Médiévales (2018) Lucken : Différence entre versions
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Pour éviter ce reproche [d’avoir traduit en prose], il a traduit Roland dans une sorte de prose rhythmée, en vers blancs de huit, dix, douze syllabes, qui se succèdent sans règle et sont même alignés comme la simple prose ; parfois une ligne de prose intervient au milieu de ce rythme capricieux, quand le traducteur n’a pas pu trouver la mesure nécessaire. Ce procédé singulier berce agréablement l’oreille de l’auditeur, mais ne rend à aucun degré le mouvement de l’original. | Pour éviter ce reproche [d’avoir traduit en prose], il a traduit Roland dans une sorte de prose rhythmée, en vers blancs de huit, dix, douze syllabes, qui se succèdent sans règle et sont même alignés comme la simple prose ; parfois une ligne de prose intervient au milieu de ce rythme capricieux, quand le traducteur n’a pas pu trouver la mesure nécessaire. Ce procédé singulier berce agréablement l’oreille de l’auditeur, mais ne rend à aucun degré le mouvement de l’original. | ||
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+ | Le troisième système est celui de Jônain et Lehugeur, qui ont traduit en « vers rimés » : | ||
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+ | M. Jônain a choisi le vers de dix syllabes ; M. Le Hugeur, l’alexandrin. Il me paraît impossible, dans un tel système de traduction, d’être exact, sans risquer d’être plat ; surtout si on emploie le vers de dix pieds, qui est celui de l’original, comment rendre tous les mots, et amener cependant la rime à la fin du vers ? M. Le Hugeur s’est donné un peu plus d’espace et de facilité en choisissant l’alexandrin ; mais il change ainsi d’un bout à l’autre le rythme du poëme ; et je n’aime guère la façon dont il s’en justifie en disant que « le mètre employé primitivement pour les romans héroïques, et abandonné dès la fin du douzième siècle, est loin de posséder au même degré que l’autre (l’alexandrin) le son noble et grave qui convient à l’épopée ». Notre affaire est de traduire et non de corriger les originaux. | ||
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+ | Petit de Julleville estime plus largement qu’en « introduisant dans la traduction la rime, ou plate ou croisée, on y mêle un élément que l’original n’a point connu ; il n’a connu que l’assonance ». S’il admet qu’il est impossible de traduire Homère ou Virgile en conservant « la versification de l’original », il n’en serait pas de même pour Roland car il « est écrit en français, et le système de versification du poëme, s’il n’est plus usité, reste toujours applicable dans le français moderne. Dès lors pourquoi n’essayer point de le conserver ? » | ||
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+ | Le quatrième système est celui que « tenta » de suivre d’Avril dans sa « remarquable traduction » : | ||
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+ | Elle est en vers blancs, c’est-à-dire non rimés, décasyllabiques, et elle rend l’original vers pour vers, et le plus possible, mot pour mot. Je ne reprocherai qu’une chose à M. d’Avril, c’est de n’avoir pas été assez loin dans son propre système. En s’astreignant à observer dans la mesure de ses vers les règles de la versification moderne, M. d’Avril s’est imposé une inutile et gênante entrave. Beaucoup de vers du Roland, qu’il aurait pu rendre en transcrivant mot pour mot l’original, ont dû être modifiés pour qu’un hiatus disparût, ou pour qu’une syllabe muette, après la quatrième syllabe accentuée, fût élidée, selon l’exigence moderne que rien ne justifie. | ||
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+ | Aujourd’hui ce vers de six syllabes : | ||
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+ | Le roi Marsile était à Saragosse, | ||
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+ | Le roi Marsile revient à Saragosse, | ||
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+ | Est faux parce que l’e final de Marsile n’est pas élidé. Cependant on ne compte dans aucun cas l’e final de Saragosse. Au moyen âge on n’eût pas compté davantage l’e final de Marsile, après la césure. Pourquoi ne pas faire de même en traduisant notre poëme ? | ||
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+ | Petit de Julleville va chercher à perfectionner le système initié par d’Avril en supprimant certaines des règles qu’il s’était données et, surtout, en conservant l’assonance qui lui paraît un élément fondamental de la musique générée par la Chanson de Roland53 : | ||
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+ | J’essaye donc de traduire le Roland, comme a fait M. d’Avril, vers pour vers, dans le rythme décasyllabique ; mais je conserve les règles de versification que le poëte a suivies. Je ne compte pas la syllabe brève qui suit la césure ; j’accepte l’hiatus et même l’inversion, pourvu qu’elle soit claire à l’esprit. Ces facilités m’ont permis d’être très-fidèle à l’original. J’aurais même pu traduire littéralement partout, si j’avais tenu à conserver les assonances, dont personne ne s’était préoccupé jusqu’ici. Tous les traducteurs avaient déclaré impossible de conserver l’assonance ; et M. d’Avril avait même dit, en la sacrifiant, « qu’elle parle peu aux yeux ». Elle est en tout cas un élément si essentiel dans la versification de notre poëme que tout d’abord je me suis attaché à la conserver le plus possible, et peu à peu à la conserver partout, afin que ma production sonnât, comme un écho fidèle du texte, à l’oreille de ceux qui ne lisant pas couramment le français du xie siècle, voudront néanmoins le connaître sous sa forme rajeunie mais non altérée. | ||
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+ | Petit de Julleville précise encore que, pour parvenir à ses fins, « certains mots du texte n’exist[a]nt plus en français » et d’autres ayant vu leur « prononciation […] modifiée », il a « dû plusieurs fois remplacer une assonance qui n’existe plus aujourd’hui par une autre correspondante, et cinq à six fois partager même une laisse en deux ou trois couplets, avec autant d’assonances différentes »54. Concernant le lexique, il affirme enfin que : « tout en me faisant une loi générale de n’employer dans ma traduction que les termes de la langue actuelle, j’ai cru devoir conserver un certain nombre de mots archaïques, indispensables, à ce qu’il m’a semblé, à l’exactitude et à l’énergie de ma traduction55 ». | ||
===De la musique avant toute chose=== | ===De la musique avant toute chose=== |
Version du 28 juillet 2023 à 18:24
Traduire la chanson de Roland
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- Résumé
- Cette étude présente et analyse pour l’essentiel les nombreuses traductions rythmées ou versifiées de la Chanson de Roland réalisées entre la publication du manuscrit d’Oxford en 1837 et la fin de la Première Guerre mondiale, traductions qui s’efforcèrent de répondre au titre qui avait été donné à cette chanson de geste, d’en restituer d’une manière ou d’une autre le caractère lyrique et de maintenir ainsi le lien que l’on avait établi entre elle et la cantilena Rolandi qui aurait été chantée lors de la bataille de Hastings afin d’encourager les soldats à se battre. Après avoir cherché à préciser ce qui a amené ses premiers traducteurs à en conserver le chant (dans un contexte dominé principalement par la défaite de 1870 et un désir de revanche), elle présente également les arguments avancés en 1922 par Joseph Bédier pour la traduire en prose, plutôt qu’en vers, et s’efforce d’expliquer les motivations et les enjeux d’une telle décision.
