Romania (1888) Bédier

De Wicri Chanson de Roland
logo lien interne Cette page est en phase de création pour des raisons de cohérence des liens dans ce wiki (ou au sein du réseau Wicri).
Pour en savoir plus, consulter l'onglet pages liées de la boîte à outils de navigation ou la rubrique « Voir aussi ».


La composition de la chanson Fierabras


 
 

   
Titre
La composition de la chanson Fierabras
Auteur
Joseph Bédier,
In
Romania (revue), tome 17 n°65, 1888. pp. 22-51.
Source
Gallica,
https://www.persee.fr/doc/roma_0035-8029_1888_num_17_65_5987

Quels sont, dans le Fierabras, les souvenirs d'une forme originaire de la chanson , et quelle est la part des inventions postérieures ?

Avant-propos éditorial

Pour une meilleure lisibilité des titre intermédiaires ont été introduits par la rédaction WICRI.

L'article de Joseph Bédier

22 La chanson de Fierabras[1], telle que nous la possédons, est si parfaitement imaginée et composée selon le type des poèmes de la fin du XIIe siècle qu'il peut paraître étrange, à première vue, d'y voir non pas une œuvre individuelle et originale, créée de toutes pièces par un seul et même auteur, mais un remaniement postérieur d'un poème disparu. La forme actuelle, mi-chevaleresque, mi-romanesque, apparaissait si bien au public du Moyen Age comme un modèle accompli d'épopée que c'est elle qui a conquis à Fierabras son universelle popularité : c'est elle qu'a traduite le remanieur provençal ; 23 c'est elle qui est devenue en Italie Il cantare di Fierabraccia ed Ulivieri, en Angleterre Sir Ferumbras et The Sowdan of Babylone ; c'est une mise en prose du poème actuel qui vit encore aujourd'hui dans la Bibliothèque bleue. Il semble donc que cette œuvre réponde trop exactement aux goûts littéraires de la seconde moitié du XIIe siècle pour ne pas lui appartenir en propre; il semble que 'nous ne devions pas plus lui chercher d'ancêtres que nous n'en cherchons à Gaidon, à Parise la Duchesse, ou au gracieux contemporain de Fierabras, Gui de Bourgogne.

Pourtant, il n'en va pas ainsi, et un important témoignage nous prouve qu'il a existé un Fierabras très différent de celui qui est parvenu jusqu'à nous. Ce témoignage est celui du chroniqueur Philippe Mousket, qui résume une chanson de Fierabras où nous ne reconnaissons que quelques-uns des traits du poème conservé. Comme Philippe Mousket attribue gravement aux chansons de geste la valeur de documents historiques et qu'il ne les analyse jamais qu'avec l'exactitude d'un historien scrupuleux, nous devons croire à sa parfaite fidélité.

Le poème de Philippe Mousket

Quel était donc le poème que connaissait Philippe Mousket?

Les païens, nous dit-il (vers 4664-4715), s'emparèrent de Rome, la mirent à feu et à sang, tuèrent le pape et prirent le Château Miroir. Le duc Garin, qui défendait Rome, est obligé de se réfugier dans le Château Croissant , et d'implorer le secours de Charlemagne, qui envoie de France aux assiégés une armée commandée par deux de ses barons, Gui de Bourgogne et Richard de Normandie. Les Français assiègent le Château Miroir et le reprennent, appuyés par le duc Garin, qui a pu jusque-là se maintenir dans le Château Croissant. Mais cette armée n'est que l'avant-garde de Charlemagne, qui arrive à son tour devant Rome,

Et fist as païens moult d'anois :
Dont se combati Oliviers A Fierabras qui tant fu fiers,
D'armes l'outra, si reconquist Les deux barius qu'a Rome prist,
Si les gieta en mi le Toi vre,
Pour çou que plus n'en peüst boivre ;
Quar c'ert bausmes qui fu remés
Dont Jhesus Cris fu embausmés.
(v. 4701 ss.)

24 Puis les païens sont déconfits, le culte chrétien est restauré dans Rome; Charles fait un nouveau pape, et reprend le chemin de Paris.

Considérons pour l'instant ce court récit en lui-même, comme si nous ne connaissions Fier abra s que par le chroniqueur tournaisien, en tâchant de faire dire à ces quelques vers tout ce qu'ils contiennent.

Ce qui frappe tout d'abord, c'est que Philippe Mousket ne semble pas ici détacher d'une chanson de geste une page qu'il isole, mais qu'au contraire il reproduit comme la charpente générale d'un vaste édifice. Nous avons sous les yeux le cadre d'une épopée complète, offrant l'unité vivante d'un organisme, ayant son commencement, son milieu et sa fin. C'est le récit d'une grande guerre de Charlemagne en Italie, et l'action s'y développe aussi largement que dans les chansons du même cycle, Aspremont, ou les Enfances Oger le Danois. Comme dans Oger, les païens ont provoqué Charlemagne par l'invasion des états du pape et par le sac de Rome; comme dans Oger , comme dans Aliscans, comme dans le Roland , comme dans toutes les chansons qui commencent par une défaite, l'intérêt n'est satisfait que lorsque la revanche est prise. Le sujet du poème est donc : Rome perdue et reconquise. Entre les limites de ce vaste sujet héroïque, nous pouvons imaginer à plaisir mille et un épisodes : nous pouvons, par exemple, nous figurer, d'après une des branches du Coronement Looïs, l'arrivée des Sarrazins devant Rome : tandis que toutes les cloches de la ville sonnent l'alarme, le pape donne l'absolution à ses chevaliers, monte sur un mulet en signe de paix, et va demander merci à l'amirant Sarrazin, qui raille le «sire au chaperon large ». Nous pou¬ vons supposer toutes sortes d'incidents merveilleux dans la prise du Château Miroir, qui n'est pas une simple forteresse, mais un palais magique, bâti par Virgile. Il est évident que, parmi toutes les péripéties qu'il nous faut imaginer, — la prise de Rome, la mort du pape, la défaite de Garin, la première revanche prise par Gui de Bourgogne, etc., — le combat d'Olivier contre Fierabras se réduit au rôle d'un simple épisode. On peut lui attribuer une importance plus ou moins considérable; on peut y voir l'analogue du combat de Charlemagne contre Baligant dans le Roland, un combat presque symbolique de la païenie contre la chrétienté : toujours est-il que, dans la chanson, les aventures de Fierabras ne sont point l'essentiel.

25

Des vers de Philippe Mousket on peut encore tirer une précieuse indication : c'est que la chanson qu'il analyse n'était point fort ancienne, et qu'elle pouvait être encore vivante, et bien vivante, au xne siècle. En effet, l'un des héros de cette épopée était, nous dit Mousket, Richard de Normandie. Or ce Richard est un personnage de la fin du xe siècle. C'est Richard Ier, dit sans Peur ou le Vieil, mort en 996. Avant que ce personnage historique entre dans la légende, et que l'imagination populaire recule de deux cents ans dans le passé les souvenirs qui restent de lui et le croie contemporain de Charlemagne, il faut admettre une longue période écoulée, et la chanson où il intervient ne peut guère être que contemporaine du Roland d'Oxford, où Richard le Vieil guide 1' «eschiele » des Normands (cf. Roland , vers 171, 3050, 3470).

Une autre preuve confirme la précédente. Les chrétiens, conduits par le duc Garin, se réfugient dans le Château Crois¬ sant. Ce Château Croissant, nous le connaissons : M. G. Paris a montré que c'est le château Saint-Ange, et que Croissant de Rome n'est autre que Crescentius, qui soutint, dans le Môle d'Hadrien, un siège contre l'empereur Othon II[2]. Or, c'est en l'an 1002 que Crescentius fut précipité du haut des murailles qu'il avait défendues et auxquelles il devait quelque temps donner son nom. — Il résulte de là que le poème analysé par Ph. Mousket ne peut pas être antérieur au XIe siècle, et qu'on peut y voir un contemporain du Pèlerinage. Rien n'empêche donc de croire qu'au XIIe siècle il pût encore, plus ou moins remanié et remis à la mode, être chanté par les jongleurs.

Tels sont les rares renseignements que Philippe Mousket nous donne sur cette chanson disparue. Prenons maintenant le poème conservé de Fierabras. Son auteur a-t-il connu le poème que Mousket résume, et, s'il l'a connu, quels sont les traits qu'il en a gardés ?

Le poème conservé de Fierabras

Une remarque s'impose tout d'abord à quiconque lit les premiers couplets de Fierabras, c'est l'extrême rapidité du début. Il ne s'agit pas de la brusquerie tout épique d'Aliscans ou de Roland, qui nous transportent dès l'abord au plein cœur de l'action.

