoi bon tant de précautions ? Pourquoi ne pas informer en secret le maréchal du but que le roi poursuit et ne pas arrêter son zèle quand il en vient à l’exécution ? Pourquoi enfin ne révoquer cet ordre cruel que sous la pression de l’opinion et après une démarche politique de M. de Lyonne ?

Le maréchal regarde si bien l’ordre du roi comme sérieux, que dans sa lettre du 26, il s’excuse longuement de n’avoir pas suivi les intentions du roi et d’avoir adouci les conditions de la capitulation en accordant que les élus seuls se rendraient à discrétion.

Il plaide en sa faveur les circonstances atténuantes : « Votre Majesté aura la bonté de considérer que les troupes dont il est question (chevau-légers et gardes) sont affectées et entretenues par le consentement de Votre Majesté ; – que l’état de la place est tel que l’on pourrait y trouver encore une assez grande résistance, capable de donner l’exemple de se bien défendre aux troupes de M. de Lorraine ; – qu’il est même, si je l’ose dire, plus avantageux au service de Votre Majesté de dissiper dans des contrées éloignées les officiers et les cavaliers des troupes lorraines que de leur donner la liberté de se racheter par 300 livres ; – que plusieurs sortes de gens donnent un exemple assez fort de la soumission qu’exige l’armée de Votre Majesté, puisque l’infanterie, les vingt compagnies d’élus, la noblesse et la bourgeoisie est abandonnée à discrétion, c’est-à-dire prête à être taxée à quelle rançon il plaira à Votre Majesté, ou à être attachée à la chaîne. Je crois en cela, Sire, avoir fait ce que l’occurrence des choses et la nécessité de profiter de la saison m’ont obligé de faire. Si cela ne plaît pas à Votre Majesté, elle aura la bonté de me le faire savoir ; car, ne regardant aucune circonstance, je ne m’attacherai qu’à exécuter ce que je verrai par écrit ».

Le roi approuva les concessions faites aux chevau-légers et aux officiers ; mais dans la même lettre où il rassure Créqui, il prouve qu’il n’a pas abandonné l’idée d’envoyer aux galères les défenseurs d’Épinal, car il dit : « Je désire que, si, quinze jours après la reddition de la place, les soldats ne se rachètent pas de cent écus chacun, vous les fassiez conduire à Saint-Dizier par troupes de cent, et que vous les fassiez remettre à ceux que j’ordonne à Colbert d’y envoyer, pour les faire conduire aux galères. Vous aurez bien soin de recommander aux gens qui les conduiront par votre ordre de n’en laisser évader aucun, et de tirer des décharges par écrit de ceux auxquels ils les remettront ».

On ne saurait même défendre Louvois et Louis XIV d’avoir voulu envoyer les Lorrains aux galères, en disant qu’ils permettaient aux soldats de se racheter moyennant 300 livres. Car ils savaient l’état de pauvreté et d’impuissance où était réduite la Lorraine et l’impossibilité où se trouvaient les élus de se racheter.

Voici même une lettre de Saint-Pouenge à Louvois, qui atteste au ministre cette impossibilité : « Mon sentiment est que vous pourrez en compter la meilleure partie (des soldats prisonniers) pour fournir les galères, n’y ayant presque à le bien prendre de tous les élus en état de se pouvoir racheter que ceux qui les commandaient… Pour ce qui est des cavaliers et des soldats, il ne faut pas espérer que jamais on puisse en tirer aucune rançon, à moins que M. de Lorraine ne la voulut payer pour eux ». (Lettre du 29 septembre).

Ainsi la condamnation aux galères est bien effective. Elle reçut même un commencement d’exécution, car le 5 octobre le maréchal de Créqui écrivait à Colbert : « Suivant les ordres que vous avez remis aux commissaires à la conduite des chaînes, j’ai ordonné que les élus d’Épinal fussent conduits à Toul pour être transférés ensuite à Saint-Dizier ».

Il ajoute : « Je vois que dans les pays éloignés l’on murmure contre la rigueur qui a été exercée ». En effet, l’opinion publique s’alarmait et protestait, surtout chez les peuples alliés au duc de Lorraine, qui se sentaient menacés par l’omnipotence du roi de France.

Aussi, dès le 1er octobre, le ministre des affaires étrangères, M. de Lyonne, écrit au roi une lettre éloquente où il plaide la cause des Lorrains. Après avoir déclaré au roi que MM. Le Tellier et Colbert partagent son avis, il montre que les Lorrains n’ont fait que défendre leur souverain légitime et reconnu par le roi lui-même.

Il fait redouter à Louis XIV, les plaintes de ses ennemis et les attaques des journalistes étrangers qui l’ont déjà comparé au grand Turc. Puis il ajoute « Votre Majesté pardonnera si je lui représente que, selon mon petit avis, rien au monde ne préjudicierait plus à la réputation de Votre Majesté au dehors et au dedans du royaume, que de faire une pareille chose. Je suis persuadé qu’il vaudrait mieux pour son service que les deux ou trois galères qu’elle pourrait équiper de chiourmes fussent abîmées dans la mer, que de les voir armées des sujets d’un autre prince, sans autre cause que pour lui avoir été fidèles ».

Noble et beau langage, qui honore à la fois l’homme de cœur et le bon serviteur qui le tint, et le roi qui le comprit. Ce fut le salut des Lorrains.

Louis XIV, éclairé par la sagesse de ses ministres sur le crime qu’il allait commettre, se rangea de leur avis, et y amena Louvois lui-même, que le succès avait rendu traitable. Ainsi l’humanité recouvra ses droits.