Sommaire
Texte
Le titre de la Chanson de Roland est dû à Francisque Michel, qui édita pour la première fois en 1837 le texte du manuscrit d’Oxford (Digby 23), composé ou chanté par un certain Turold et destiné à supplanter les autres versions de cette œuvre considérées désormais comme des « remaniements postérieurs[1] ». Étranger à la tradition manuscrite, ce titre peut se prévaloir du terme de chanson de geste qui désigne le genre dont cette « chanson » deviendra rapidement le principal représentant. Mais, comme le reconnaît Michel dans sa préface, il s’agit également de l’apparenter à la cantilena Rolandi qui, d’après une tradition historiographique latine et française du XIIe siècle, aurait été chantée en 1066 par un certain Taillefer lors de la bataille de Hastings afin de stimuler l’ardeur au combat des troupes de Guillaume le Conquérant. Cette cantilène apparaissait en effet comme l’expression emblématique d’une poésie « primitive » étrangère à la tradition classique qui dominait la littérature française[2]. « Les Barbares avaient la passion de la musique et des vers », affirme par exemple Chateaubriand en 1831 dans la sixième de ses Études ou discours historiques sur la chute de l’empire romain, la naissance et les progrès du christianisme, et l’invasion des barbares, consacrée aux « Mœurs des barbares » et en particulier à leur production poétique ; « leur muse s’éveillait aux combats, aux festins et aux funérailles », précise-t-il en se référant au De Germania de Tacite. « Plusieurs siècles après la conquête de l’empire romain », poursuit Chateaubriand, « l’usage des hymnes guerriers continua : les défaites amenaient des complaintes latines dont l’air est quelquefois noté dans les vieux manuscrits ». Enfin, « ces rythmes militaires se viennent terminer à la chanson de Roland, qui fut comme le dernier chant de l’Europe barbare[3] ». La « chanson de Roland » dont il est question ici n’est pas celle que nous désignons désormais sous ce nom, mais la cantilena Rolandi.
La découverte de cette « ballade héroïque » devait notamment permettre de pourvoir la littérature – et la nation – françaises d’un chant épique analogue aux poèmes d’Ossian publiés en 1760 et 1765 par Macpherson, ou aux Volkslieder – aux Chants du peuple – publiés en 1778 et 1779 par Herder. Les deux ou trois poèmes consacrés à la bataille de Roncevaux qu’on connaissait alors ne s’apparentaient guère à un chant guerrier. La version du manuscrit d’Oxford semblait en revanche pouvoir y correspondre. Le titre qui lui fut donné était chargé en tout cas de le suggérer.
Francisque Michel n’a pas accompagné son édition de la Chanson de Roland d’une traduction. Il s’est contenté d’un index et de gloses marginales traduisant les mots ou les expressions qui lui paraissaient les plus difficiles à comprendre. Comme le note toutefois Étienne Jean Delécluze, qui en donna en 1845 la première traduction, « ce livre [ayant] été écrit dans les premières décades du douzième siècle », sa « lecture en est trop difficile pour qu’elle laisse saisir tout à la fois les détails, en suivant rapidement la marche de l’action[4] ». L’affirme à son tour, en 1852, Louis (ou Ludovic) Vite : si l’édition de Michel ne semblait rien laisser à désirer, « son travail n’en était pas moins incomplet par cela seul qu’il s’adressait uniquement aux savans. Le public, en pareille matière, a droit de n’être pas oublié. Pour lui donner la clé d’une telle œuvre, il ne suffisait pas d’un glossaire expliquant à peine quelques mots ; c’est une traduction qu’il fallait[5] ». Comment traduire cependant un tel chant ?
Habituées aux « belles infidèles[6] », les traductions françaises ne cherchaient guère à respecter les propriétés singulières du texte original. Tandis qu’en Allemagne on tendait à privilégier la notion de fidélité, « d’autres nations », affirme August Wilhelm Schlegel vers 1830, « ont adopté en poésie une phraséologie complètement conventionnelle, si bien qu’il est purement impossible de traduire poétiquement dans leur langue, comme par exemple en français. […] C’est comme s’ils désiraient que chaque étranger, chez eux, doive se conduire et s’habiller d’après leurs mœurs, ce qui entraîne qu’ils ne connaissent à proprement parler jamais d’étranger[7] ». « S’il y a quelque mérite à traduire », estimait par exemple Collardeau à la fin du XVIIIe siècle, « ce ne peut être que celui de perfectionner, s’il est possible, son original, de l’embellir, de se l’approprier, de lui donner un air national et de naturaliser, en quelque sorte, cette plante étrangère[8] ». On était enfin parvenu à découvrir « la version la plus ancienne » de la Chanson de Roland, que l’on avait éditée en respectant autant que possible le texte original de ce témoin primitif de « notre ancienne littérature[9] » ; « l’antiquité de son langage » semblait prouver qu’elle avait été chantée à Hastings, qu’elle était apparentée aux hymnes guerriers des Germains dans lesquels, selon Chateaubriand citant Tacite, « l’oreille dédaigneuse des Grecs et des Romains n’entendaient […] que des croassements de corbeaux ou des sons non articulés, sans aucun rapport avec la voix humaine » ; elle semblait posséder l’« énergie » et la « férocité » des chants barbares susceptibles d’entraîner ceux qui les entendent à se jeter contre l’ennemi et à se battre jusqu’à la mort[10], ou encore « la simplicité, la brusquerie, l’énergie » propres à « l’épopée populaire[11] ». Comment donc pouvait-on vouloir « perfectionner », « embellir » et « naturaliser » cette œuvre, et la priver ainsi de son étrangeté et de sa véritable nature pour la conformer aux normes esthétiques de la poétique classique qui dominait alors la littérature française ? Lui imposer les règles d’une langue policée dont on valorisait l’ordre et la clarté, qui était la plus à même d’incarner la logique de la raison et qui semblait privilégier la prose[12], ne pouvait qu’altérer les traits qui faisaient de la Chanson de Roland l’expression d’une poésie primitive authentique.
