RSS-PASRES (2016) Paré, Chanson de Roland

De Wicri Chanson de Roland

Stéréotype et image de l’autre: l’Espagne musulmane à travers La chanson de Roland


 
 

   
Titre
Stéréotype et image de l’autre: l’Espagne musulmane à travers La chanson de Roland
Auteurs
Moussa Paré, Severin Konin
Affiliation
Université Félix Houphouët-Boigny
In
RSS-PARES, n°11, 2016. pp. 51-.
Source
PARES,
http://rsspasres.net/wp-content/uploads/2019/10/Rss-N%C2%B011-OK.pdf
A partir de la page 51
Résumé
La description de l’Espagne musulmane à travers La Chanson de Roland laisse entrevoir de nombreux stéréotypes nés de la méconnaissance des milieux physiques et humains de la péninsule ibérique. En effet, la description du pays et des hommes met en exergue des indications géographiques approximatives, une méconnaissance des différentes populations et de ses dirigeants. Outre la description du pays, les faits historiques font l’objet d’une fiction, ceci à travers la mise en scène des supposées rivalités opposants les cités espagnoles. Toutes ces représentations caricaturales de l’Espagne avaient pour objet, l’affirmation de la suprématie de la civilisation chrétienne et de son principal dirigeant, Charlemagne sur l’Islam. La conquête de l’Espagne devient dès lors, le sujet principal de la propagande chrétienne.
Mots clés 
Stéréotype, Espagne, chanson, sarrasin, population
Abstract 
The description of the Muslim Spain through The Song of Roland suggests many stereotypes born of ignorance of both physical and human of the Iberian Peninsula. Indeed, the description of the country and men highlights approximately geographical indications a disregard of differentpopulations and its leaders. Besides, the description of the country, the historical facts are fiction, this through the staging of the supposed opponents rivalries Spanish cities. All these grotesque representations of the Spain were designed to affirm the supremacy of Christian civilization and its leader, Charlemagne on Islam. The conquest of Spain therefore became the main subject of Christian propaganda.
Keywords 
Stereotype, Spain,song,Saracens, Christians.

Avant-propos éditorial

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L'article

Introduction

La Chanson de Roland jouit d'un statut particulier au sein des récits et légendes médiévales. En France, le nom de Roncevaux évoque immédiatement l'épopée de Charlemagne, un son d'olifant résonnant entre les cols, un héros mourant mais dont la bravoure a traversé les siècles. Que l'on considère le texte d'un point de vue historique ou littéraire, La Chanson de Roland recèle en tout d'importantes informations concernant la vie des nobles et les relations internes à leur milieu.

Si les fondements historiques du récit ont déjà été disséqués sous plusieurs angles il est intéressant de remarquer que le contexte historique et les informations géographiques n'ont que plus rarement été mis en relation avec les aspects littéraires du texte, les techniques narratives utilisées ou encore le vocabulaire employé pour décrire les protagonistes. Parmi les nombreuses possibilités offertes par cette perspective, nous avons choisi de mettre en relief la représentation faite de l'Espagne dans l'œuvre et des peuples résidant dans la péninsule ibérique.

La version la plus ancienne de l’ouvrage La Chanson de Roland se trouve dans la Bibliothèque Bodléienne d'Oxford[1]. La première édition a été publiée par Francisque Michel en 1837, mais il faut attendre 1872 et Léon Gautier pour voir paraître la première édition critique, laquelle est utilisée aujourd’hui (Dufournet 1993 p. 52). La Chanson de Roland est une œuvre marquée par une différence notoire entre le récit et les faits historiques établis sur lesquels elle se base. Cela s'explique par plusieurs facteurs dont le plus évident est la liberté narrative d’un récit littéraire en vers et le temps écoulé entre le déroulement des faits et la rédaction de l'œuvre. L'action se situe en effet en l'an 778, alors que La Chanson de Roland date de la fin du XIe siècle[2] (Dufournet 1993 p. 16).