Le 3 octobre, Lyonne annonce en fin politique, que le roi est revenu sur cette mesure, et prête à son maître ses propres sentiments dans une dépêche aux ambassadeurs qu’il termine en ces termes : « J’oubliais de vous dire que le maréchal de Créqui, pour faire craindre davantage la milice du pays qui est dans Châtel et l’obliger à quitter les armes, a pu s’être expliqué qu’il enverrait aux galères les prisonniers d’Épinal… Mais je dois vous assurer que ce n’est pas l’intention du roi. Au cas que quelque esprit malin, ou quelqu’un croyant la chose vraie, ait écrit en vos quartiers cette mesure, vous détromperez tout le monde de cette opinion, et direz que Sa Majesté vous a mandé elle-même, pour la contredire, qu’elle n’est pas capable de commettre l’injustice et l’inhumanité de condamner de pauvres misérables à une peine infamante pour avoir obéi aux ordres de leur souverain ».

Le même jour, Louvois informe Saint-Pouenge que le roi a résolu de ne point envoyer aux galères les gens pris dans Épinal. On modère de huit jours en huit jours le prix de leur rançon qui descend successivement à 150, puis à 100, même à 40 livres. On impose une taxe sur les prévôtés pour le rachat des élus de ces prévôtés.Au 28 décembre, il ne reste plus que 113 prisonniers, tous cavaliers, qui n’ont pu rien payer. En vain on leur offre d’entrer dans le régiment de Roussillon. On ne peut les y décider, et on leur donne la liberté après leur avoir fait promettre de ne pas reprendre de service dans l’armée du duc de Lorraine. Ainsi, le sort des soldats pris à discrétion ne fut en réalité guère plus dur que celui des prisonniers de guerre. Ceux-ci partaient pour Metz le jour même de la capitulation. Mais un bien petit nombre devait y arriver.

« Des 250 prisonniers et des 30 officiers que M. de Paulens a été chargé de conduire à Metz avec le commissaire Le Vacher, il n’y en est arrivé que 54 et 16 officiers. On m’a dit (c’est Saint-Pouenge qui parle ainsi à Louvois, le 4 octobre) qu’en partant d’Épinal, ils arrivèrent à deux heures de nuit au lieu où ils devaient coucher, et qu’en allant au Pont-à-Mousson, il s’en est sauvé la nuit près de cent ».

Du reste, leur captivité ne fut pas longue, surtout quand ils purent faire agir de puissantes influences. Dès le 7 octobre, Louvois écrit au maréchal : « Sa Majesté trouve bon que vous mettiez en liberté deux frères de Mme de Ludre, qui ont été pris dans Épinal, et désire seulement que, s’ils étaient officiers, ils donnent leur parole de ne servir d’un an ». Le 29 octobre, c’est le tour du comte de Tornielle et du baron des Armoises, qui sortent de prison aux mêmes conditions.

Enfin, le 17 décembre, le roi trouve bon que « l’on vide les prisons des cavaliers et officiers qui ont été pris dans la guerre de Lorraine ». Seulement, « il faut leur faire entendre que, si on les retrouve contre leservice du roi, ils seront traités comme déserteurs et punis de mort ».

Les Français qui servaient dans les troupes lorraines, s’ils ne profitèrent point dès le premier instant du retour du roi à des sentiments plus humains, rencontrèrent du moins beaucoup dedévouementchez les habitants d’Épinal, qui s’ingénièrent à les cacher.

Le marquis de Beauvau raconte avec orgueil que sa fille, chanoinesse d’Épinal, « sauva deux gentilshommes français, Boucaut et du Hamel. Elle trouva encore moyen de sauver plusieurs autres gens de guerre du duc, de quoi il la fit remercier par Mme la duchesse de Lorraine ». Les officiers français l’ayant appris, l’en louèrent eux-mêmes, s’étonnant qu’elle eût pu conserver tant de présence d’esprit parmi le trouble des armes, « ce qui est assez rare en une fille ».

Néanmoins, les Français n’échappèrent pas tous à la sévérité du roi, et le 29 septembre, au moment où l’on arrive devant Châtel, le premier soin du maréchal est de faire pendre deux Français, tout à la vue des assiégés pour les effrayer et les démoraliser. Le moyen réussit à souhait, puisque Châtel se défendit à peine et que la Lorraine fut soumise à la France en quelques semaines. Le siège d’Épinal avait été le dernier effort sérieux des Lorrains pour sauver leur indépendance.Dès lors, l’imprudent Charles IV a beau se mettre à la tête des armées de l’Empire, se surpasser lui-même en bravoure et en habileté militaire, et prendre à Consarbruck, contre le maréchal de Créqui, sa revanche du siège d’Épinal, il a perdu son duché, il mourra dans l’exil. Son successeur, Charles V, ne paraitra jamais à Nancy, et, si Léopold y rentre en 1698, c’est sous le bon plaisir du roi de France.

En attendant, Louis XIV règne sur la Lorraine, de 1670 au traité de Ryswick, comme sur une province française. Le maréchal de Créqui trouve longtemps à Nancy, dans la charge de gouverneur, une grasse et glorieuse récompense.

Nos pères subissent la loi du vainqueur. Ils voient leur fidélité outragée, leurs privilèges réduits. Ils paient de la ruine la plus complète, les gloires de la France et de son roi. Ils souffrent toutes les horreurs de la guerre sans en partager les profits, et gémissent de sentir leur malheureux pays transformé en un vaste camp retranché, où se rassemblent et se forment, où s’entretiennent et se gorgent, où viennent se rétablir après chaque campagne, les grandes armées françaises qui soutinrent la guerre de Hollande et la guerre de la seconde coalition.