26 Nous voyons ici un rappel trop bref, obscur et incomplet, d'événements compliqués. C'est d'abord un combat d'avant-garde entre des païens et des chrétiens : Olivier y est blessé, et ses compagnons seraient défaits si les vieux contemporains de Charlemagne, les «vieillars barbés », ne venaient à la rescousse, ce qui leur permettra, le soir, après la victoire, de railler les jeunes : le tout raconté en dix vers (v. 30-40) tellement obscurs et insuffisants que nous ne les comprendrions vraisemblablement pas si, cent vers plus loin (v. 140-160), Roland ne prenait la peine de nous raconter plus clairement cet incident. Puis voici un païen qui monte sur Yansgarde du camp français et provoque l'un des pairs; c'est le roi d'Alixandre,

Et si voloit par force sor Rome seignorer
Et tos ceus de la terre a servage torner.
Mais cil dedens nel voudrent sofrir ne greanter,
Pour ce la fist destruire et Saint Pierre gaster.
Mort i a l'apostole et fait a duel finer,
Et moines et nonnains et mostiers violer [3].... etc.

Il est évident que pour nous, lecteurs d'aujourd'hui, ce début ne se suffit pas à lui-même, qu'il est confus et obscur. Mais il devient très suffisant si l'on y voit non des inventions propres au poète, imaginées pour les besoins de la chanson que nous possédons, mais une série d'allusions à une chanson parfaite¬ ment connue de ses auditeurs. Cette chanson devait être précisément celle dont Mousket nous a conservé l'analyse.

Cette hypothèse se présente d'elle-même; en 1865, M. G. Paris l'exprimait ainsi : «Fierabras suppose connus tous les événements rapportés par Mousket. » Cette remarque est si vraie que je crois inutile de relever tous les passages où l'auteur du Fierabras actuel fait, d'une manière générale, allusion à cette expédition en Italie. La donnée principale du poème actuel est évidemment celle-ci : Rome a été prise et détruite par Fierabras, et Charlemagne veut venger cet affront, — et cette donnée générale est la même que celle de Ph. Mousket. Je me bornerai donc à noter les passages plus spéciaux où l'auteur du Fierabras actuel ne se contente pas de parler d'une manière générale de la prise de Rome, mais où il fait des allusions plus particulières à cet événement.

27 De ces remarques, trop rares, à vrai dire, résultera une double conclusion : d'abord il nous sera démontré que le poème connu de Ph. Mousket est réellement l'original du second Fier abras; puis nous aurons du même coup recueilli quelques renseignements sur la chanson disparue, quelques épisodes que nous pourrons ajouter à l'analyse de Ph. Mousket.

Trois personnages jouaient un rôle important dans le poème de Ph. Mousket : Garin, Gui de Bourgogne, Richard de Nor¬ mandie. Voyons ce que sont devenus ces trois héros dans le poème postérieur.

On y chercherait en vain le duc Garin : son nom n'est plus porté que par un obscur écuyer d'Olivier, et c'est aussi le faux nom que prend Olivier pour combattre Fierabras :

On m'apele Garin, de Pieregort suis nés,
Fius a un vavassor c'avoit non Ysorés.
(V. 437)

Mais du défenseur du Château Miroir il n'est pas question. C'est là l'unique nom du récit de Mousket qui ne reparaisse point dans le Fierabras , et ce désaccord peut étonner : il faut remarquer pourtant que cette omission n'est pas une contradiction et qu'elle ne peut aucunement prévaloir contre l'ensemble des traits communs qui réunissent ces deux versions. Nous retrouvons, en effet, dans le Fierabras actuel, Gui de Bourgogne et Richard.

Gui occupait sans doute l'un des premiers plans de la scène dans l'ancienne chanson. Ph. Mousket ne se borne pas, en effet, à le citer, dans sa brève analyse ; il veut nous le faire connaître, et intercale dans son récit le résumé de la chanson de Gui de Bourgogne où les «enfants de France », affligés ne n'avoir jamais vu leurs pères, qui, depuis qu'ils les ont engendrés, chevauchent par l'Espagne, tout blanchis sous leurs heaumes brisés, vont au secours des vieillards :

(Guis) nouviaus chevaliers estoit,
Et des jóvenes enfans avoit
Devant çou la couronne prise,
Et soucoururent sans faintise
Leur bon roi en la tiere estrange,
U il n'orent ne lin ne lange.
(Mousket, v. 4680-85.)

27

Il est inutile de faire remarquer que le chroniqueur confond ici deux Guis bien distincts et qui n'ont de commun que le nom : l'un, le roi des enfants de France, qui est d'une généra¬ tion plus jeune que les douze pairs; l'autre, celui de Fierabras , qui est le contemporain de Roland et d'Olivier. Mais, quoi qu'il en soit, il résulte de cette insistance de Philippe Mousket que Gui jouait un rôle important dans la chanson primitive, et cette hypothèse, le Fierabras la confirme. Nous y voyons reparaître le Gui de Ph. Mousket, qui devient, dans une partie du poème, le héros principal. Il prend alors une physionomie qui, on le verra plus tard, devait être tout autre dans le poème primitif. Toujours est-il qu'on ne saurait regarder comme une coïncidence fortuite l'accord de Ph. Mousket et du Fierabras , qui lui donnent tous deux un rôle capital. Il devait avoir, d'après le poème primitif, frappé plus d'un grand coup sous Rome; or le Fierabras actuel ne manque pas de faire allusion à ce rôle : Seigneurs, dit Floripas,

Un chevalier de France ai long tens enamé;
Gui a non de Borgoigne, moult i a bel armé,
Dès que je fui a Rome m'a tot mon euer emblé;
Quant l'amirans mes peres fist gaster la cité,
Lucafer de Baudas abati ens el pré
Et lui et le cheval d'un fort espiel quarré.
(V. 2235 ss.)

On verra plus loin que le poème primitif ignorait les amours de Gui et de Floripas. Tout ce qu'il faut retenir de ces vers, c'est que Gui de Bourgogne a, d'après le Fierabras, comme d'après Mousket, combattu sous Rome.

L'accord entre Ph. Mousket et le Fierabras est plus frappant encore en ce qui concerne Richard de Normandie. On se souvient que, d'après le chroniqueur tournaisien, Richard a conduit au secours de Rome l'avant-garde française; il a donc long¬ temps guerroyé contre les païens avant que Charlemagne intervienne en personne. N'est-il pas vraiment frappant de voir que le Fierabras , qui ne nous a pourtant pas parlé de toutes ces luttes de Richard sous Rome, lui conserve précisément le même rôle ? Quand Fierabras vient provoquer les barons français, Charlemagne, qui n'a pas encore vu les ennemis, veut savoir le nom de ce païen.

29 Il interroge l'un des pairs, qu'il sait en état de lui faire le dénombrement de l'année païenne, et quel est ce baron? Précisément Richard de Normandie :

Sire dus, dit li rois, envers moi entendes.
Connissiés vos cel Turc qui si s'est escriés?
— Sire, ce dist Richars, ja'n orrés vérités :
C'est li rois Fierabras, qui tant est redotés ;
C'est cil qui destruist Rome, etc .....
(V. 129 ss.)

Dans le cours du poème, plus d'un passage précise le grand rôle de Richard dans la chanson primitive. Tantôt on nous apprend que, sous Rome, il faillit tuer l'amirant :

Richars de Normendie au courage aduré,
Qui chaça l'amirant devant Rome ens el pré,
Et navra ens el chief, a pou ne l'ot tué.
(V. 3708 ss.)

Ailleurs, et à deux reprises, on nous raconte comment il tua de sa main deux rois païens : l'amiral Balant, qui croit (et avec raison) reconnaître en un de ses prisonniers le duc Richard, lui dit :

Mahomet te maudie !
Que tu resambles bien Richart de Normendie,
Cil qui m'ocist Corsuble et mon oncle Mautrie !
Pleüst a Mahomet que jou ci le tenisse !
Ne mengeroie mie tant com seroit en vie.
(V. 2612 ss.)

Et, plus loin, quand les barons prisonniers se font connaître à Floripas, le duc lui dit :

On m'apele Richart, dus sui de Normendie.
Et respond Floripas : Mahomès te maudie !
Tu m'ocesis Corsuble et mon oncle Mautrie!
(V. 2778 ss.)

Il fallait que ces combats de Richard fussent bien célèbres et que le souvenir de la chanson primitive vécût encore puissam¬ ment dans l'esprit des auditeurs de Fierabras pour que de si brèves allusions fussent comprises et goûtées.