Le pays et les hommes

1.1 Indications géographiques

À la lecture du texte, on s'aperçoit rapidement que les indications géographiques sont relativement limitées. Si l'auteur mentionne bien Aix-la-Chapelle comme ville-clé du royaume de Charlemagne ainsi que plusieurs villes françaises (Bordeaux, Blaye) notamment vers la fin du récit, il est en revanche beaucoup moins prolixe lorsqu'il s'agit de donner des noms de lieux situés en Espagne ou à proximité de la péninsule. Les seuls toponymes désignant le théâtre d'actions dans le récit et susceptibles d'être réellement localisés avec précision sont Saragosse, et bien entendu Roncevaux. Cependant, si le col de Roncevaux est bel et bien référencé sur les cartes d’aujourd’hui il ne s'agit pas réellement de l'endroit où la bataille eut lieu en 778 (Bautier 1991 c. III p. 2).

En ce qui concerne le relief, il est certes fait mention de cols des Pyrénées ainsi que d'un fleuve, l'Ebre, mais aucune indication supplémentaire ne permet de connaître le trajet exact de l'armée, ni le lieu exact de la bataille, encore moins les itinéraires des différents corps d'armée. Le texte laisse entièrement à l'imagination du lecteur le soin de se représenter les différents mouvements : dans quelle direction chevauche Charlemagne avant de venir venger Roland ? Quel chemin a pris l'armée de l'émir Baligant pour arriver si vite sur les lieux ? À quel endroit a lieu la confrontation entre Baligant et Charlemagne ?

Bautier (III 21) ne mentionne pas moins de cinq hypothèses plausibles concernant les voies empruntées par Charlemagne au retour de la campagne d'Espagne et susceptibles de contribuer à une localisation exacte de la bataille de Roncevaux : c'est dire si le manque d'informations précises est remarquable. Tout se passe comme si, à partir des Pyrénées, la topologie cessait d'exister et laissait place à un espace qui ne saurait être décrit que par des observations de l'environnement naturel (présence d'arbres, de reliefs montagneux...)[3].

Certes, d'autres toponymes sont évoqués dans le récit, mais ils sont en général accolés à des noms fantaisistes. Dufournet parle d'un amalgame assez curieux et révélateur. Les principautés de l'Espagne musulmane sont évoquées pêle-mêle « dans leur bigarrure » et côtoient d'autres noms exotiques de territoires byzantins, grecs et africains. Certains se transforment même « au gré de l'ignorance ou de la fantaisie du copiste », comme « Chernuble de Munigre » [O. 975] devenant « Cornuble de Valnigre »[V4 916], puis « Mont-Nigre »[Ch LXXXVI (1)] ], (Dufournet 27).

1.2 La population

On constate une certaine diversité des termes employés (adjectifs et noms propres) utilisés pour désigner ses habitants : « païen », « sarrasin », « arrabiz ». Ces noms « les Sarrasins », « les Arabes »...), bien que n'étant pas à proprement parler des synonymes, sont utilisés indifféremment dans le récit pour désigner les habitants de l'Espagne[4]. Il est intéressant de noter que le terme « espagnol » n'est pas récurrent dans l'œuvre : on pourrait parler ici d'une sorte de déni d'appartenance à un territoire géographique susceptible de se trouver dans le giron de la chrétienté. Au contraire, le texte fait plus souvent référence à « des pays sans soleil ni pluie, sans rosée ni blé » (Dufournet 27), des territoires donc radicalement opposés au paysage de référence chrétien et occidental.

Lorsque l'on considère les descriptions de ces « Sarrasins », on remarque rapidement que l'auteur ne se prive pas de verser dans la caricature. Leur chevelure peut « traîner jusqu'à terre », leur peau est noire, ils poussent des « cris d'animaux »... En tant que soldats, leur attitude est féroce, menaçante, mais le principal trait de caractère du Sarrasin est indiscutablement la félonie. Les champs lexicaux, de la traîtrise, de la vilenie et de la couardise sont inlassablement repris dans les descriptions des populations et des soldats présents sur le territoire espagnol.

Leurs actions au cours du récit sont présentées comme étant en adéquation avec ces adjec- tifs. Encore une fois, on constate que les caractéristiques ne sont pas mises en relation directe avec le territoire espagnol, ce qui contraste avec les descriptions du camp carolingien. En effet, la bravoure des pairs francs est entre autres mise en exergue par leurs cris de « Monjoie » (Moignet 71), qu'ils clament malgré le surnombre de leurs ennemis. Le célèbre cri de ralliement des chevaliers français peut être interprété comme le symbole de l'appartenance des combattants (pourtant d'origines très diverses – Normands, Bourguignons, Bretons...) à un territoire dont ils sont fiers et qui leur appartient de droit ; un territoire chrétien. À l'inverse, les soldats sarrasins n'arborent pas de symboles marquant leur appartenance au territoire espagnol. Ils ne possèdent que les caractéristiques négatives provenant de contrées inconnues et étranges. Ils descendent d’un monde mystérieux et dangereux qui rime avec leur trait de caractère évoqué plus haut.