Depuis la publication du texte du manuscrit d’Oxford, plus de cinquante traductions ou adaptations en ont été proposées, soit en moyenne une tous les trois ou quatre ans13. Je m’en tiendrai ici à la période qui va de la première traduction à celle de Joseph Bédier, parue en 1922. Sur les dix-huit traductions complètes qui précédèrent cette dernière, onze sont en vers ou en prose rythmée, soit plus de la moitié. C’est à elles que je m’intéresserai principalement ici dans la mesure où elles s’efforcent de répondre d’une manière ou d’une autre au titre donné à cette œuvre et proposent différentes solutions pour en restituer le caractère lyrique. Il ne m’est pas possible en revanche de m’arrêter sur les traductions en prose et je me contenterai de citer celles qui sont susceptibles d’éclairer mon propos. Je n’ai pas davantage la place d’analyser les différentes réflexions sur la traduction qui ont pu influencer les traducteurs de la Chanson de Roland et de comparer leurs entreprises avec ce qui a été fait pour des œuvres analogues, par exemple pour les poèmes d’Ossian14. Je ne pourrai pas non plus étudier les traductions elles-mêmes et devrai me contenter de présenter ce qu’en disent leurs auteurs dans les préfaces qui accompagnent leurs publications.
S’appuyant sur le célèbre chapitre de la Deffense et illustration de la langue françoyse de Du Bellay intitulé « De ne traduire les poètes » (1549), Bédier estime quant à lui que « tout traducteur dissocie nécessairement et détruit » la « convenance de l’idée et du sentiment au rythme et au nombre de la phrase, au son, à la couleur et à la saveur des mots », en quoi réside « l’art d’écrire », qu’il « est l’esclave de la littéralité et qu’il peut bien rendre en son propre langage la pensée, mais non la musique de la pensée, non cette petite chose, le style »15. Plutôt que de s’efforcer de restituer sans pouvoir y parvenir la musique de cette chanson en la traduisant en vers, Bédier ne prétend – dit-il – qu’à « l’exactitude littérale ». Malgré les remontrances d’Henri Chamard qui s’employa à réviser son travail, il s’en est donc tenu à une traduction en « prose16 ». Après avoir cherché à préciser ce qui a poussé la plupart de ses premiers traducteurs à vouloir en restituer le chant, de Francis Génin en 1850 à Chamard en 1919, j’analyserai donc pour finir les motifs qui ont amené Bédier à y renoncer et les enjeux d’un tel refus. Sa décision a opéré en effet un véritable tournant dans l’histoire des traductions de la Chanson de Roland. Si quelques traductions en vers verront encore le jour par la suite, comme celle de Fagus en 192917 ou celles de Raoul Mortier en 193018 et en 193619, c’est presque toujours en prose (serait-elle découpée en suivant le vers du texte original) que l’on rendra désormais cette œuvre. Ce n’est qu’au xxie siècle – dans la foulée des travaux qui ont été consacrés à la poésie orale, en particulier ceux de Paul Zumthor – qu’on tentera à nouveau de la traduire en vers, avec Jean-Louis Paul20, François Regnault et Bertrand Suárez-Pazos21, et enfin Francis Boyer22.
Où trouver la règle pour rétablir une musique évanouie ?
Alors que la première traduction de la Chanson de Roland, composée en prose par Delécluze, cherchait avant tout à en faire connaître le sens général23, François Génin s’est efforcé de produire en regard de sa nouvelle édition publiée en 1850 une traduction qui puisse rendre compte de la musique de cette chanson de geste24. « Mais où trouver aujourd’hui la règle pour rétablir cette musique évanouie ? » demande-t-il dans son introduction25. Cette question porte en fait sur la prononciation, confrontée à une orthographe et à une versification qui paraissent irrégulières. Mais elle aurait tout aussi bien pu porter sur la traduction de cette œuvre. La règle que Génin s’est donnée pour tenter d’en rendre la « musique évanouie » a été de « traduire aussi peu que possible » en utilisant « une langue chargée d’archaïsme » et « une prose cadencée et rythmée, du vers blanc »26. D’une part, comme il ne lui semblait pas « possible de traduire fidèlement une composition du xie siècle dans la langue académique du xixe siècle », il décida d’« employer la langue si riche, flexible et colorée du xvie siècle », une sorte d’état intermédiaire si l’on veut, se donnant notamment comme modèle la langue utilisée par Amyot dans ses traductions27. D’autre part, comme « la prose, telle qu’on la parle dans les relations les plus communes de la vie, la vile prose ne paraissait point alors un assez digne instrument littéraire », et que « la difficulté d’un mètre constant et d’une rime obligée faisait obstacle à la fidélité et à l’exactitude du traducteur », Génin a trouvé ici aussi « un moyen terme » : soit une « prose cadencée et rythmée », ou « vers blanc » (dont il varie toutefois la longueur), vers métrique non rimé qui a bénéficié d’un certain succès avec le romantisme, en particulier pour traduire les vers blancs des poètes anglais et allemands28, et dont la légitimité paraissait d’autant plus grande que Génin croyait, en s’appuyant sur une mauvaise lecture de la version en prose des Quatre livres des Rois réalisée au xiie siècle, que ce vers avait été appliqué « aux traductions dès l’origine de notre littérature29 ».