30 De ces quelques remarques il ressort clairement que le poème de Ph. Mousket était bien celui que connaissait l'auteur de Fierabras. Mais ces souvenirs généraux d'une conquête de Rome, cette identité de quelques noms propres, ce vague rappel d'un combat de Gui de Bourgogne contre un certain roi païen et d'un combat de Richard de Normandie contre deux autres rois païens, — ces quelques traits épars sont-ils les seuls emprunts du Fierabras actuel à sa source ? Devons-nous croire que là s'arrête tout ce que nous pouvons savoir de la primitive chanson ?

Non certes : jusqu'ici nous avons vu de brèves allusions de Fierabras correspondre à des allusions non moins brèves de Ph. Mousket; Richard de Normandie, Gui de Bourgogne sont nommés dans le chroniqueur; ils sont aussi nommés dans le Fierabras : donc ils vivaient et agissaient dans le poème perdu. Mais comment y vivaient-ils? Comment y agissaient-ils? Fierabras ne nous le dit point et nous ne le saurons jamais. Ces héros ne sont plus en somme pour nous que des noms propres : praetereaque nihil, — Mais il est un autre épisode du poème primitif que Philippe Mousket nous rapporte en quatre vers et le Fierabras actuel en quinze cents vers. C'est le combat de Fierabras et d'Olivier.

Le combat de Fierabras et d'Olivier

Je ne vois aucune difficulté à admettre que, dans ces quinze cents vers, revit réellement la chanson primitive; que, dans le récit de ce combat, le poète n'a pas fait œuvre de créateur, mais de remanieur; et même, allant plus loin, qu'il ne s'agit pas ici d'une imitation éloignée et vague du modèle, mais presque d'une transcription. — Une affirmation si nette aurait certes besoin de preuves de fait, qui me manquent; et les preuves dites littéraires sont à bon droit suspectes, comme subjectives. Pour¬ tant, peut-on nier qu'une extrême disproportion d'intérêt distingue le combat de Fierabras du reste du poème? que le combat (on peut le dire sans exagération) soit d'un grand poète, tandis que le reste est simplement l'œuvre d'un homme habile, industrieux et avisé? Dans le reste de la chanson, nous retrou¬ verons plus d'un combat singulier entre païen et chrétien; nous verrons maint heaume rompu et maint haubert démaillé, «mainte hante frainte et maint escu froé; » plus d'un Français criera «Monjoie! » plus d'un Sarrazin criera «Aufrique! » ou «Aigremore! » plus d'un amirant, hideux comme un diable, aux yeux espacés d'un demi-pied et rouges comme charbon, provoquera un baron chrétien; et plus d'un baron- chrétien résumera en une prière cyclique l'Ancien et le Nouveau Testament. 31

Mais ce ne sera jamais que le banal combat d'un chrétien quelconque contre un païen quelconque, contre de vagues Corsubles, des Desramés ou des Baufumés impersonnels ; tous ces grands coups d'épée ne conviennent pas mieux à tel poème qu'à tel autre, à telle situation qu'à telle autre, comme ces hémistiches de remplissage des manœuvres qui mettaient en rimes une chanson assonancée; tous ces combats ne sont, peut-on dire, que de vastes et imposantes chevilles. Ils se ressemblent tous, parce qu'ils sont les mille épreuves d'un cliché commun; mais le combat de Fierabras et d'Olivier n'a pas de semblables, parce qu'il est l'exemplaire unique d'une œuvre puissamment individuelle. Dans d'autres poèmes on verra aussi un païen se convertir après un combat; ailleurs, comme dans Oger le Danois, on verra un autre Sarrazin, Brehus, posséder un baume magique, que lui dispute un baron chrétien. — Mais, autant que les plus beaux récits du Roland, le récit du combat de Fierabras contre Olivier, par l'invention des épisodes et la description des caractères, est une œuvre d'originale et forte poésie. La caractéristique des personnages, selon une formule devenue célèbre, est faible dans l'épopée française ; pour le début du Fierabras , on doit faire une exception. Nulle part peut-être le contraste traditionnel des deux caractères d'Olivier et de Roland, l'antithèse de la «démesure » et du courage réfléchi, ne ressemble moins qu'ici à une convention littéraire. Certes, ici, comme partout ailleurs, la force même de ce contraste marque une psychologie4 bien rudimentaire et des sentiments peu com¬ plexes, mais combien profonds ! C'est, d'un côté, Roland qui, pour tirer vengeance d'une raillerie des vieillards, refuse de se battre, et, comme contraste, Olivier, victime de la même raillerie, et tout blessé,

Qui combatre se vait et est a mort navrés.

Il revêt de son haubert son corps sanglant, fait le signe de la croix sur le poitrail de son cheval, va requérir de l'empereur, en échange de ses services, un seul don, le droit de combattre, et part pour Yansgarde, malgré les larmes du vieux Renier qui baise les pieds de Charlemagne et le supplie de rappeler son fils. Il monte sur Yansgarde, au pas de son cheval, tandis que Fierabras, nonchalamment étendu sous un arbre, le regarde venir, sans daigner s'armer. 32

Fierabras ne lui est pas sacrifié : aussi noble que son ennemi, il a prononcé, comme Vivien, un grand serment :

Ja ne sera mon hoir a nul jor reprové
Que jou por François fuie un arpent mesuré.

Le combat commence et se continue longuement : l'éloge de Roland par Olivier, la courtoisie du Français qui arme de ses mains son ennemi, les plaies mal fermées d'Olivier qui se rouvrent et qui saignent, tandis qu'Olivier nie être blessé et refuse de boire le baume guérisseur, la noblesse de Fierabras qui offre son cheval à son ennemi démonté, et qui, sur le refus d'Olivier, met lui-même pied à terre, — tous ces épisodes se succèdent, tous épiques, tous beaux. Si l'on compare la robuste beauté de toutes ces scènes à l'agrément habile de celles qui suivent, je crois qu'il ressortira clairement qu'elles n'appartiennent ni au même temps ni au même auteur. On ne saurait admettre que le même poète ait pu imaginer cette belle scène chevaleresque du combat et que sa haute inspiration héroïque se soit si vite abaissée à de banales imaginations romanesques et, pis encore, à des réminiscences littéraires; ni que le poète ait créé ce beau caractère de Fierabras uniquement pour lui faire jouer dans les quatre cinquièmes de la chanson le plus insignifiant des rôles de comparse. Non, toute cette scène du combat, il l'a empruntée au poème que connaissait Philippe Mousket. Mais comment l'a-t-il remaniée ? A-t-il ajouté certains traits? Quels sont ses procédés d'imitation? Le départ des traits anciens et des additions serait si hypothétique qu'il vaut mieux ne pas tenter de le faire. Par exemple, au moment où le vieux Renier demande à Charlemagne de refuser à Olivier le droit de combattre Fierabras, Ganelon et Hardré interviennent pour que l'empereur repousse cette requête. Pourquoi cette félonie? Elle n'a aucun motif apparent, sinon que Ganelon et Hardré sont des traîtres et que leur seule raison d'être en ce monde est de trahir. Ce trait est-il ancien ou faut-il y voir une interpolation d'un temps où la geste de Ganelon était toute constituée et où nulle chanson, comme aujourd'hui nul mélodrame, ne pouvait se passer d'un traître? Il est difficile de répondre, ici comme dans les autres cas que l'on pourrait citer, d'autant que le poème primitif était (comme on l'a montré plus haut) relativement assez moderne, et que son auteur pouvait déjà subir des tradi¬ tions littéraires.

33 On peut donc dire, sans entrer dans un examen détaillé qui ne conduirait vraisemblablement pas à des résultats sensibles, que le combat de Fierabras et d'Olivier représente, dans son ensemble, une version antérieure, au moins aussi exactement qu'un remaniement du Roland représente le texte d'Oxford.

Voici donc, en quelques mots, les conclusions auxquelles nous sommes présentement arrivés : le Fierabras actuel remonte à une source perdue, et cette source n'est autre que le poème analysé par Philippe Mousket. Quels renseignements peut-on recueillir sur cette chanson? C'était sans doute un poème du commencement du xne siècle, de l'époque à peu près du Coro-nement Looïs. C'était une épopée héroïque dont le sujet était la prise de Rome par le païen Fierabras et l'expédition de Charlemagne en Italie pour venger cette défaite. Entre le début (le meurtre du pape) et le dénouement (la restauration du trône pontifical) se déroulaient un certain nombre d'épisodes où les principaux rôles étaient tenus par le duc Garin, par Gui de Bourgogne et par Richard de Normandie. Nous connaissons plus particulièrement deux de ces épisodes : d'abord l'épisode des vieillards qui secourent les jeunes chevaliers dans un combat et se vantent peu généreusement, le soir venu, de leur aide victo¬ rieuse ; cet épisode devait se trouver développé dans le poème primitif; car on ne saurait admettre que l'auteur du Fierabras actuel ait eu tout ensemble assez d'originalité créatrice pour imaginer une telle scène et assez de dédain de ses propres inven¬ tions pour se borner à résumer en dix vers obscurs cet incident épique. Enfin nous connaissons surtout l'ancienne chanson par les quinze cents premiers vers du Fierabras, qu'on doit considérer comme un remaniement assez exact de l'original.