1.3 Les dirigeants

Les dirigeants ennemis de Charlemagne, à commencer par Marsile, semblent être les archétypes sarrasins de la félonie et de la traîtrise. Ils se voient attribuer des adjectifs peu enviables et Turold[5] va jusqu'à établir dans certains passages une hiérarchie dans le caractère « félon » des dirigeants subordonnés à Marsile. Les armes ainsi que les coups qu'ils utilisent sont ceux des couards. Les armes de jet utilisées au combat sont considérées comme des attaques lâches, tout comme le coup dans le dos infligé à Olivier par Marganice (Moignet 65).

Concernant les noms des dirigeants sarrasins, on note la présence récurrente de préfixes à connotation péjorative ou négative (mal-, mar-, fal-, cors-, val-) (Dufournet 26). Il se développe une sorte de désignation qui présage du sort funeste que subiront nombre d'entre eux tout en soulignant leur pouvoir de nuisance, leur altérité et leur dangerosité.

Les dirigeants sarrasins portent également des titres à travers lesquels Turold semble vouloir souligner leur exotisme et leur altérité menaçante. Si Marsile est désigné comme le « roi de Saragosse », son oncle Marganice est « calife », tandis que Baligant est un « émir ». La hiérarchie entre ces différents dirigeants n'apparaît pas toujours clairement, d'autant plus que seule la fonction de Marsile est indiscutablement liée au territoire espagnol à travers la ville de Saragosse.

Le cas de l'émir Baligant est plus intrigant : il n'est pas lié au territoire espagnol, mais ses attaches sont nommées : il arrive de Babylone, avec à sa suite plusieurs rois qui ont juré la perte de Charlemagne. L'aura de Baligant est pourtant présentée comme comparable à celle de l'Empereur. Martin de Riquer explique ceci par la nécessité de mettre en scène un combat épique entre l'Empereur et un dirigeant de même stature (Moignet 86). En effet, Charlemagne ne peut venger la mort de son vassal, Roland, en châtiant un autre vassal, Marsile, mais bien le suzerain de Marsile, Baligant[6].

Pour autant, la représentation de l'émir comme un personnage d'une stature comparable à celle de Charlemagne ainsi que le « climat poétique tout à fait différent » (Keller 1989 p. 81) ont servi à étayer une théorie mettant en doute l'authenticité de l'épisode de Baligant : ce passage aurait-il été ajouté postérieurement à la rédaction du premier récit ? Nous nous garderons de discuter cette question car elle n'est pas primordiale dans l'optique de notre étude.

En fait l'armée de Charlemagne est composée de populations supposément issues de régions hétéroclites, mais unies sous la même bannière, celle du Christ donc celle du bien. Du côté espagnol, nous avons également constaté que les populations – et leurs dirigeants – semblaient partager les mêmes traits : traîtrise, cruauté, sauvagerie... Ce sont les caractères propres aux sympathisants du Malin. Pourtant, une certaine forme de loyauté semble bien régir ce bloc ennemi, puisque Baligant vient en aide à Marsile, son vassal : ici transparaît selon Dufournet la volonté de Turold de présenter une structure sarrasine comparable à la structure carolingienne afin de faciliter la lecture d'un combat du Bien contre le Mal (Dufournet 30)[7]. Quelle est la réalité des faits historiques ?

Des faits historiques au récit : une mise en fiction ?

Il s’agit, sans entrer dans le détail des faits, d’ébaucher une image « historiquement vraie » de la situation en Espagne et des faits, que nous comparerons ensuite à celle « imaginaire ou fantas- mée » véhiculée dans le texte de La Chanson de Roland. Pour ce faire, nous allons souligner trois points importants, à savoir les conflits entre villes espagnoles au cours du VIIIe siècle, les actions de Charlemagne lors de la campagne espagnole ainsi que l'origine de l'attaque qui a visé l'arrière-garde de l'armée franque.

