Cahiers de civilisation médiévale (2013) Buschinger : Différence entre versions

De Wicri Chanson de Roland
(Rolandslied et Pseudo-Turpin)
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Il s’agit d’autre part d’une brève indication du Rolandslied : « la din here leite/ allenthalben unz an daz mere »<ref>Das Rolandslied…, éd. C. Wesle…, v. 946-47 : « Fais conduire ton armée partout jusqu’à la mer ».</ref> [« Fais conduire ton armée partout jusqu’à la mer »], et d’un détail du chapitre I du Pseudo-Turpin : et post te omnes populi a mari usque ad mare peregrinantes…<ref>Historia Turpini, éd. cit., cap. VI, p. 201.</ref>. Cependant le rapport est bien lâche.
 
Il s’agit d’autre part d’une brève indication du Rolandslied : « la din here leite/ allenthalben unz an daz mere »<ref>Das Rolandslied…, éd. C. Wesle…, v. 946-47 : « Fais conduire ton armée partout jusqu’à la mer ».</ref> [« Fais conduire ton armée partout jusqu’à la mer »], et d’un détail du chapitre I du Pseudo-Turpin : et post te omnes populi a mari usque ad mare peregrinantes…<ref>Historia Turpini, éd. cit., cap. VI, p. 201.</ref>. Cependant le rapport est bien lâche.
  
Que dans le v. 6103 du ''Rolandslied'' comme dans le chapitre XXIII du Pseudo-Turpin Ganelon soit comparé avec Judas n’est pas étonnant<ref>Cf. J. Graff, op. cit., p. 123, n. 2.</ref> : Judas est le traître par excellence ; et que Roland ait été le bras droit de Charles est un ''topos''. Mais les concordances ne se trouvent pas dans le même contexte, et surtout le texte du Pseudo-Turpin est le calque exact de celui de la Chanson28, alors que celui du Rolandslied est différent : « min neie Ruolant/ was min zesewe hant »29 dit l’empereur, et il reprend plus loin : « du ware min zesewíu hant »30. Cet exemple n’est pas non plus probant.
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Que dans le v. 6103 du ''Rolandslied'' comme dans le chapitre XXIII du Pseudo-Turpin Ganelon soit comparé avec Judas n’est pas étonnant<ref>Cf. J. Graff, op. cit., p. 123, n. 2.</ref> : Judas est le traître par excellence ; et que Roland ait été le bras droit de Charles est un ''topos''. Mais les concordances ne se trouvent pas dans le même contexte, et surtout le texte du Pseudo-Turpin est le calque exact de celui de la Chanson<ref>La ''Chanson de Roland'', éd. cit., v. 597 : « le destre braz del cors », et ''Historia Turpini'', éd. cit., cap. XXV, p. 220 : ''brachium dextrum corporis mei''.</ref>, alors que celui du Rolandslied est différent : « min neie Ruolant/ was min zesewe hant »29 dit l’empereur, et il reprend plus loin : « du ware min zesewíu hant »30. Cet exemple n’est pas non plus probant.
 
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Version du 24 mai 2022 à 14:37

La réception du Pseudo-Turpin en Allemagne au Moyen Âge


 
 

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Titre
La réception du Pseudo-Turpin en Allemagne au Moyen Âge
Auteur
Danielle Buschinger,
In
Cahiers de civilisation médiévale, 2013.
Source
OpenEdition,
https://journals.openedition.org/crm/13130
Résumé
L’article étudie l’influence que le Pseudo-Turpin a pu avoir sur le Rolandslied de Konrad et sur le Karlmeinet. Contrairement à ce que l’on a parfois affirmé, le premier de ces deux poèmes présente seulement de rares similitudes avec le texte de la chronique latine. Au contraire, la troisième partie du Karlmeinet adapte assez fidèlement le texte de Turpin, en insistant moins sur l’idéologie de la guerre sainte, mais en utilisant l’image de Charlemagne au service des revendications allemandes contre les prétentions françaises sur l’Empire.

