Romania (1873) Paris (329) : Différence entre versions
(→L'article de Gaston Paris) |
(→L'article de Gaston Paris) |
||
Ligne 11 : | Ligne 11 : | ||
==L'article de Gaston Paris== | ==L'article de Gaston Paris== | ||
{{Début corps article}} | {{Début corps article}} | ||
− | Le grand épisode de la Chanson de Roland qui | + | Le grand épisode de la Chanson de Roland qui s'intercale entre le retour de Charlemagne à Roncevaux et la prise de Saragosse, et qui |
raconte la bataille entre l'empereur des Francs et l'amiral de Babylone (c'est-à-dire du Caire, cf. v. 2626), contient, entre autres éléments étrangers au reste du poème, une curieuse énurnération des nations païennes qui forment les trente «échelles » de l'armée de Baligant. Ces noms sont de deux genres ; ou bien le poète mentionne le pays ou la ville d'où proviennent les combattants, ou bien il les appelle par leur ethnique propre. Dans les deux séries, plusieurs noms sont parfaitement intelligibles, comme par tx, cds de Jericho, ou bien les Ermines , les Mors , les Nigres, les Pers> les Tur$y les Huns , les Hungres. Mais les noms obscurs sont beaucoup plus nombreux. Génin a renoncé à les expliquer: «C'est, dit-il, un problème que je lègue à l'Académie des Inscriptions et à la Société de Géographie, » M . d'Avril avoue que ses recherches ne lui ont fourni aucun résultat. M. L4on Gautier, après avoir proposé un petit nombre d'explications, oppose aux autres une fin de non-recevoir. «Que penser, dit-il (CA. de Rol. II, 217), des Bios, des Bruns, des Sorz, des Gros , des Leus ? Ce ne sont sans doute que des sobriquets empruntés à la physionomie extérieure des païens. D'autres noms sont encore plus fantaisistes... Les Pince neis, les Solteras, les Sorbres, les Ormaleus et les Eiigiez. . . tous ces vocables me paraissent peu explicables, et je suis bien loin de partager l'idée de M. d'Avril, disant : «Il n'est » guère admissible que le trouvère, si exact dans ses mentions géogra-» phiques relatives à la France, ait imaginé arbitrairement les noms des » pays sarrazins. Je crois que ces noms se rattachent tous (!) à quelque » souvenir et à quelque tradition. » Si l'on veut bien relire l'énuméra-tion précédente, on se convaincra aisément que l'imagination y a eu le plus grand rôle. » | raconte la bataille entre l'empereur des Francs et l'amiral de Babylone (c'est-à-dire du Caire, cf. v. 2626), contient, entre autres éléments étrangers au reste du poème, une curieuse énurnération des nations païennes qui forment les trente «échelles » de l'armée de Baligant. Ces noms sont de deux genres ; ou bien le poète mentionne le pays ou la ville d'où proviennent les combattants, ou bien il les appelle par leur ethnique propre. Dans les deux séries, plusieurs noms sont parfaitement intelligibles, comme par tx, cds de Jericho, ou bien les Ermines , les Mors , les Nigres, les Pers> les Tur$y les Huns , les Hungres. Mais les noms obscurs sont beaucoup plus nombreux. Génin a renoncé à les expliquer: «C'est, dit-il, un problème que je lègue à l'Académie des Inscriptions et à la Société de Géographie, » M . d'Avril avoue que ses recherches ne lui ont fourni aucun résultat. M. L4on Gautier, après avoir proposé un petit nombre d'explications, oppose aux autres une fin de non-recevoir. «Que penser, dit-il (CA. de Rol. II, 217), des Bios, des Bruns, des Sorz, des Gros , des Leus ? Ce ne sont sans doute que des sobriquets empruntés à la physionomie extérieure des païens. D'autres noms sont encore plus fantaisistes... Les Pince neis, les Solteras, les Sorbres, les Ormaleus et les Eiigiez. . . tous ces vocables me paraissent peu explicables, et je suis bien loin de partager l'idée de M. d'Avril, disant : «Il n'est » guère admissible que le trouvère, si exact dans ses mentions géogra-» phiques relatives à la France, ait imaginé arbitrairement les noms des » pays sarrazins. Je crois que ces noms se rattachent tous (!) à quelque » souvenir et à quelque tradition. » Si l'on veut bien relire l'énuméra-tion précédente, on se convaincra aisément que l'imagination y a eu le plus grand rôle. » | ||
Version du 5 novembre 2021 à 15:18
Noms de peuples païens dans la Chanson de Roland
|
Sommaire
L'article de Gaston Paris
Le grand épisode de la Chanson de Roland qui s'intercale entre le retour de Charlemagne à Roncevaux et la prise de Saragosse, et qui raconte la bataille entre l'empereur des Francs et l'amiral de Babylone (c'est-à-dire du Caire, cf. v. 2626), contient, entre autres éléments étrangers au reste du poème, une curieuse énurnération des nations païennes qui forment les trente «échelles » de l'armée de Baligant. Ces noms sont de deux genres ; ou bien le poète mentionne le pays ou la ville d'où proviennent les combattants, ou bien il les appelle par leur ethnique propre. Dans les deux séries, plusieurs noms sont parfaitement intelligibles, comme par tx, cds de Jericho, ou bien les Ermines , les Mors , les Nigres, les Pers> les Tur$y les Huns , les Hungres. Mais les noms obscurs sont beaucoup plus nombreux. Génin a renoncé à les expliquer: «C'est, dit-il, un problème que je lègue à l'Académie des Inscriptions et à la Société de Géographie, » M . d'Avril avoue