Il reste à faire comme une contre-épreuve de ce qui précède : si l'on admet que l'auteur du Fierabras doit réellement à son modèle tous les traits que nous avons dits, est-il vrai qu'il ne lui doive que ceux-là ? Qu'avons-nous fait en somme jusqu'à présent ? Nous avons montré la conformité indiscutable de certaines données du Fierabras actuel et du poème de Mousket. Mais cette confor¬ mité, pour évidente qu'elle est, n'en est pas moins si partielle, qu'un certain doute s'empare de l'esprit.

34 Eh quoi ! l'auteur du Fierabras actuel aurait détaché d'un vaste ensemble un unique episode qu'il aurait presque transcrit; il se conformerait à toute une série de données empruntées à un poème antérieur; puis, brusquement, après avoir longtemps fait œuvre de remanieur exact, il entreprendrait de créer à son tour, sans souci d'un modèle longtemps imité, maintenant rejeté? A quel étrange travail s'est-il donc livré, qu'il ait ainsi supprimé violemment toute la première partie de son modèle (la prise de Rome et les premiers combats de Gui et de Richard), puis transcrit toute une partie de la chanson primitive, à seule fin de coudre à cette partie d'emprunt une longue queue postiche ? Ces bizarreries de composition, il faut les expliquer. Il faut chercher les raisons de ce travail complexe, montrer pourquoi le poète s'est comporté si étrangement à l'égard de son modèle. Pourquoi ne s'est-il pas borné à un simple remaniement? Si nous nous rendons bien compte du but qu'il s'est proposé, nous ver¬ rons qu'il a conservé de l'original tout ce qu'il en pouvait con¬ server, et qu'aucun des traits qu'il a rejetés ne pouvait logique¬ ment cadrer avec le plan qu'il s'était tracé.

La foire de l'Endit

Or, — M. G. Paris l'a déjà dit dans l'Histoire poétique de Charlemagne , — la cause primordiale de toutes ces altérations n'est pas difficile à saisir. L'auteur nous en informe lui-même : il a composé son poème pour le public spécial de la foire de l'Endit, à Saint-Denis. Il le déclare clairement dans la première laisse de sa chanson et le répète dans la dernière : c'est aux marchands de la foire qu'il s'adresse, et si spécialement qu'il introduit dans son poème des vers d'actualité, vers curieux et qui lui conquirent plus de popularité peut-être que les amours de Gui et de Floripas ; ces vers sont une protestation énergique contre des redevances nouvellement imposées par les moines de Saint-Denis aux marchands de l'Endit :

Ja n'i devrait cens estre ne nus tolneus donés,
Qu'ainsi l'establi Charles, li fors rois coronés.
Mais puis par covoitise fu cist bans trespassés.
Mout par est puis li siecles empeiriés et mués ;
Se li pere est mauvais, li fius vaut pis assés,
Et del tot en tot est li siecles rasotés :
K'il n'i a un tot sol, tant soit bien esprovés,
Ki tiegne voirement ne fois ne loiautés[4]
(V. 15.)

35

De nombreux témoignages contemporains nous renseignent sur l'Endit. Si nous lisons, par exemple, le dit du Lendit rimé (Recueil de Barbazan, t. II, p. 301), qui est le récit de la promenade d'un jongleur parmi les rues de ce marché, nous sommes étonnés de son importance ; c'est, nous dit le jongleur,

La plus roial foire du monde ;

les marchands y sont rangés par quartiers : ici la pelleterie; là, la ferronnerie ; là, la cordouanerie ; là les jouels d'argent ouvrés d'orfèvrerie ; puis les bourreliers, les merciers, les chenevaciers ;

A la coste du grant chemin
Est la foire du parchemin;

ici le marché aux bestiaux ; là, le marché aux roncins, palefrois et destriers; Rouen en Normandie, Ypre, Gand, Douai, Broisselles, Endeli, Troies, Amiens, « Mostereul desor la mer, » vingt autres villes, toute la France du Nord y envoie ses richesses.

Mais cet immense marché avait une origine et un prétexte religieux, et de nombreux pèlerins coudoyaient ces marchands. Une grande croix élevée sur des degrés de pierre dominait la foire : c'était « le perron de l'Endit ». C'est là que venait en procession. le chapitre de Notre-Dame; c'est de là qu'on ouvrait solennellement la foire :

Premerains la pourcessión
De Nostre Dame de Paris
Y vient, que Dieu gart de péris
Tous les bons marcheans qui y sont;...,
L'evesque ou le peneancier
Leur fait de Dieu beneiçon
Du digne bras saint Semion.
(Dit du Lendit.)

Ce qui attire les pèlerins, c'est l'adoration des célèbres reliques conservées à Saint-Denis : des fragments de la couronne d'épines, un clou de la Passion, le bras sur lequel saint Siméon porta l'enfant Jésus.

Or, comme dans toutes les réunions de menu peuple, comme dans toutes les cours solennelles que tenaient aux grandes fêtes les rois et les seigneurs suzerains, les jongleurs affluaient à

36

l'Endit, et plus d'un fableau y fut conté, plus d'une chanson de geste y fut chantée. Bien plus, il se forma une littérature spéciale à cette fête, et quel était le sujet naturellement imposé par la circonstance, sinon de raconter aux pèlerins l'histoire de ces reliques ? Elles avaient leur légende, analysée par MM. G. Paris et H. Morf dans leurs études sur le Pèlerinage de Charlemagne à Jérusalem; cette légende voulait que Charles eût apporté ces reliques d'Orient, et de nombreux témoignages en font foi, en nous présentant d'ailleurs diverses variantes de la donnée fon¬ damentale. M. G. Paris a montré que la chanson du Pèleri¬ nage , deux épopées përdues citées par Jehan des Preiz, une autre analysée par la Karlamagnus-Saga , avaient été composées tout exprès pour populariser cette histoire des reliques. Il semble donc que tout un cycle se soit formé, que l'on pourrait appeler le Cycle de VEndit; et, si nous comprenons bien les vers qui suivent, l'auteur d'un poème à peu près contemporain du Fiera-bras actuel, la Mort Aimeri de Narbonne, attribue à ce cycle autant d'importance qu'aux grandes gestes (v. 3063 ss.).

C'est au «mostier Saint-Denise », nous dit-il, que sont «seelées les j estes de France » :

Or est bien droit que vérité vous die Que eles furent et de quel baronie.

L'une est celle de Charlemagne, l'autre est celle de dant Aymeri le riche, et c'est la plus seignorie ; puis

Caries li rois a la barbe florie De Jersalem aporta les reliques,

De cel saint fust ou il (Diex?) soufri martire,

Et la corone qu'il ot el chief d'espines,

Et les sainz clos et la sainte chemise Qu'emprès sa char avoit sainte Marie Quant ele fu de son chier fil délivré ;

Ce aporta en France la garnie :

Ce fu une des j estes.

Le Fierabras actuel est une des chansons de cette geste. Il faut remarquer que la légende qu'il raconte est en contradiction avec celle du Pèlerinage et des autres vestiges de chansons recueillis par M. G. Paris : toutes ces versions font venir les reliques de Constantinople; le Fierabras , au contraire, les fait venir de

37

Rome1. Mais il s'accorde avec les autres sur le point essentiel, c'est que les reliques de l'Endit ont été données à Saint-Denis par Charlemagne, et il a pour but, dans son état actuel, d'expli¬ quer comment l'empereur les avait obtenues.

Les reliques

Si nous lisons en effet ce poème, où est l'unité d'intérêt qu'il faut demander à toute œuvre d'art, si fruste soit-elle? Elle apparaissait très nettement dans le poème primitif : Rome avait été prise et violée, il fallait la reconquérir et venger cette offense. Mais, ici, quel est le sujet du poème? Est-ce la capture d'Olivier et de Fierabras ? Est-ce la délivrance des pairs? Ou bien les amours de Gui et de Eloripas? Non : le per¬ sonnage principal n'est ni Fierabras, qui disparaît, ou à peu près, des quatre cinquièmes de la chanson ; ni Olivier ou Gui de Bourgogne, qui se partagent notre intérêt; ni Charlemagne, ni Balan, ni Richard de Normandie. Dans Iphigenie à Aulis, le principal personnage, c'est le vent; dans Fierabras , le vrai protagoniste, ce sont les reliques.