II.1 La rivalité entre villes espagnoles

Au VIIIe siècle, le territoire espagnol est en réalité loin d'être un havre de paix. En 777, le wali de Barcelone et de Gérone, Sulayman al-A'râbî est en conflit ouvert avec l'émir omeyyade de Cordoue, Abd ar-Rahman. Celui-ci, arrivé en Espagne en 755, avait éliminé le gouverneur Yûsuf al-Fihrî pour fonder l'émirat et écraser toute forme de rébellion (Haines 26). Sulayman al-A'râbî souhaite offrir allégeance et soumission à Charlemagne : il entreprend alors un voyage vers Pader- born pour rencontrer le roi franc (Clot 44) et l'assurer de son désir de lui faire allégeance. Il lui propose également la soumission d'alHusayn al-Ansârî, calife de Saragosse ainsi que d'Abu Tawr, wali de Huesca (Bautier III 9).

Charlemagne fait alors l'erreur de croire qu'il lui sera possible, « au prix d'un effort militaire certain, de conquérir au moins une partie de l'Espagne » (Bautier III 10). Fort de l'assurance qui lui a été donnée du soutien des villes de Barcelone, Gérone, Saragosse et Huelva, il prend la route de l'Espagne avec le plus gros de son armée, laissant derrière lui un effectif réduit en jugeant que la situation de conflit avec les Saxons n'empirera pas (Terrasse 40). Ce rappel montre la situation différente d'une Espagne peuplée de païens barbares combattant les uns aux côtés des autres telle décrite par le récit. En réalité, les gouverneurs des différentes villes ou provinces concluent des alliances, mais nourrissent également des ressentiments et de la méfiance les uns envers les autres, ce que Charlemagne a justement l'intention d'utiliser à son avantage (Bautier III 17).

II.2 Le comportement de Charlemagne en Espagne

Évoquons à présent un autre point sur lequel le récit de Turold et la vérité historique diffèrent totalement : celui des actions menées par l'armée carolingienne en Espagne. En 778, le futur empereur, Charlemagne, a accepté la proposition de Sulayman al-A'râbî et entrepris le voyage vers l'Espagne. À Pampelune, il retrouve Sulayman ainsi qu'Abû Tawr, qui reconnaissent son autori- té sur leurs territoires (Bautier III 13). Cependant, à la suite d'un différend avec l'émir omeyyade de Cordoue, al-Husayn al-Ansârî s'est enfermé dans Saragosse, ville fortifiée. Lorsque Charlemagne trouve les portes closes, il est face à un dilemme : la prise de Saragosse par la force n'est pas garantie, et il lui faudrait jeter trop de forces dans la bataille. La retraite semble être la meilleure option, mais comment s'assurer qu'il ne sera pas trahi de nouveau ? Il décide par conséquent de prendre Suleyman en otage et de l'emmener avec lui. Celui-ci sera cependant délivré au cours d'un raid mené par ses fils (Bautier III 18). L'itinéraire suivi par Charlemagne passe par la ville de Pampelune, qui est mise à sac par l'armée franque. Ce fait est établi et contribue à la décision de Charlemagne de rentrer définitivement en prenant le chemin des Pyrénées (Bautier III 21). Le pillage de la ville a fourni un butin considérable, qu'il faut maintenant ramener vers le siège du royaume.

Encore une fois, nous constatons que la trame des faits historiques établis est tue par Turold, et on comprend facilement pourquoi : le roi a été trompé. Il s'est déplacé avec toute son armée pour trouver porte close et se venger par la suite sur une ville à proximité avant de voir son arrière-garde attaquée et dépouillée d'une bonne partie de son butin dans les Pyrénées. Il est impos- sible de présenter cette histoire sous un jour positif : il faut donc occulter les causes de ce camouflet en transformant les suites du sac de Pampelune en une bataille héroïque contre de lâches agresseurs[8].

III - Les raisons de la caricature des faits historiques

La description de l'Espagne dans La Chanson de Roland se caractérise par des exagérations, des inventions, mais également par des omissions ainsi que des contrevérités[9].