que ses recherches ne lui ont fourni aucun résultat. M. L4on Gautier, après avoir proposé un petit nombre d'explications, oppose aux autres une fin de non-recevoir. «Que penser, dit-il (CA. de Rol. II, 217), des Bios, des Bruns, des Sorz, des Gros , des Leus ? Ce ne sont sans doute que des sobriquets empruntés à la physionomie extérieure des païens. D'autres noms sont encore plus fantaisistes... Les Pince neis, les Solteras, les Sorbres, les Ormaleus et les Eiigiez. . . tous ces vocables me paraissent peu explicables, et je suis bien loin de partager l'idée de M. d'Avril, disant : «Il n'est » guère admissible que le trouvère, si exact dans ses mentions géogra-» phiques relatives à la France, ait imaginé arbitrairement les noms des » pays sarrazins. Je crois que ces noms se rattachent tous (!) à quelque » souvenir et à quelque tradition. » Si l'on veut bien relire l'énuméra-tion précédente, on se convaincra aisément que l'imagination y a eu le plus grand rôle. »
Je partage l'opinion de M. d'Avril et non celle de M. Gautier, et je vais l'appuyer en donnant l'explication de quelques-uns de ces noms jusqu'à présent incompris ou mal compris. Je ferai d'abord remarquer que la liste de Roland semble bien porter les caractères d'une rédaction antérieure aux croisades. Les connaissances de l'auteur sur l'Asie parais¬ sent des plus vagues, comme le montrent des expressions telles que cil de Jericho ou la gent Samuel ; il ne nomme que les peuples les plus connus, comme ceux que j*ai cités tout à l'heure. Au contraire, il a puisé une partie de sa nomenclature dans ses connaissances relatives aux peuples païens qui, à l'orient de l'Europe, étaient, aux ix% xe et xi® siècles, en lutte constante avec les chrétiens. Ces peuples se divisent pour nous en deux grandes familles, les Slaves et les Tartares : il va sans dire que notre poète n'y regarde pas de si près. Voulant opposer à Charlemagne, qui guide toute la chrétienté, toute la païenie sous les ordres de Baligant, il a énuméré confusément toutes les nations infidèles qu'H connaissait. Au milieu des altérations de sott texte, voici encore
quelques noms qu'il est facile de discerner comme appartenant à l'un ou à l'autre de ces deux groupes «.
I. Slaves. Le nom même de cette grande race se trouve deux fois, sous les formes Esclavoz (3225) et peut-être Esclavers (5245, 0. Clatters , Vs. Esclaners ) ou Esclamers (cf. Klammen dans Conrad, Cla-merse dans ie Stricker} : plus tard, à côté de la forme Escler, qui est de beaiicoup la plus usitée, on trouve Esclam et Esclamor. — On ne peut méconnaître dans les Sorbres et. les Sorz du v. 3 226 le mot Sorabe ou Sorbe , dans deux représentations différentes. — Les Micenes, ' dont. le poète fait une description si bizarre (v. 3221 ss.), sont bien probable¬ ment les Milceni , Milzeni, Milciani (Milzane dans la Descriptio civitatum et regionum adseptentrionalem plagam Danubii ap. Zeuss , die Deutschen und ihre Nachbarstmme , p. 600), que nous trouvons aux ix® et x" siècles établis dans la Haute-Lusace (Zeuss, p. 645) et qui paraissent (sans que je sois en état de l'affirmer) avoir perpétué leur nom dans celui de la Misnie. Ce rapprochement explique pourquoi leur nom, écrit en trois syllabes, ne compte dans le vers que pour deux : il doit être prononcé Miçnes, et est traité comme imagene et autres semblables. Il est donc inutile de cor¬ riger avec M. Hofmann Micenes en Micene. Quant à ceux qui ont vu dans ces sauvages des habitants de Mycènes, il est inutile de les réfuter. — A propos des Leutis (v. 3205, 3360), M. Gautier se borne à dire qu' «on a prétendu à tort que ce sont des Lithuaniens.» Une explication plus plau¬ sible a été donnée il y a bien longtemps par Reiffenberg qui, d'après Mone, fait des Leutis des habitants de la Lusace ou Lausitz (voy. Phil. Mouskes, II, xxv). Ce n'est pourtant point encore la bonne interpréta* tion ; c'est une confusion qui s'est faite souvent d'ailleurs, en Allemagne même, et anciennement, entre les Lusici (Lunsizi dans la Descriptio ) et les. Lutici (Ljuticzi ). Ces derniers, appelés aussi Luiiciit Liutici , Luiticii , Leuticii, Lutizi, sont les mêmes que les Wilzes, et habitaient, entre les Obotrites et les Pomorans, dans le grand duché actuel de Mecklembourg. ie pourrais citer un grand nombre d'endroits où il est parlé p. ex. de la durissima gens Luiicensis (Pertz, IX, 45), ou des barbari qui Liutici vocantur (Pertz, XVII, 18). Mais je me bornerai à deux passages d'Adam de Brème qui établissent l'identité dont il s'agit : Leuticios qui alio nomine Wilzi dicuntur (Pertz, VII, 312), et : ab Ulis Wilzi, a nobis dicuntur Leutici (Ib. p. 344). On voit que le nom et la terreur des Leutis, restés si popu¬ laires dans toutes nos chansons de geste 2, avaient pénétré dans les pays
i . Je 11e puis me servir que du ms. d'Oxford, n'ayant pas sous la main l'édi¬ tion de Vn. donnée par M. Hofmann ; l'épisode de Baligant Qianque dans la KarlamagnùS'Saga. Les renouvellements ont complètement transformé le pas¬ sage ou défiguré les noms, Çà et là on peut tirer quelque secours de la ver¬ sion allemande de Conrad.
2. Les exemples français sont innombrables. Je citerai ce vers de Girart de