Si l'on s'attache à cette idée, on est étonné de voir comment cette épopée si composite devient une. Dès les premiers vers, le poète nous dit bien son plan :

Or en orrés le voir, s'entendre le volés,

Si com Charles de France, qui tant fu redotés,

Reconquist la corone et le signe honorés Et les autres reliques dont il i ot assés.

Oui, la reconquête des reliques enlevées à Rome, voilà le sujet du poème actuel. C'est comme le ravisseur de ces reliques que Fierabras nous est tout d'abord présenté par le poète (v. 6 1), puis par Richard de Normandie (v. 166). C'est de ce haut fait que lui-même se vante par dessus tout, quand Olivier lui demande son nom :

Fierabras d'AIixandre, ensi m'a on nommé;

Je sui cil qui destruist Rome vostre cité,

S'en portai la corone dont vos Dieus fu pené,

Et les claus, et le signe... (V. 373.)

i. Le Fierabras a d'ailleurs subi, lui aussi, au moins dans certains détails, l'influence de la légende latine ; voy. Rom., IX, 35 et ci-dessous, p. 39.

38

Aussi, quand, vaincu, il est «tout enluminé » du Saint Esprit, sa première parole est-elle celle-ci :

Gentis hom, ne m'oci, mais vif me pren, por Dé,

Si me rent a Charlon, le fort roi coroné,

Et je te créant bien, desor'ma loiauté,

Je rendrai la corone et le signe honoré.

Por quoi les pris je onques, chetif, maleüré? (V. 1497.)

Il ne peut les rendre, puisque son père Balan les tient enfer¬ mées dans Aigremore; mais toute l'expédition de Charles n'a qu'un but, tous les incidents complexes qui se développent successivement n'ont qu'un lien entre eux : il faut reconquérir ces reliques, et Fierabras a raison de dire à Charlemagne :

Por çou as ton barnage travillé et pené. (V. 1807.)

C'est là l'unique préoccupation de l'empereur, et quand les barons ont été faits prisonniers et qu'il envoie sept de ses pairs en ambassade à Balan, voici le message bien caractéristique dont il les charge :

Si dirés l'amirant, gardés ne li celés,

Rende moi la corone dont Dieus fu coronés,

Et les autres reliques dont je sui mout penés,

Et en après demant mes chevaliers membrés. (V. 2266.)

Et chacun des sept pairs répète religieusement à l'empereur Balan ces mêmes paroles. Ainsi dans le poème : les reliques tout d'abord, et en après tout le reste.

Les sept ambassadeurs sont à leur tour jetés en prison; mais au milieu des mille traverses romanesques que leur réserve la captivité, les reliques ne sont point oubliées : Floripas, l'amante de Gui , les garde ; c'est pour les défendre que les barons se battent, et les reliques les protègent à leur tour comme leur palladium. Le premier présent de fiançailles que Floripas fait à Gui de Bourgogne , c'est de lui montrer les précieux souvenirs de la passion :

La pucele s'en torne au gent cors honoré ,

Et vient a un escrin, mout tost l'a deffremé;

Un riche drap de soie a illeques gieté,

Par dessus le vert marbre l'a ilueques posé,

S'aporta la corone dont Dieus fu coronés ,

Et les saintismes claus et le signe honorés.

39

Puis a dit a Rolant : «Biaus sire, sire, or esgardés;

Vés vos ci le trésor c'avés tant désiré. »

No gentil chevalier se sont a tant levé ;

Baisie ont la corone dont Dius fu coronés. (V. 2825.)

Puis, quand les pairs enfermés dans un château fort avec Floripas tentent une sortie, chacun à tour de rôle pose un instant sur son heaume la couronne d'épines et part confiant (v. 3534 ss-)* Une fois , les païens ont pu appliquer des échelles contre la tour où sont les pairs, et l'assaut va réussir, quand Floripas montre les reliques aux trois plus vieux barons. Naime prend l'écrin où les reliques flamboient, et l'apporte à une des fenêtres assaillies par les païens ; aussitôt,

De si haut com ils furent sont a val craventé. (V. 5255.)

Voici qu'enfin Charlemagne est arrivé au secours de ses barons. Il somme encore une fois son ennemi de lui rendre les reliques, et finit par les reconquérir de vive force. Dès lors, le poème est fini. Il se termine par une scène solennelle : la remise de la précieuse châsse à l'empereur. C'est Floripas qui lui apporte la couronne :

N'estoit d'or ne d'argent ne faite ne ovree,

Mais d' espines poignans estoit entorteliee,

Et d'aspres joins marages de lius en lius bordee :

Plus flaire doucement que canele alumee. (V. 6066.)

Mais il reste à prouver aux auditeurs de la foire de l'Endit que les reliques sont bien authentiques, et le poète n'y manque pas : il emprunte à la légende monastique dont il a été parlé plus haut (cf. Moland, Origines littéraires de la France , p. 113-115) un miracle significatif : l'archevêque élève les clous de la Passion dans ses mains, et les lâche dans l'air; ils restent suspendus entre ciel et terre. Puis Charlemagne a recueilli dans son gant les «petits espinons » de la couronne ;

Un chevalier le tent, cui vit lés lui ester ,

Mais il nel reçut mie, qui ne l'oï parler,

Et Dius a fait le gant en mi l'air arester. (V. 6108.)

Charlemagne rapporte enfin à Saint-Denis les reliques pour les¬ quelles il a combattu : il convoque trente-six archevêques et abbés :

40

Au perron de l'Endit fu la messe chantée;

Illuec fu la corone partie et devisée ;

Une partie en fu a Saint Denis donee,

Et un eleu ensement, c'est vérités provee.

A Compiegne est li signes a l'eglise honoree.

Des saintimes reliques fu la la desevree.

Maint present en fist Charles par France la loee ;

La foire de l'Endit fu par ce estoree... (V. 6200.)

Cette analyse du Fierabras est un peu longue, mais nous l'avons faite telle pour qu'il en résultât avec évidence comment ce poème n'est rien autre chose que la Chanson des reliques de saint Denis. Et maintenant que le but de l'auteur apparaît clairement, il nous est facile de nous rendre compte des modi¬ fications qu'il a fait subir au Fierabras primitif. Il voulait expli¬ quer à ses auditeurs l'histoire des reliques qu'ils venaient véné¬ rer : il aurait pu leur chanter le Pèlerinage ou telle autre des chansons du Cycle. Il ne le voulut point : le goût du nouveau, les besoins de la concurrence peut-être, son esprit inventif enfin le poussèrent à renouveler la matière. Mais une légende populaire ne se crée point ainsi de toutes pièces; les pèlerins croyants qui l'écoutaient ne se seraient point laissé prendre à ses imaginations individuelles ; lui-même peut-être avait besoin d'être plus ou moins la dupe de la légende qu'il raconterait; le public en tout cas voulait entendre un récit de véridique his¬ toire et non de pure fantaisie. Le trouvère fouilla donc dans ses archives historiques, je veux dire dans son répertoire de chan¬ sons de geste, et y rencontra l'ancien poème de Fierabras. Là vivait réellement en germe toute une légende relative aux reliques. Tousles marchands, tous les pèlerins de l'Endit se sou¬ venaient que Rome avait été prise par les païens , que le trésor de Saint-Pierre avait été violé , que Charlemagne était venu réparer ces offenses et qu'Olivier avait livré un grand combat contre un Sarrazin qui portait à l'arçon de sa selle un baril du baume du Sauveur. Tous ces souvenirs constituaient bien un fonds de légendes dûment autorisées et acceptées; et voilà pour¬ quoi le trouvère leur emprunta toutes ces données, et le combat d'Olivier et de Fierabras. Cet ancien poème, à la vérité, était une épopée héroïque et non religieuse. Sauf le baume de Fierabras, on ne voit pas qu'il y fût spécialement question des reliques trouvées à Rome par les païens. La défaite des Sarrazins, la reprise de 41