L’édition et la traduction de Génin suscitèrent de nombreuses réserves. Dans un long compte rendu particulièrement acerbe, Paulin Paris s’en prend aussi bien à sa langue qu’à son emploi du vers blanc30 :
- Je crois avoir déjà dit que M. François Génin avait choisi, pour traduire un poëme écrit en vers réguliers de dix syllabes assonantes, un système particulier de vers blancs. Ses vers ne sont pas toujours faciles à reconnaître ; mais il est au moins certain que sa traduction, annoncée comme faite dans la langue du seizième siècle, n’appartient au français d’aucune époque. C’est un mélange baroque de mots malsonnants et d’inversions bizarres, qui porte nécessairement sur les nerfs les plus robustes. Quelle singulière fantaisie, en effet ! Choisir l’époque la plus gourmée de notre littérature pour l’appliquer à la traduction d’un poëme des temps primitifs ! Et comme si cela ne suffisait pas, disposer ces mots surannés en prose cadencée, en vers blancs, les vers blancs ! dont nous avons horreur en France, notre prosodie n’étant pas assez compliquée pour se passer de la difficulté de l’assonance ou de la rime. M. Génin ne s’est pas contenté de supprimer la rime ; il a fait un pêle-mêle de toutes les mesures, et préparé pour notre oreille et nos yeux le plus abominable mélange de tons et de couleurs dont peintre d’enseigne ait jamais eu la coupable pensée. Mon Dieu, quels tristes efforts pour singer l’originalité !
Ludovic Vitet sera moins sévère : « M. Génin excelle dans cet art malaisé de serrer de près son modèle, d’en reproduire exactement le tout, l’allure et l’esprit31. » Vitet ne semble pas gêné par le « vers blanc » employé par Génin. Il regrette toutefois que ce dernier ait préféré à « notre langue d’aujourd’hui » celle du xvie siècle. Certes, concède-t-il, « qu’il ait habilement tenu cette gageure, nous ne le contestons pas, nous reconnaissons même qu’il y a dans ce vieux langage plus de ressources que dans notre moderne idiome pour rendre avec vérité le français du xie siècle ». Mais, poursuit-il32 :
Pour qui sont faites les traductions ? est-ce pour ceux qui peuvent s’en passer ? Quand on lit couramment les écrits d’Amyot, n’est-on pas en état de comprendre, sans trop d’efforts, la chanson de Roland ? C’est donc, à vrai dire, pour lui seul, pour son propre plaisir, que M. Génin a fait sa traduction. Il a moins songé à son lecteur qu’à sa fantaisie d’antiquaire ; être compris n’a pas été souci principal. Aussi quand par hasard il rencontre dans son texte un terme encore intelligible, un terme qui n’a pas vieilli, au lieu de le conserver, il s’amuse à en choisir un autre obscur et hors d’usage ; c’est ainsi, par exemple, qu’il traduit ces mots : en tel bataille, par ceux-ci : en tel estrif. N’est-il pas évident que cette manière d’éclaircir un texte est peu secourable aux ignorans ? L’inconvénient radical d’une telle traduction, c’est qu’elle a besoin d’être traduite.
Aussi, tandis que Génin a cherché à rendre la « musique évanouie » de cette chanson (même si, comme Paulin Paris, on peut ne pas être convaincu par sa tentative), Vitet estime qu’il faut plutôt en fournir une « traduction claire et fidèle » qui puisse « être compris[e] » de ses lecteurs comme de tous ceux qui souhaitent connaître l’histoire de Roland : car « comment parler d’une œuvre que personne n’a lue, que personne ne peut lire, hormis quelques savans ? »33. Vitet proposera donc une traduction en prose, se permettant en outre de supprimer de nombreuses répétitions et d’abréger le texte comme s’il s’agissait d’en offrir une simple analyse34.
Dans l’« Aperçu » qui ouvre sa traduction de la Chanson de Roland publiée en 1861, Pierre Jônain reconnaît lui aussi certaines qualités à la traduction de Génin (qu’il qualifie toutefois de prose). Mais si ce dernier « a fait heureusement arriver le Roland jusqu’à notre seizième siècle », Jônain affirme que « le vif désir que ce poème national soit plus généralement connu de la nation » lui a donné « l’audace d’essayer à la faire parvenir au dix-neuvième, non sans archaïsmes encore, mais en lui rendant la mesure et plus que l’assonance des vers »35. Contrairement à Vitet et « en opposition à de très-doctes et honorés Critiques », il estime « que les poésies doivent être traduites en vers, et même plusieurs fois, successivement, à mesure que les langues vivantes se transforment et se modifient » :
Les grands poèmes sont des fleuves qu’il faut détourner sur notre sol avec leur rythme de cours et de murmure ; des tableaux dont nous voulons des copies qui reproduisent tout le dessin, tout le clair obscur et qui même rajeunissent les couleurs36.
En revanche, soutient Jônain en poursuivant la comparaison (classique) entre la traduction et la copie d’une peinture, « les mot à mot, les interprétations, les translations en prose ne sont que de froids décalques ou de pâles gravures37 ». Jônain s’inscrit dans une tradition remontant à Cicéron, qui affirme dans son De optimo genere oratorum qu’il faut traduire « non en interprète, mais en orateur », et, plutôt que de rendre le texte original « mot pour mot » (verbum pro verbo), qu’il est préférable de l’adapter à la langue cible en restituant le « poids » ou le style des mots (comme du texte dans son ensemble)38. Une traduction littérale se contente en effet de rendre les idées contenues dans chaque mot, et non la « forme » du poème, alors que c’est elle qu’il « faut à tout prix s’efforcer de […] reproduire ». Car, poursuit Jônain qui semble répondre à Vitet souhaitant que l’on puisse « parler » de cette chanson, « on ne parle pas la poésie, on la chante »39. Jônain traduira donc la Chanson de Roland en laisses de décasyllabes pourvus de rimes qu’il essaye d’enchaîner deux par deux, sous forme de rimes plates, embrassées ou croisées, selon les cas, avec de temps à autre un vers surnuméraire qui vient se greffer comme il peut sur les autres40.