L'article

Le Pseudo-Turpin, œuvre écrite en latin par un clerc français entre 1130 et 1140, a été diffusé dans toute l’Europe par trois cents manuscrits en de nombreuses langues[1]. Il ne serait donc pas étonnant que ce texte ait été également répandu en pays de langue allemande. André Moisan souligne ainsi qu’il est vraisemblable de penser que le Curé Konrad, dans son Rolandslied, adaptation d’un manuscrit inconnu de la Chanson de Roland, avait de son propre chef cléricalisé la légende sans recourir obligatoirement au Pseudo-Turpin[2], alors que André de Mandach estime « la dépendance du Ruolantes Liet à l’égard du Pseudo-Turpin bien établie »[3]. De fait, on a pu relever dans ce texte un certain nombre de points repris par Konrad dans son Rolandslied[4]. Je vais reprendre tous les points recensés par mes prédécesseurs, en particulier Jean Graff dans sa traduction du Curé Konrad[5], Dieter Kartschoke dans son édition et traduction allemande du Rolandslied[6] et Hans-Wilhelm Klein, dans son édition et traduction allemande du Pseudo-Turpin[7], et les examiner sur nouveaux frais.

Il convient de noter aussi que, selon Robert Folz[8], c’est d’après le Pseudo-Turpin que le Karlmeinet, au XIVe siècle, relate dans sa troisième partie les guerres livrées par l’empereur en Espagne[9]. Je comparerai donc le texte moyen-bas-allemand au Pseudo-Turpin afin d’observer la technique d’adaptation de l’auteur du Karlmeinet, ce qui, à ma connaissance, n’a pas encore été fait.

Rolandslied et Pseudo-Turpin

Selon mon hypothèse, la source de Konrad est un texte de la Chanson de Roland appartenant à la famille Châteauroux, Venise IV et Venise VII[10]. Les versions A et D du Pseudo-Turpin et leurs dérivés font en effet de Naime un duc de Bavière : Naaman, dux Baioarie[11]. Konrad, qui l’appelle « Naimes uone Baieren »[12] a pu reprendre ce détail à la chronique pour rendre hommage à son mécène, Henri le Lion, duc de Saxe (1142-1180) sous le nom de Henri III, et duc de Bavière (1156-1180) sous celui de Henri XII[13].

Konrad donne, d’autre part, du nom de Durendart, dans les v. 3302 sq. de son poème, une explication étymologique qui pourrait faire remonter ce nom au latin durus :

Alle thie ie smithen begunden,
Thie ne wessen noh ne kunden,
Wie thaz swert gehertet was.
[14]
[Tous ceux qui jamais se mirent à forger ne savaient pas et ignoraient comment l’épée a été durcie.]

C’est aussi l’explication que propose le Pseudo-Turpin :

Habebat ipse adhuc quandam spatam suam secum […] nomine Durenda.
Durenda interpretatur durum ictum cum ea da, vel dure cum ea percute Sarracenum, quia frangi ullo modo nequit.
[15]

À propos de cette épée, J. Graff compare une remarque du texte de Konrad : « iane wart din geliche / nie gesmidet uf dirre erde »[16], [jamais ta pareille ne fut forgée sur terre], à un passage du même chapitre du Pseudo-Turpin : qui te fabricavit, nec ante nec post consimilem fecit[17].

D’après Konrad, Charles, en prière, reçoit du ciel l’ordre de partir pour l’Espagne[18],

K. => IV

ce qui se trouve dans le Pseudo-Turpin, à la fin du chapitre I. La différence est que dans le texte latin c’est l’apôtre Jacques lui-même qui donne cet ordre, alors que chez Konrad c’est un ange anonyme, « l’ange du ciel ». Cette absence, chez Konrad, du nom de saint Jacques, pourrait prouver que le Turpin est une œuvre postérieure, mais il n’en reste pas moins que cette coïncidence est intéressante. Il me semble toutefois que, pour introduire son œuvre, Konrad est parti de l’épilogue de la Chanson, où l’archange Gabriel ordonne à Charles de convoquer son armée et d’aller secourir un roi chrétien assiégé par les païens[19].