Rome, voilà ce qui intéressait le poète et ses auditeurs. Mais les pèlerins de l'Endit étaient en droit de se montrer plus exi¬ geants : les reliques les préoccupent avant tout; elles ont été prises, ils le savent, par les païens; ont-elles été toutes retrou¬ vées ? Les Sarrazins, qui en savaient le prix, ne les ont-ils pas emportées dans leur fuite? Fierabras a-t-il été le seul à en sus¬ pendre une partie à l'arçon de sa selle ? Songez que ce précieux fardeau ne faisait pas la charge d'un mulet. — Oui, leur dit le remanieur du Fierabras ; les reliques ont été en effet emportées par les païens vaincus. Mais rassurez-vous : un vieux «rôle » conservé depuis plus de cent cinquante ans à Saint-Denis m'a révélé leur histoire : Charles les a reconquises. Alors, mais alors seulement, fortement appuyé de l'autorité de la vieille chanson, il est en droit d'inventer et de créer à son tour. Et sa maîtresse invention est de transporter en Espagne, dans une Espagne plus ou moins fantastique, l'action de son poème. Son intention est claire : si c'était sous Rome, comme dans la chanson primitive, que Charles avait combattu les Sarrazins, le poème eût été vite terminé : une bataille en rase campagne, une défaite des ennemis, et les reliques étaient reconquises. Non : il fallait que l'ennemi eût le temps de se réfugier sur ses terres et que Balan pût mettre sa conquête à l'abri derrière les murailles magiques de ses forteresses, derrière ses ponts gardés par des géants. — Le poète transporta donc dans les «vaux de Morimonde » le combat d'Olivier et de Fierabras. Mais il trahit son emprunt : dans le poème analysé par Philippe Mousket, Olivier trouve moyen de s'emparer des barils de baume pendus à la selle de Fierabras,

Si les gieta en mi le Toivre (le Tibre),

comme il est naturel, puisque la scène se passait dans la campagne romaine. Le remanieur, lui, transporte la scène dans le royaume de Balan, et c'est pourtant dans le Tibre encore, dans le bras du Tibre qui aboutît à Cività Vecchia, qu'Olivier jette sa prise :

Près fu du far1 de Rome, ses a dedens gieté (v. 1499);

i. Sur le sens précis de ce mot, voy. Suchier, Œuvres poétiques de Beauma-noir, II, 408,

42

soit que le poète se soit grossièrement trompé , soit qu'il n'ait pas voulu choquer les pèlerins, ses auditeurs, très au cou¬ rant de cette légende, et dont quelques-uns peut-être avaient vu, près de Rome, à la Saint-Jean, les précieux barils remonter à la surface de l'eau, et flotter sur le Fiumicino.

Les deux parties du poème

On peut se rendre compte maintenant du travail du poète : travail complexe, mais logique. Il a emprunté à un poème bien connu de ses auditeurs ses données générales, et fait de nom¬ breuses allusions aux 'incidents de ce poème : ces emprunts lui permettaient d'appuyer sa légende des reliques sur une tradition fortement établie; — il a détaché du poème primitif tout un long épisode, le combat d'Olivier et de Fierabras, qu'il pouvait conserver sans peine. Puis, comme son but était de raconter les dangers qu'ont courus les reliques de Saint-Denis tombées aux mains païennes, il a inventé à plaisir mille péripéties roma¬ nesques ; en sorte que son œuvre se décompose en deux parties inégales : les quinze cents premiers vers sont une reprise plus ou moins exacte de l'ancien modèle; tout le reste est d'inven¬ tion personnelle.

Cela est si vrai que ces deux parties ne sont rattachées l'une à l'autre que par un lien grossier, et qu'il est facile d'aper¬ cevoir le point de suture.

En effet, pendant tout le combat, nous avons admiré la har¬ diesse de Fierabras, qui monte seul sur l'ansgarde , et provoque les pairs. Or, voici qu'à la fin de ce combat singulier, comme Fierabras vaincu demande le baptême à son ennemi , il lui fait cet aveu inattendu :

Vois tu la cel breullet a ces ormes planés?

La laissai hui matin cinquante mile armés ;

Mais je lor deffendi nus ne fust si osés Que il ne se meüssent por home qui soit nés,

Juques tant que je fuisse de bataille tornés.

(V. 1533-)

Et voici qu'en effet s'élancent du bois

Sortinbrans de Conibres et li rois Mautriblés,

Moridas, Aceñas, Amulgis et Gondés,

Et Modras, et Cenars, et li rois Malquarés.

Nous voyons parfaitement pourquoi le poète a ainsi trans¬ formé un combat singulier en une mêlée générale : il fallait qu'Olivier et quatre autres barons fussent immédiatement faits

LA COMPOSITION DE FIERABRAS 43

prisonniers et conduits à Aigremore : c'est là que sont les reliques, c'est là qu'est Floripas; c'est là que les attendent mille aventures variées. — Mais il est très visible aussi que cette mêlée est une invention postérieure du poète, que rien de tel ne se trouvait dans son modèle, et qu'il ne s'est pas assez soucié d'accorder les données du poème primitif avec ses propres inventions. — En effet, le camp français nous est représenté comme établi dans un vallon , immédiatement dominé par une élévation qui sert de poste d'observation aux Français et qui est Vansgarde. C'est sur cette colline qu'a lieu le combat : or, elle est si près du camp que les tentes françaises sont à portée de la voix. Quand Fierabras y est monté, Charlemagne entend distinctement sa provocation, ' et Richard de Normandie recon" naît immédiatement ses traits. Pendant le combat, les barons distinguent les moindres détails de la lutte , apprécient chaque coup de lance ou d'épée. Il semble donc qu'au moment où les païens sortent de leur embuscade, Olivier et Fierabrás n'aient que deux pas à faire pour se réfugier au milieu des leurs* d'au¬ tant qu'ils ont à leur disposition deux bons destriers, «sejour-nés, courans et abrievés. » Il semble aussi que les barons fran¬ çais n'aient qu'à monter en selle pour se trouver immédiate¬ ment sur le terrain du combat et pour venir à la rescousse-. Il faut, d'autre part, admettre que les cinquante mille Sarrazins qui attendent sous les ormes sont à une certaine distance de Vansgarde, pour que personne ne se soit aperçu de leur présence, à moins qu'on ne se figure toute la scène comme un de ces vitraux ou une de ces miniatures du Moyen Age où une perspective rudimentaire confond les plans. Mais aussitôt que les païens s'élancent du «breullet », voici que les tentes fran¬ çaises s'éloignent indéfiniment et démesurément dans le lointain. Olivier a beau poindre son cheval : elles reculent toujours, comme ces buts fantastiques que l'on poursuit dans les rêves. Olivier, chargé de Fierabras blessé, semble avoir autant de che¬ min à parcourir que Guillaume au Court Nez portant en travers de sa selle le cadavre de Vivien, lorsqu'il fuit des Aliscans jusqu'à Orange. Et remarquez que la scène est très longue : Brûlant de Montmiré a beau être monté sur un dromadaire qui «tres bien resamble foudre, orage et tempesté », il est si loin de Vansgarde qu'Olivier et Fierabras ont le temps de s'entretenir longtemps ensemble ; si bien que force nous est de dire comme Fierabras :

44 J. bédier

Mout m'esmerveil de Charle, le fort roi coroné,

Quant il ne te sekeurt ; trop ara demoré.

Que fait ore Rollans, qui tant vos a amé,

Que il ne te sekeurt a trestot son barné?

(V. 1627.)

Ce que fait Charles ? Ce que fait Roland? Nous le savons bien. Ils donnent aux païens le temps d'approcher, à seule fin que cinq des pairs soient faits prisonniers, menés à Aigremore et que le poème puisse continuer.

Là est la soudure, vraiment trop visible, de l'ancien poème avec le nouveau. Après ce point de raccord, nous perdons les traces de la primitive chanson. Tout ce qui suit est de pure invention, — non traditionnel.

On pourrait s'arrêter là, et considérer la preuve comme faite. Si, en effet, nous nous sommes fait une juste idée de l'ancien poème et du travail général du remanieur, il est difficile de concevoir quels traits il aurait encore pu emprunter à sa source pour la série des aventures dont le centre est à Aigremore, et comment un seul épisode de sa seconde partie pourrait cadrer avec le plan donné par Philippe Mousket. — Mais il peut être intéressant d'interroger rapidement cette seconde partie : nous y verrons que chaque page porte en elle-même le témoignage de sa nouveauté, qu'aucun trait n'y peut être ancien, et que chacun des épisodes y trahit l'invention individuelle. Cette proposition semble bien aventurée : toute la seconde partie de Fierabras , disons-nous, n'est que fantaisies : à l'aide de quel critérium pourrons-nous prétendre fixer des dates à ces fantaisies et affir¬ mer que tel épisode se comprend fort bien dans un poème du xiie siècle, mais non pas dans le vieux modèle du Fierabras ? La tâche est pourtant moins téméraire qu'il ne semblerait : et cela parce que les inventions du «trouveur » ne sont jamais que des réminiscences ; que sa faculté maîtresse n'est pas l'imagination créatrice, mais la mémoire, et que ses trouvailles s'appellent, somme toute, des lieux communs. Il abandonne sa source pre¬ mière, le vieux poème analysé par Philippe Mousket, mais c'est pour puiser à vingt autres sources , à vingt autres chansons de geste plus récentes, qu'il serait légitime de rechercher, et quelquefois facile de reconnaître. — Il est, en effet, frappant qu'il est un type de poète érudit, très au courant de la littérature épique de son temps; sa mémoire était meublée comme une

LA COMPOSITION DE FIERABRAS 45

bibliothèque, et son livre est un répertoire de chansons de geste. On y trouve de nombreuses allusions à des chansons conservées ou perdues.