Dans les « Quelques mots sur cette nouvelle traduction » par lesquelles il conclut l’introduction de son ouvrage paru en 1865, Adolphe d’Avril commence à son tour par justifier la traduction de la Chanson de Roland en invoquant la difficulté de sa langue, qui n’est compréhensible que par ceux qui en ont fait une « étude spéciale » et ne peut donc être abordée « que par un petit nombre d’élus », et sa volonté d’en assurer la « popularité » : « Il fallait donc traduire la Chanson de Roland41. » Connaissant les traductions en prose (ou en vers blancs) de Delécluze, Génin, Vitet et Alexandre de Saint-Albain42, et ce qui était alors la seule traduction en vers rimés, due à Jônain, d’Avril affirme avoir travaillé « d’après un autre système » :
Le but que je me suis proposé […] est de vulgariser les précieux restes de nos épopées nationales sans en altérer les traits, sans leur ôter la couleur, sans en abaisser le ton, c’est-à-dire en leur laissant la vie. Je n’ai pas cherché à refaire la Chanson de Roland : on ne refait pas à une époque le poëme d’une autre époque. Ce que j’ai essayé c’est de reproduire plutôt que de traduire ; c’est de conserver le style de Théroulde. Pour atteindre ce but, il fallait s’appliquer à ne pas altérer la forme. On ne pouvait pas se permettre d’ajouter un seul ornement ni de changer l’allure du texte original. Je n’ai donc rien ajouté et j’ai modifié le moins possible43.
Alors qu’il entend conserver le style et la forme particulière de cette chanson et en offrir une traduction aussi fidèle que possible, d’Avril a cependant « cru devoir sacrifier l’assonance ». Celle-ci, affirme-t-il, « dit quelque chose à l’oreille, et […] a de la valeur dans les œuvres chantées, mais […] ne parle pas beaucoup aux yeux ». D’Avril n’a pas tenté pour autant d’y « ajouter la rime », car « il aurait fallu modifier le texte, et l’on n’aurait pu le faire sans altérer la forme, sans compromettre le ton épique de Théroulde », « reconnaissant avec les auteurs de l’Histoire littéraire de la France qu’en voulant remplacer les assonances par des rimes exactes, les trouvères postérieurs ont corrompu le caractère et altéré le style de la composition primitive telle qu’elle se trouve dans le manuscrit d’Oxford ». Il a conservé en revanche le « vers de dix pieds », « parce que c’est le vers même de Théroulde » et qu’il lui « paraît préférable à tous les autres pour la gravité et la vivacité du récit épique », d’autant qu’il est « plus libre » et ne présente « pas les mêmes difficultés » que l’alexandrin. Sa traduction est donc faite de « vers blancs de dix pieds ». Si d’Avril n’a pu faire « sentir la versification par la rime », il s’est imposé « la règle de placer les accents […] là où Théroulde les a placés, et comme l’usage l’a généralement consacré, c’est-à-dire à la quatrième syllabe et à la dixième », soit à l’hémistiche et à la fin du vers. Il s’est appliqué « à éviter l’hyatus » (« pour respecter les habitudes des oreilles françaises ») et a « exclu l’enjambement qui est une innovation et que nos anciens poëtes n’admettaient pas parce qu’il déplace l’accent, cet élément essentiel de la versification française ». En revanche, il n’a pas « rejeté absolument l’inversion qui se trouve dans nos poëmes primitifs ». En ce qui concerne le lexique, il « a évité autant que possible les expressions et les tournures archaïques et croit n’avoir conservé aucun mot qui ne soit intelligible ». Il n’a pas non plus cherché « à faire de la poésie naïve et se donner les airs du moyen âge, en supprimant quelques articles et pronoms », et ne l’a fait qu’à « son vers défendant », omettant parfois aussi pour les mêmes raisons « la négative pas ou la négative ne »44. D’Avril s’est donc efforcé de respecter dans une certaine mesure la prosodie et la syntaxe du texte original tout en modernisant la langue et la versification conformément à l’usage contemporain.
Si d’Avril a choisi de conserver le décasyllabe, c’est l’alexandrin qu’emploiera Alfred Lehugeur pour traduire en 1870 la Chanson de Roland en « vers modernes45 ». Affirmant répondre au vœu de Vitet qui souhaitait « une traduction claire et fidèle », il a tenté – dit-il – d’« observer envers l’original une fidélité plus grande » que ce dernier en choisissant de « le traduire en vers »46 :
Il m’a semblé que, si les mots sont plus respectés par la prose, les vers conservent mieux l’esprit, l’allure, le ton, et que, dans une œuvre dont le prix tient beaucoup moins à l’expression qu’à la pensée, il fallait revêtir celle-ci de la forme qui peut lui donner le plus d’avantage et d’éclat, sans sacrifier l’exactitude.
Pour y parvenir, estime Lehugeur, il faut « un vers ferme et concis, sonore à l’occasion, mais simple et sans apprêt », qui serve de « moule » où « couler chaque vers du vieil auteur » ; car, précise-t-il, « à bien peu d’exceptions près, c’est vers pour vers [qu’il s’est] appliqué à la rendre ». Et si on demande pourquoi il a « remplacé le vers de dix syllabes par l’alexandrin, c’est d’abord que le français d’aujourd’hui, moins serré que celui du temps de Guillaume [le Conquérant], exige, pour se mouvoir, un peu plus d’espace » : il aurait donc été difficile autrement de traduire « vers pour vers ». Mais, poursuit Lehugeur, « c’est surtout parce que le mètre primitivement employé pour les romans héroïques, et abandonné dès la fin du xiie siècle, est loin de posséder au même degré que l’autre le son noble et grave qui convient à l’épopée »47. Comme l’écrit Georges Lhote dans son Histoire du vers français48 :
Il est de tradition que le poème épique soit écrit en vers et que l’auteur y emploie un mètre majestueux, digne de la grandeur et du sujet qu’il traite. Virgile avait usé de l’hexamètre. En France, depuis l’échec de Ronsard [dont la Franciade était composée comme les chansons de gestes traditionnelles en décasyllabes], il convient de recourir à l’alexandrin et, de toutes les épopées composées au xviie siècle, il n’y en a pas une seule dont l’auteur n’ait pas respecté cette règle, à laquelle Voltaire n’a pas manqué de se soumettre.
Si l’emploi de ce « vers héroïque », le plus « noble » et le plus prestigieux de la prosodie française, éloigne la Chanson de Roland de la chanson de geste médiévale, il permet en revanche de le rattacher à l’épopée classique.