Certes l’allusion à la cupidité de certains chrétiens figure aussi bien dans le Rolandslied[20] que dans le Pseudo-Turpin[21], mais absolument pas dans le même contexte.

Jean Graff rapproche aussi deux autres passages du Rolandslied et du Pseudo-Turpin[22]. Il s’agit d’une part d’une remarque à propos des Sarrasins : « Les païens nous font grand dommage ; ils envahissent le pays »[23], qui lui rappelle l’ouverture, dans la chronique latine, de l’invasion d’Agolant :

Rex affricanus nomine Aigolandus cum suis exercitibus terram Yspanorum sibi adquisivit, eiectis etiam et interfectis […] custodibus christianis.[24]

Il s’agit d’autre part d’une brève indication du Rolandslied : « la din here leite/ allenthalben unz an daz mere »[25] [« Fais conduire ton armée partout jusqu’à la mer »], et d’un détail du chapitre I du Pseudo-Turpin : et post te omnes populi a mari usque ad mare peregrinantes…[26]. Cependant le rapport est bien lâche.

Que dans le v. 6103 du Rolandslied comme dans le chapitre XXIII du Pseudo-Turpin Ganelon soit comparé avec Judas n’est pas étonnant[27] : Judas est le traître par excellence ; et que Roland ait été le bras droit de Charles est un topos. Mais les concordances ne se trouvent pas dans le même contexte, et surtout le texte du Pseudo-Turpin est le calque exact de celui de la Chanson[28], alors que celui du Rolandslied est différent : « min neie Ruolant/ was min zesewe hant »29 dit l’empereur, et il reprend plus loin : « du ware min zesewíu hant »30. Cet exemple n’est pas non plus probant.

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Karlmeinet et Pseudo-Turpin

En revanche, il semble à peu près certain que le compilateur du Karlmeinet a adapté le récit de Turpin dans la branche III de son œuvre gigantesque. Le Karlmeinet [Carolus Magnitus]34, une œuvre de caractère cyclique d’environ trente-six mille vers écrite en dialecte ripuaire et qui devrait plutôt avoir pour titre le Livre de Charles, comprend 6 parties :

  1. Charles et Galie ;
  2. Morant et Galie ;
  3. Les guerres de Charles ;
  4. Charles et Elegast ;
  5. Adaptation du Rolandslied avec l’intercalation de l’Ospinel ;
  6. Mort de Charles avec la fin hagiographique.