Les allusions à d'autres poèmes

Voici, par exemple, un souvenir d'une chanson célèbre au Moyen Age, disparue aujourd'hui, celle du chétif Aïmer, le vaincu, mystérieux pour nous, de Porpaillart-sur-Mer. C'est le geôlier Brutamont qui, redoutant une trahison de Floripas, lui refuse la permission de parler aux barons prisonniers : souvent, lui dit-il�,

Souvent voit on grant mal par fame(s) alever.

Encor me membre il bien du caitif Aïmer,

Cil qui ocist l'aufage a son branc d'acier cler,

Et sa moillier se fist bautisier et lever,

Et Aïmer la prist a moillier et a per.

(V. 2069.)

Ailleurs, c'est le païen Sortinbras qui s'étonne que Balan ne sache point la chanson de Mainet. Voici ces vers, rétablis par M. G. Paris :

Du riche Charlemaine vous devroit ramembrer,

Que tant nori Galafres qu'il l'ot fait adouber;

Puis lui toli sa fille, Galiene au vis cler,

L'enfant Garsilion en fist desireter.

(V-2736.)

Dans un autre passage, Fauteur fait allusion au Roman de Troie , de Benoit de Sainte-More ; et cette allusion devait être alors une actualité, car on ne saurait avancer beaucoup après la date de 1 160 la composition du Fierabras actuel; il s'agit d'une ceinture merveilleuse que porte Floripas :

Une fee l'ovra par grant nobilité

En l'isle de Corcoil (coït. Colchos) dont on a mout parlé,

La ou Jason ala, la ou fu endité,

Por l'ocoison (corr. la toison) d'or fin, ce dient Ii letré;

Por ce fu puis destruite toute (corr. Troie) la grant cité.

(V. 2031.)

On peut encore relever une allusion à un poème dans les vers suivants :

C'est Tieris l'ardenois o le grenon niellé,

Uns viellars, uns chenus de mout grant cruauté,

Qui plus a de mil homes mordris et estranlés En la forest d'Ardane ou il a conversé.

(V. 3702.)

4-é j. bèdier

Voici enfin des vers où l'on peut voir un souvenir de la légende conservée dans le poème de Girard de Vienne, d'après laquelle Garin de Monglane n'aurait possédé pour tout bien qu'un ch⬠teau délabré et aurait été réduit, lui et ses quatre fils, à se vêtir de haillons. Le poème de Girard de Vienne est du commencement du xiiie siècle, et par conséquent postérieur à Fierabras. Mais il ne nous est point parvenu sous sa forme primitive, qui pou¬ vait être connue au temps de Fierabras (cf. L. Gautier, Épo¬ pées, t. IV, p. 172). Le traître Alori insulte ainsi le duc Renier de Genes, fils de Garin :

Bien savons qui vous estes, ne vous doutons noient;

Ains Garins vostre pere n'ot de terre un arpent,

Se il nel pot tenir par son soudoiement. (V. 4485)

La multiplicité de ces souvenirs nous montre combien la litté¬ rature épique du temps était familière à notre auteur. Aussi, lorsqu'il lui fallut imaginer toute une série d'affreux dangers courus par les reliques, ne fut-il pas en peine d'inventions. Inventer, pour lui, c'était se souvenir. Son esprit était un magasin aux accessoires, un riche répertoire de recettes, de for¬ mules consacrées , de mixtures héroïques et romanesques , d'ingrédients épiques. Et comme il était un très habile homme, fort au courant des modes de son temps, il sut à merveille tirer parti de ses réminiscences, si bien que la seconde partie du Fierabras nous amuse encore comme un très agréable roman d'aventures. Il pourrait être curieux de reconnaître l'origine de chacun de ses emprunts, et de rendre à chacune de ses sources ce qui lui a jadis appartenu : toute la seconde partie de Fierabras ferait ainsi retour â de plus anciennes chansons, page par page. Mais ce travail, pour être aussi sérieux qu'il serait amusant, exigerait que nous connussions toutes les épopées du Moyen Age parfaitement datées ; à plus forte raison est-il impossible à quelqu'un qui est fort loin d'avoir lu toutes les chansons Conservées. Il faut donc renoncer ici à chercher les sources du trouveur et se borner à quelques remarques : elles montreront ceci seulement, que les principales inventions du poète, qui se retrouvent chacune dans dix autres chansons antérieures, contemporaines et postérieures, sont des lieux communs.

Quel est, dans ses lignes essentielles, le cadre de la seconde partie de Fierabras? Un très petit nombre de chevaliers chré-

LA COMPOSITION DE FIERABRAS 47

tiens sont prisonniers des païens, et jetés dans une horrible prison; par bonheur, une princesse sarrazine s'éprend de l'un d'eux, les délivre, se réfugie avec eux dans une tour où ils supportent les assauts de toute l'armée ennemie. Le poète varie à son gré leurs périls : leur courage et l'habileté de la princesse les surmontent successivement, jusqu'au jour où les captifs voient «venteler » dans le lointain les bannières de Charlemagne : les païens sont déconfits, et tout finit par le baptême et le mariage de la princesse sarrazine. — Il est facile de reconnaître ici le plan de plus d'une de nos chansons, par exemple le plan de la Prise d'Orange. Là, comme dans Fier abras , trois chevaliers, Guillaume, Guillebert et Guibelin, sont attaqués sans armes, dans le château de Gloriete, par toute une foule de païens. Heureusement la belle sarrazine Orable aime Guillaume ; elle lui ceint de ses mains la propre épée de son mari Thié'baut l'Escler, et fournit aux deux autres Français des hauberts, des épées, des écus et des heaumes. Les barons sont pourtant réduits à l'impuissance et jetés dans une prison ; mais Orable vient les y retrouver et promet de se faire chrétienne et de les délivrer si Guillaume consent à l'épouser. Guillaume accepte de grand cœur; mais Orable est contrariée dans ses intentions parce qu'elle est enfermée dans la même prison que les Fran¬ çais : là, parmi les crapauds et les serpents, Guillaume peut à son aise lui déclarer son amour et mériter 1 q gab spirituel de son neveu Guibelin :

L'on soloit dire Guillaume Fierebrace,

Or dira l'en Guillaume l'Amiable.

Mais comme Orable sait un souterrain qui conduit de la prison au Rhône, l'un des chevaliers peut s'échapper et chercher du renfort. L'armée du comte Bertrand pénètre dans Orange par ces souterrains; les prisonniers sont délivrés, et, comme de juste, Orable convertie épouse Guillaume au Court Nez, qui devient Guillaume d'Orange. — Ce sont ces mêmes données, c'est ce même ensemble de situations qu'on retrouve dans la chanson d'j Elie de Saint-Gilles . — De même encore, dans la chanson de Gui de Bourgogne , quelques Français sont enfermés dans le ch⬠teau de Montorgueil et soutiennent longtemps les attaques de toute une armée ennemie; de même aussi, dans le Covenant Vivien , l'enfant Vivien se réfugie du champ de bataille de l'Archant dans un château fort bâti «desor la mer ».


48

C'uns jaianz fist, bien a lone temps passé.
(V. 718.)

Il s'y maintient victorieusement; l'un de ses compagnons, Girard, réussit à passer à travers les lignes sarrazines (comme Richard de Normandie dans Fierabras ) et requiert le secours de Guillaume, qui vient délivrer son neveu.

Dans ces deux chansons, nous ne retrouvons plus la païenn'e amoureuse et compatissante. Mais dans combien de poèmes ne la voyons-nous pas reparaître, toujours la même, plus blanche que neige en février ou que fleur d'épine, plus vermeille que rose, les yeux vairs comme des yeux de faucon, assise dans une salle merveilleuse qui sent la canelle, le garingal, l'encens et l'hysope, et où résonne un orgue merveilleux, «œuvre de nigromance » ! Elle est plus ou moins magicienne; tantôt (dans Fierabras ) elle possède une ceinture magique qui garde de vieillir, et sait éteindre le feu grégeois en y versant du lait de chamelle et du vinaigre ; — ailleurs (dans les Enfances Oger ) elle connaît une herbe qui rend les blessés aussi sains que prune de prunier; — ou bien (comme dans les Enfances Guillaume ) elle peut, dans un festin de noces, précipiter sur les convives une foule de fantômes, des moines noirs portant des géants sur leur dos, des ours et des lions. Elle possède donc un ensemble de qualités parfaites, et n'a qu'un défaut,

Quant Dieu ne croit, le fil sainte Marie.