Dans sa monumentale édition de la Chanson de Roland publiée en 1872, Léon Gautier affirme avoir dû choisir pour sa traduction « entre deux systèmes » : la « simple prose » employée par Génin et Saint-Albin, et les « vers rimés » employés par Jônain et Lehugeur49. Il avoue avoir été « séduit » tout d’abord par la solution intermédiaire adoptée par d’Avril. Mais, poursuit-il, si le « vers blanc » est « très-favorable au sentiment du rythme », il ne le serait pas « à l’exactitude de la couleur. Or, affirme Gautier, la couleur, c’est le seul style du Roland ». Mise en avant dans les années 1820-1830 sous l’influence des romans historiques de Walter Scott par des historiens « narrativistes » comme Augustin Thierry et Prosper de Brabante, la notion de « couleur » ou de « couleur locale » désigne la capacité de restituer d’une manière à la fois vivante et fidèle la période décrite, à la manière d’un tableau, au lieu de s’en tenir à une étude analytique, et l’emploi privilégié pour ce faire d’un style narratif proche de ce qu’offre la littérature50. La « couleur » de la Chanson de Roland désigne ainsi sa propension à nous donner à voir l’histoire qu’elle raconte. D’ailleurs, affirme encore Gautier, « il est tel vers qu’on traduit plus exactement en vingt syllabes qu’en dix ; tel équivalent est plus vrai que tel mot servile. Nous avons donc conservé le principe excellent de la traduction vers par vers ; mais nous n’avons pas voulu de ce lit de Procuste qu’on appelle un vers ». Gautier reconnaît néanmoins au vers une certaine unité ; c’est pourquoi il traduit « vers par vers » plutôt que de suivre le cours de la prose sans marquer de coupures comme l’avaient fait Génin, Vitet et Saint-Albin. Mais le vers apparaît davantage comme une unité sémantique ou syntaxique que comme une mesure fondée sur le nombre de syllabes et un rythme particulier.
Si c’est à la peinture que Gautier apparente la Chanson de Roland, c’est à la musique que Louis Petit de Julleville entend avant tout l’associer dans sa traduction publiée en 1878. « Il faut toujours se souvenir », affirme-t-il après avoir traité de la versification de cette chanson et avant de parler de sa traduction, « que nos chansons de geste étaient chantées avec un accompagnement de violon, qu’on appelait vielle. Les procédés du musicien ont dû influer sur ceux du poète51. » Avant de présenter son propre travail, Petit de Julleville va analyser les sept traductions qui précèdent en soulignant ce qui lui paraît en être les qualités et les défauts52. Il les classe pour cela en quatre systèmes. D’une part :
MM. Delécluze, de Saint-Albin et Léon Gautier ont traduit en prose ; ce qui permet d’être très-fidèle au sens littéral, beaucoup plus même que ne l’ont été en général nos traducteurs. Nul d’eux n’est tout à fait exempt de paraphrase. Mais le grand inconvénient qu’il y a à traduire un poëte en prose, c’est que le traducteur ne peut rien conserver de ce qui constitue proprement la poésie de son texte. Il rendra le sens, la grandeur des pensées et des sentiments, la vivacité de quelques inventions, la vigueur de quelques peintures, mais la poésie lui échappe nécessairement, puisqu’il écrit en prose.
Le vers serait indissociable de la poésie : celle-ci ne saurait donc faire l’objet d’une traduction en prose.
Le deuxième système retenu par Petit de Julleville est celui de Génin (dont il critique à son tour la langue archaïque) :
Pour éviter ce reproche [d’avoir traduit en prose], il a traduit Roland dans une sorte de prose rhythmée, en vers blancs de huit, dix, douze syllabes, qui se succèdent sans règle et sont même alignés comme la simple prose ; parfois une ligne de prose intervient au milieu de ce rythme capricieux, quand le traducteur n’a pas pu trouver la mesure nécessaire. Ce procédé singulier berce agréablement l’oreille de l’auditeur, mais ne rend à aucun degré le mouvement de l’original.
Le troisième système est celui de Jônain et Lehugeur, qui ont traduit en « vers rimés » :
M. Jônain a choisi le vers de dix syllabes ; M. Le Hugeur, l’alexandrin. Il me paraît impossible, dans un tel système de traduction, d’être exact, sans risquer d’être plat ; surtout si on emploie le vers de dix pieds, qui est celui de l’original, comment rendre tous les mots, et amener cependant la rime à la fin du vers ? M. Le Hugeur s’est donné un peu plus d’espace et de facilité en choisissant l’alexandrin ; mais il change ainsi d’un bout à l’autre le rythme du poëme ; et je n’aime guère la façon dont il s’en justifie en disant que « le mètre employé primitivement pour les romans héroïques, et abandonné dès la fin du douzième siècle, est loin de posséder au même degré que l’autre (l’alexandrin) le son noble et grave qui convient à l’épopée ». Notre affaire est de traduire et non de corriger les originaux.
Petit de Julleville estime plus largement qu’en « introduisant dans la traduction la rime, ou plate ou croisée, on y mêle un élément que l’original n’a point connu ; il n’a connu que l’assonance ». S’il admet qu’il est impossible de traduire Homère ou Virgile en conservant « la versification de l’original », il n’en serait pas de même pour Roland car il « est écrit en français, et le système de versification du poëme, s’il n’est plus usité, reste toujours applicable dans le français moderne. Dès lors pourquoi n’essayer point de le conserver ? »
Le quatrième système est celui que « tenta » de suivre d’Avril dans sa « remarquable traduction » :
Elle est en vers blancs, c’est-à-dire non rimés, décasyllabiques, et elle rend l’original vers pour vers, et le plus possible, mot pour mot. Je ne reprocherai qu’une chose à M. d’Avril, c’est de n’avoir pas été assez loin dans son propre système. En s’astreignant à observer dans la mesure de ses vers les règles de la versification moderne, M. d’Avril s’est imposé une inutile et gênante entrave. Beaucoup de vers du Roland, qu’il aurait pu rendre en transcrivant mot pour mot l’original, ont dû être modifiés pour qu’un hiatus disparût, ou pour qu’une syllabe muette, après la quatrième syllabe accentuée, fût élidée, selon l’exigence moderne que rien ne justifie.
Aujourd’hui ce vers de six syllabes :
Le roi Marsile était à Saragosse,
Est juste ; et celui-ci :
Le roi Marsile revient à Saragosse,
Est faux parce que l’e final de Marsile n’est pas élidé. Cependant on ne compte dans aucun cas l’e final de Saragosse. Au moyen âge on n’eût pas compté davantage l’e final de Marsile, après la césure. Pourquoi ne pas faire de même en traduisant notre poëme ?