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Notes de l'article

  1. Cf. A. de Mandach, Naissance et développement de la chanson de geste en Europe, II, Chronique de Turpin. Texte anglo-normand inédit de Willem de Briane (Arundel 220), Genève, Droz, 1963, p. 11
  2. A. Moisan, « L’exploitation de la Chronique du Pseudo-Turpin », Marche Romane, Cahiers de l’A.R.V.Lg, Mediaevalia 81, 31, 1981, p. 16.
  3. A. de Mandach, Naissance et développement de la chanson de geste en Europe, I, La geste de Charlemagne et de Roland, Genève-Paris, Droz-Minard, 1961, p. 200-01.
  4. Id., ibid.
  5. Les Textes de la Chanson de Roland, éd. R. Mortier, t. 10, Le Texte de Conrad, trad. J. Graff, Paris, Éd. de la Geste Francor, 1944
  6. Das Rolandslied des Pfaffen Konrad : Mittelhochdeutsch-Neuhochdeutsch, éd. et trad. D. Kartschoke, Stuttgart, Reclam, 2004
  7. Die Chronik von Karl dem Großen und Roland. Der lateinische Pseudo-Turpin in den Handschriften aus Aachen und Andernach, éd., comm. et trad. H.-W. Klein, Munich, Fink, 1986.
  8. R. Folz, Le souvenir et la légende de Charlemagne dans l’Empire germanique médiéval, Paris, Les Belles Lettres, 1950-1951, Reprint Genève, 1973, p. 332.
  9. Karl Meinet, éd. A. von Keller, Stuttgart, 1858, (Bibl. des lit. Vereins in Stuttgart 45), Reprint Amsterdam, Rodopi, 1971, 337, 10-373, 61.
  10. Cf. D. Buschinger, « Le Curé Konrad, adaptateur de la Chanson de Roland », Cahiers de civilisation médiévale, 26, 1983, p. 95-116. Repris dans D. Buschinger et W. Spiewok, Das « Rolandslied » des Konrad. Gesammelte Aufsätze, Greifswald 1996, p. 41-64.
  11. Historia Turpini. Liber Sancti Jacobi, Codex Calixtinus, éd. K. Herbers et M. Santos Noia, Saint-Jacques de Compostelle, Xunta de Galicia, 1997-1998, cap. XI et XXIX, p. 207 et 223. Cf. An Anonymous Old French Translation of the Pseudo-Turpin « Chronicle ». A Critical Edition of the Text Contained in Bibliothèque Nationale MSS fr. 2137 and Incorporated by Philippe Mouskès in His « Chronique rimée », éd. R.N. Walpole, Cambridge, Mass., Medieval Academy of America, 1979, XXIV, 9-10, p. 145, et LXVIII, 11-12, p. 175.
  12. Das Rolandslied des Pfaffen Konrad, éd. C. Wesle, 3e éd. rev. par P. Wapnewski, Tübingen, Niemeyer, 1985, v. 1011, par exemple.
  13. D. Kartschoke est d’avis que Konrad n’a pas emprunté cette dénomination au Pseudo-Turpin (op. cit., p. 664-65), et pense que la leçon de ce dernier texte est une corruption de dux Baione > Baiorie > Baioarie. Konrad a pu tout simplement avoir pour source une leçon corrompue et s’en serait servi pour glorifier son mécène.
  14. Das Rolandslied des Pfaffen Konrad, éd. C. Wesle et P. Wapnewski, v. 3307-09.
  15. Historia Turpini, éd. cit., cap. XXII, p. 218.
  16. Das Rolandslied…, éd. C. Wesle…, v. 6858-59.
  17. Historia Turpini, loc. cit. ; cf. J. Graff, op. cit., p. 66, n. 10. Cf. aussi D. Kartschoke, op. cit., p. 698, après C. Minis. Mais C. Minis et D. Kartschoke ne disent rien d’autre que Graff, qu’ils ne citent pas.
  18. Das Rolandslied…, éd. C. Wesle …, v. 47-63.
  19. La Chanson de Roland, éd. G. Moignet, Paris, Bordas, 1969, v. 3993 sq. Cf. D. Buschinger, « Le Curé Konrad, adaptateur de la Chanson de Roland », Das « Rolandslied » des Konrad, op. cit., p. 59, n. 30.
  20. Das Rolandslied…, éd. C. Wesle…, v. 4192-216.
  21. Historia Turpini, éd. cit., cap. XV, p. 210.
  22. J. Graff, op. cit., p. 5, n. 1 et p. 19, n. 1.
  23. « die heiden tuont uns grozin scadin ;/ si ritent in diu lant », Das Rolandslied…, éd. C. Wesle…, v. 200-01.
  24. Historia Turpini, éd. cit., cap. VI, p. 203.
  25. Das Rolandslied…, éd. C. Wesle…, v. 946-47 : « Fais conduire ton armée partout jusqu’à la mer ».
  26. Historia Turpini, éd. cit., cap. VI, p. 201.
  27. Cf. J. Graff, op. cit., p. 123, n. 2.
  28. La Chanson de Roland, éd. cit., v. 597 : « le destre braz del cors », et Historia Turpini, éd. cit., cap. XXV, p. 220 : brachium dextrum corporis mei.

Source

OpenEdition
https://journals.openedition.org/crm/13130