Mais un chevalier paraît, elle l'aime incontinent, et la voilà accomplie. Elle se hâte de renier Mahomet et Tervagant, et devient terrible aux ennemis du Christ. Elle tue les femmes qui la surveillent et quelques geôliers, et c'est elle qui excite les chrétiens à châtier les idolâtres. Fait-011 un prisonnier païen? Elle le condamne à mort :

Il est fils de m'autain et niés a l'amiré :

Soient a ce paien tout li membre coupé !

(Fierabras .)

et son caractère se résume fort bien en ces deux vers naïfs et féroces, que prononce Floripas, demandant qu'on tue son père :

Ce est uns vis deables ; por coi ne l'ociés ?

Moi ne chaut se il muert, mais que Gui me donés !

LA COMPOSITION DE FIERABRAS 49

Et c'est ce même type, inflexible et invariable, que nous retrouvons dans vingt chansons de geste : dans Mainet , c'est Charlemagne qui épouse Galiene, fille du roi Sarrazin Galafre ; dans Floovant , ce sont les amours de Floovant avec Maugalie, fille du roi Galien; dans la Mort Aimeri, c'est toute une armée de pucelles qui se fait baptiser ; dans Aspremont, c'est la païenne Anseline qui se fait chrétienne pour épouser Naime de Bavière; et sans cesse le même lieu commun reparaît, dans les Enfances Guillaume, dans la Prise d'Orange, dans Ernaut de Beaulande , dans Renier de Genes, dans la Prise de Barbastre (toutes ces chansons sont citées d'après M. L. Gautier). Dans l'épopée française, on le sait, les parents naissent communément après leurs enfants : il en résulte cette conséquence curieuse qu'à la souche de toutes les grandes familles épiques de France se trouvent des mères sarrazines.

Il serait aisé de continuer, et de montrer que presque aucun des épisodes de la seconde partie de Fierabras ne lui appartient en propre. Par exemple, il est une série d'épisodes qui devaient obtenir auprès des auditeurs un succès de rire : quand Floripas a introduit les prisonniers dans la «synagogue », Gui de Bourgogne raille les dieux Tervagant, Apollin, Margot et Jupin, et Floripas, qui est encore un peu païenne, s'en indigne :

Vassaus, dist Floripas, trop folement parlés;

Mais criés leur merci, et si les aorés.

— Dame, ce dist Ogiers, mout les ai sermonés.

— Voire, ce dist dans Guis, mais n'iestes escoutés;

Car il sont endormi, les eus ont tos enflés.

De Jupin s'aprocha, a terre l'a versé.

Ogiers fiert si Margot, a terre est adentés.

Pucele, dist Rollans, mout mauvais dieus avés !

Floripas se déclare tout à fait convaincue, et, plus tard, elle aidera les Français à jeter du haut de la tour où ils sont assiégés les images de Tervagant et de Jupin sur la tête des assaillants.

Or, cet épisode de la mahomerie se retrouve dans beaucoup d'autres chansons; c'est ainsi que dans la Mort Aimeri (v. 2095) un Sarrazin prisonnier se convertit parce qu'il a vu les Français fouler impunément aux pieds, après une victoire, la statue d'un de leurs dieux.

Romania, XVII.

4

50 J. bèdier

De même, dans Fierabras , l'empereur Balan ne manque jamais, à chaque mésaventure, de s'indigner contre Mahom :

Se je le tien as puins, je le ferai ploier.

C'est déjà ce que nous raconte le Roland :

Ad Apollin en vunt en une cru te,

Tencent a lui, vilment1 le despersunent...

Puis si li tolent sun sceptre e sa curune...

Par mains le prenent 2 de sur une culumbe,

Entre lur piez a terre le tresturnent,

A granz bastuns le bâtent e defruissent ;

E Tervagan tolent sun escarbuncle ;

E Mahumet enz en un fosset butent,

E porc e chien le mordent e defulent. (V. 2580.)

Dans les Enfances Guillaume, nous retrouvons le même épi¬ sode : c'est ici Thiébaut l'Escler qui, vaincu devant Narbonne, fait battre une statue de Mahomet qui lui avait faussement promis la victoire. De même encore, dans la Mort Aimeri, l'amiral Corsolt

Vit Mahomet qui en l'estage fu,

Prent un bastón, cele part est venus.

Par mi lo chief l'a quatre cops feru,

Que de l'estage l'abat tot estendu .....

Mais ains Mahom nule fois ne se mut Qui gist sous la colombe. (V. 935.)

Ailleurs, dans Fierabras, nous voyons un pont défendu par un horrible géant (de même dans Gui de Bourgogne ) ; ce géant est tué; mais il a une femme

plus noire que pevree ;

Grant ot la forceüre et la gueule avoit lee,

Les eus avoit plus rouges que n'est flambe alumee.

Elle s'arme d'une faux et combat. On la tue, et elle meurt en vomissant de la fumée. Cette géante, nous la connaissons. Nous l'avons déjà vue dans Aliscans : c'est la géante Flohart, qui se jette sur Rainouart «au tinel », coupable d'avoir tué son frère ('Aliscans , p. 196, 197) :

i. Correction proposée par Th. Müller.

2. Voy. la note de Th. Müller sur ce vers*

LA COMPOSITION DE FIERABRAS 5I

Quinze piés ot, tant l'ont François esmee ;

D'un cuir de bugle estoit envelopee;

De sa boche ist une si grant fumee,

Trestote l'ost en fu empullentee.

Elle aussi combat à coups de faux, et quand sa faux est brisée, elle se précipite à belles dents sur son ennemi :

Et Flohart a la vent aille saisie,

As dens li a del hauberc esrachie,

Ainsi l'englote que ce fust iormagie.

On pourrait commenter ainsi tout le reste du poème et faire voir, par exemple, que la scène où Charlemagne envoie en ambassade ses barons à leur corps défendant est une parodie de de la scène célèbre qui ouvre le Roland ; que la ruse des Français qui se déguisent en marchands pour entrer dans Mautrible rap¬ pelle beaucoup le Charroi de Nîmes ; que les ambassades inso¬ lentes se retrouvent dans toutes les chansons de geste. Mais à quoi bon poursuivre ces rapprochements ? Il est trop clair que toute la seconde partie du Fierabras est tirée d'un riche magasin de bric à brac épique.

Conclusion

On voit quelle est la complexité de cette chanson de Fierabras. Elle se divise essentiellement en deux parties : l'une ancienne, remontant à une source qui est le poème connu de Philippe Mousket; l'autre, d'invention postérieure, qui a vingt sources, les chansons de geste contemporaines ; ces deux parties disparates ont été associées par l'occasion qui a fait naître le Fierabras : la foire de l'Endit. Et voici comment il faut se représenter les choses : un trouveur, un jongleur sans doute, voulait raconter à sa manière l'histoire des reliques de la Passion. Mais cette histoire, il ne pouvait la créer de toutes pièces : il lui fallait s'appuyer sur une légende déjà accréditée, et c'est le poème analysé par Philippe Mousket qui lui a fourni cet appui. Ce poème, vers 1170, était déjà vieilli et commençait à s'oublier ; il contenait de belles parties, restées célèbres, et qu'on pouvait rajeunir. Il en a donc gardé ce qu'il a pu, puis il a soudé à ce vieux poème toute une série d'épisodes épiques, empruntés aux mille et un lieux communs des chansons de geste de son temps.

Joseph BÉDIER.

Notes de l'article

  1. Cette étude a été lue par M. Bédier à la conférence des langues romanes de l’École des Hautes Etudes, qui, en 1887, comme plus d'une fois déjà, s'est occupée des diverses rédactions de la chanson de Fierabras. D'autres travaux exécutés pour cette conférence pourront être publiés ici , notamment celui de M. Jeanroy sur l'épisode du début, propre à la version provençale, à la mise en prose de David Aubert et à l'imitation italienne. J'ai moi-même depuis très longtemps en portefeuille un mémoire sur le rapport du "texte provençal à son original français, dans lequel j'ai aussi traité de la Destruction de Rome, des rédactions en prose et d'autres questions relatives à cet intéressant sujet. — L'étude de M. Bédier suppose résolue par la négation la question de savoir si la Destruction est antérieure au Fierabras et si l'épisode du début est original.
  2. Voy. Romania , IX, 45,
  3. Ce texte est celui d'une restauration critique de Fierabras, entreprise par M. G. Paris dans les conférences de l'École pratique des Hautes Études.
  4. Texte établi par M. G. Paris,

Voir aussi