Petit de Julleville va chercher à perfectionner le système initié par d’Avril en supprimant certaines des règles qu’il s’était données et, surtout, en conservant l’assonance qui lui paraît un élément fondamental de la musique générée par la Chanson de Roland53 :
J’essaye donc de traduire le Roland, comme a fait M. d’Avril, vers pour vers, dans le rythme décasyllabique ; mais je conserve les règles de versification que le poëte a suivies. Je ne compte pas la syllabe brève qui suit la césure ; j’accepte l’hiatus et même l’inversion, pourvu qu’elle soit claire à l’esprit. Ces facilités m’ont permis d’être très-fidèle à l’original. J’aurais même pu traduire littéralement partout, si j’avais tenu à conserver les assonances, dont personne ne s’était préoccupé jusqu’ici. Tous les traducteurs avaient déclaré impossible de conserver l’assonance ; et M. d’Avril avait même dit, en la sacrifiant, « qu’elle parle peu aux yeux ». Elle est en tout cas un élément si essentiel dans la versification de notre poëme que tout d’abord je me suis attaché à la conserver le plus possible, et peu à peu à la conserver partout, afin que ma production sonnât, comme un écho fidèle du texte, à l’oreille de ceux qui ne lisant pas couramment le français du xie siècle, voudront néanmoins le connaître sous sa forme rajeunie mais non altérée.
Petit de Julleville précise encore que, pour parvenir à ses fins, « certains mots du texte n’exist[a]nt plus en français » et d’autres ayant vu leur « prononciation […] modifiée », il a « dû plusieurs fois remplacer une assonance qui n’existe plus aujourd’hui par une autre correspondante, et cinq à six fois partager même une laisse en deux ou trois couplets, avec autant d’assonances différentes »54. Concernant le lexique, il affirme enfin que : « tout en me faisant une loi générale de n’employer dans ma traduction que les termes de la langue actuelle, j’ai cru devoir conserver un certain nombre de mots archaïques, indispensables, à ce qu’il m’a semblé, à l’exactitude et à l’énergie de ma traduction55 ».
De la musique avant toute chose
Les traductions que nous avons vues jusqu’ici semblent s’efforcer toujours davantage de conserver le rythme du texte original. Si celle de Petit de Julleville paraît s’en être rapprochée aussi près que possible, d’autres traducteurs proposeront à leur tour des versions versifiées ou « rythmées » de la Chanson de Roland. Aucune traduction ne saurait contenir tout entière la voix du texte original. Il reste toujours quelque chose qui, lui ayant échappé, invite à la traduire à nouveau. C’est d’autant plus sensible ici que ce n’est pas simplement la Chanson de Roland que l’on veut traduire, mais la cantilena Rolandi qui résonne à travers elle, une chanson inconnue dont la présence tiendrait à la capacité de la traduction de susciter le même enthousiasme que celui qui poussa les soldats de Guillaume à se battre.
Dans sa traduction publiée en 1885 et destinée avant tout à l’éducation de la jeunesse, Édouard Rœhrich s’est souvent contenté de la prose. Mais il a « essayé en plusieurs endroits de traduire en vers certaines parties de la Chanson de Roland qui ne [lui] semblaient guère susceptibles d’être fidèlement reproduites en prose », une tâche qui, précise-t-il dans son introduction, « ne manquait pas d’être singulièrement délicate »56. Il s’est efforcé pour cela « de reproduire purement et simplement en français les vers originaux, en conservant autant que possible leur rythme, leur syllabisme, et leur assonance ». Aussi s’est-il attaché à décrire de manière précise les principales règles de l’ancienne prosodie qu’il a respectées dans les passages traduits en vers, en particulier la structure du décasyllabe et l’assonance. S’il ne pense pas avoir réussi « à refaire les vers héroïques dans toute leur perfection », il espère « qu’on y sent malgré tout quelque chose du puissant souffle qui anime le poème »57.
Cinq autres traductions en vers seront publiées avant la version de Bédier. En 1886, Amédée Jubert propose une traduction en laisses de diverses longueurs (sans qu’elles correspondent pour autant à celles du texte original), où alternent, liés par des rimes plates, des alexandrins et des décasyllabes58. Il ne s’en explique pas dans sa préface. Il se contente d’affirmer que, pour faire comprendre le poète de la Chanson de Roland, « une traduction vraiment heureuse de son chef-d’œuvre vaudrait mieux que toute dissertation », et qu’il doit être possible de « reproduire dans notre langue le génie des ancêtres qui brille à chaque page de la Chanson »59. Au lieu de s’attacher à rendre le rythme propre à cette dernière, Jubert semble plutôt l’utiliser comme un moyen de renouveler la prosodie française (rejoignant ainsi les expérimentations métriques et rythmiques des poètes symbolistes contemporains, de Rimbaud à Crise de vers de Mallarmé). C’est à quoi contribuerait la forme expérimentée dans sa traduction60 :
La poésie française qui, au dire de beaucoup, semblerait dépérir, n’a peut-être besoin, pour revivre, que d’aller recevoir un nouveau baptême dans l’immense piscine du moyen âge.
Léon Clédat, qui avait publié en 1886 une nouvelle édition de la Chanson de Roland61, publiera un an après une traduction « archaïque et rythmée » à laquelle il consacre les dix pages de sa préface62. S’il reconnaît qu’on « est bien obligé de substituer aux mots, aux tournures et au rythme étrangers, les mots, les tournures et le rythme français qui s’en rapprochent le plus, […] quand on veut traduire en français un ouvrage écrit dans une langue étrangère, langue morte ou vivante », il estime que, « quand il s’agit de faire comprendre au public de notre temps les chefs-d’œuvre de notre vieille littérature », il est « possible de procéder autrement et d’être plus fidèle »63. Il en serait ainsi pour commencer du lexique64. Il en serait de même pour « la syntaxe dite de position » et pour « la syntaxe dite d’accord »65. Il serait même possible de « conserver assez facilement le rythme de l’ancienne versification66 ». Par exemple, affirme Clédat, « “De sa main destre l’at asols et seigniét” devient “De sa main droite l’a absous et signé”, qui est un vers de dix syllabes avec césure à la quatrième, comme celui du texte original ». Si « ce vers n’est pas conforme aux règles actuelles, puisqu’on y trouve un hiatus (a absous), et que l’e de droite, venant après la césure, ne compte pas dans le vers quoiqu’il ne soit pas élidé, il suffit ou plutôt il importe » avant tout « que le vers soit conforme aux règles anciennes, puisque nous voulons donner une idée aussi complète que possible de l’ancien texte, et non point faire des vers modernes ». Lorsqu’un « mot français a aujourd’hui une syllabe de plus ou de moins que dans l’ancienne langue », comme il arrive souvent, Clédat s’est vu obligé de « modifier le texte » pour « conserver le rythme », mais il ne l’a fait, précise-t-il, qu’en « réduisant au minimum chaque modification, et en [se] conformant scrupuleusement aux anciens usages de la langue et de la versification ». Par exemple, il traduit « Guenes respunt » (au v. 529) par « Ganelon dit », plutôt que par « Ganelon répond », remplaçant le verbe répondre par le verbe dire pour compenser la syllabe supplémentaire introduite par la forme du cas régime Ganelon employée aujourd’hui à la place du cas sujet Guenes. Clédat a souvent été contraint, cependant, de « sacrifier l’assonance » (« partie secondaire, en somme, de l’ancien rythme », affirme-t-il pour se justifier), afin de ne pas avoir à introduire de modifications plus importantes dans le texte. Mais il a choisi de conserver « cette partie de la cadence ancienne qui réside dans les terminaisons des vers uniformément masculines ou féminines pour une même laisse ». Lorsqu’il ne pouvait pas maintenir la fin du vers du texte original, le plus souvent « une légère modification de l’ordre des mots suffisait ». Par exemple, au lieu de « Mon parâtre est : ne veux que mot en sonnes » (v. 1027) dans une laisse en assonance masculine (l’ancien français donnant suns), il traduit par « Mon parâtre est : ne veux qu’en sonnes mot », estimant que, « dans la syntaxe du vieux français, l’ordre des mots [étant] fort libre, une modification de ce genre n’altère en rien le caractère de l’ancien vers ».
Clédat achève la présentation de sa traduction en reconnaissant que, « parmi les traductions déjà publiées de la Chanson de Roland, deux seulement ont été conçues d’après des idées voisines des [siennes] : ce sont les publications de M. d’Avril et de M. Petit de Julleville »67. Sans chercher à « discuter […] les méthodes suivies par ces deux traducteurs », il lui semble possible d’affirmer, « sans crainte d’être contredit », que sa « traduction se rapproche plus qu’aucune autre, et autant qu’il était possible, du texte primitif ». Grâce à elle, tous « ceux qui, sans avoir eu le loisir de se livrer à l’étude scientifique de l’histoire de la langue, s’intéressent assez à notre plus ancienne littérature », pourront « en pénétrer intimement l’esprit, le caractère, le style, et l’harmonie ». Le texte qui leur est offert, conclut Clédat, « conserve dans la plus large mesure les mots, les tournures, la syntaxe, le rythme de l’original, et il peut […] donner une idée complète de la versification épique et de la langue même (sauf la forme des mots) du vieil auteur du Roland ». La traduction de Clédat veut donc à la fois rendre compréhensible le texte en ancien français et respecter le plus possible ses caractéristiques formelles afin qu’elles demeurent perceptibles.
Notes de l'article
- ↑ La Chanson de Roland ou de Roncevaux, publiée pour la première fois par F. Michel, Paris, 1837, préface, p. XI-XIV et XVI. Cf. A. Taylor, « Was there a Song of Roland ? », Speculum, 76 (2001), p. 28-65 ; C. Lucken, « De la “chanson” de Roland au manuscrit d’Oxford. En quête d’un chant primitif », dans C. Cazanave éd., Mémoire épique et Génie du lieu, Bien Dire et Bien Aprandre, hors série, n° 2 (2017), p. 141-164.
- ↑ Cf. P. Van Tieghem, « La notion de vraie poésie dans le préromantisme européen », dans Id., Le Préromantisme. Études d’histoire littéraire européenne, Paris, 1924, t. I, p. 17-71 ; C. Lucken, « “Ainsi chantaient quarante mille Barbares”. La vocation de la poésie barbare chez les romantiques français », dans J. Rigoli et C. Caruso éd., Poetiche barbare – Poétiques barbares, Ravenne, 1998, p. 153-181.
- ↑ Chateaubriand, Études ou discours historiques sur la chute de l’empire romain, la naissance et les progrès du christianisme, et l’invasion des barbares, Paris, 1831, p. 426, 432 et 433.
- ↑ Roland ou la chevalerie, trad. E. J. Delécluze, Paris, 1845, t. I, préface, p. XV.
- ↑ L. Vitet, « La Chanson de Roland », Revue des Deux Mondes, 14 (1852), p. 817-864 (cit. p. 822 ; voir aussi p. 827).
- ↑ Cf. R. Zuber, Les « Belles infidèles » et la formation du goût classique [1968], Paris, 1995.
- ↑ A. W. Schlegel, Geschichte der klassischen Literatur, cité d’après A. Berman, L’Épreuve de l’étranger. Culture et traduction dans l’Allemagne romantique, Paris, 1984, p. 62.
- ↑ Cité d’après A. Berman, L’Épreuve de l’étranger…, p. 62, n. 2.
- ↑ F. Michel, La Chanson de Roland ou de Roncevaux…, p. XII, XVII et XVIII.
- ↑ Chateaubriand, Études ou discours historiques…, p. 428 et 433.
- ↑ Alors qu’il ne connaissait pas encore le texte du m. d’Oxford et se fondait pour sa Dissertation sur le Roman de Roncevaux publiée à Paris en 1832 sur la version du ms. conservé désormais à Châteauroux, H. Monin doutait que cette œuvre soit une véritable « épopée populaire » ; il estimait néanmoins qu’elle réunissait « souvent les caractères de cette poésie : je veux dire la simplicité, la brusquerie, l’énergie ; de plus, la répétition continuelle des mêmes épithètes, des mêmes expressions, des mêmes vers. Il y a peu d’ouvrages qui ressemblent davantage sur tous ces points aux poésies populaires des divers peuples d’Europe » (H. Monin, Dissertation sur le Roman de Roncevaux, Paris, 1832, p. 69).
- ↑ Cf. Rivarol, L’Universalité de la langue française [1783], Paris, 1998, en particulier p. 72-73 et 76-77.
Voir aussi
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