III.1 La représentation de l'Espagne au service de l'épopée

C'est pourtant une autre caractéristique de la chanson de geste qui va nous intéresser tout particulièrement dans notre interprétation : le fait que les batailles narrées dans les chansons de geste opposent presque systématiquement chrétiens et païens, et ces païens sont presque toujours des musulmans, des « sectateurs de Mahomet » (Keller 359). Keller insiste sur le fait que la chanson de geste « n'est rien d'autre qu'une variantedu genre général de l'épopée » (Keller 358). Comme nous l'avons montré, la représentation de l’Espagne, de ses habitants et des événements qui s'y déroulent a été modifiée : cette transformation a été faite dans le but de conférer un caractère épique à La Chanson de Roland[10]. Il s’agit d'une simplification outrancière. La population, décrite à travers les soldats, semble mue par la seule volonté de nuire à l'empire carolingien, il n'est pas fait mention de rivalités entre villes ou provinces : seule la ville d'un traître a résisté à une campagne carolingienne censée avoir été glorieuse et conquérante.

Cependant, l'influence de ce « mal », contre lequel le « bon » roi Charlemagne va batailler, s'étend au-delà de la Méditerranée, prenant des proportions tentaculaires. La promptitude avec laquelle l'émir Baligant arrive en Espagne pour attaquer Charlemagne fait planer une menace constante en lui conférant une sorte d'omniscience et d'omniprésence étrange contre laquelle seul le bras du futur Empereur, guidé par la force divine, aura le pouvoir de lutter.

III.2 La désignation de l'ennemi : l'islam en tant que forme de paganisme

L'antagonisme entre le Bien et le Mal s'appuie donc sur une représentation déformée de l'Espagne et de ses habitants, dont les mœurs, en dehors de l'indiscutable « paganisme » semblent particulièrement floues. En effet, si on relève dans La Chansonde Roland des termes faisant ouverte- ment référence au culte de Mahomet, on y fait également mention de l'idolâtrie d'icônes (notamment lors de l'attaque de Saragosse), alors que l'islam est bien entendu hostile à la représentation du divin.

On comprend alors que ce ne sont pas tant les caractéristiques intrinsèques de la religion musul- mane qui sont visées, mais plus généralement toutes les formes de paganisme. Dufournet évoque « l'ignorance, l'indifférence envers l'islam réel, la répulsion instinctive », mais également « la projec- tion inconsciente des tares de l'Occident chrétien, de la sauvagerie, de sapropension à l'idolâtrie révélée par le culte des saints et des reliques » (Dufournet 29). Le Sarrasin – et donc l'habitant du territoire espagnol – incarne l'altérité inquiétante, devient « le supportdes fantasmes, des tentations et des vices du monde chrétien » (Dufournet 29).

Il est intéressant de noter que l'Espagne en tant que territoire n'est pas considérée comme une terre impie, bien au contraire : « la claire Espagne » (Dufournet 30) est un territoire riche, une ancienne terre chrétienne à libérer vers laquelle Roland se tourne d'ailleurs pour mourir. La Chan- son de Roland n'en fait donc pas un lieu abominable, patrie de païens cruels, mais considère plutôt la péninsule ibérique comme un espace revenant de droit aux Francs et occupé à tort par des dirigeants félons, soutenus par des forces extérieures plus ou moins mystérieuses et menaçantes

III.3 L'exemple de l'Espagne en tant qu'objet de propagande

Pour terminer, il nous reste à évoquer les enseignements que les lecteurs (ou auditeurs) de Chanson de Roland ont eu à tirer de l'exemple espagnol tel qu'il leur a été présenté au XIe ou XIIe siècle. Le paganisme n'y est pas présenté comme une fatalité : certes, plusieurs milliers d'habitants de Saragosse refusent de se convertir au christianisme et subissent un châtiment considéré comme juste, mais les païens reniant leur « mauvaise » foi se voient offrir la possibilité de jouir des mêmes droits que les autres chrétiens. Le baptême de Bramimonde en est un exemple éclatant : reine d'Espagne, elle acquiert le statut de sainte, montrant ainsi que l'islam peut être renié, du moment qu'une mission de christianisation est menée à bien sur le territoire. La conquête de l’Espagne implique en ce sens tout un programme idéologique. Il ne s’agit pas d’une simple conquête, mais d’un retour à la normale, d’un rétablissement d’un ordre chrétien qui aurait été temporairement bouleversé par la domination musulmane.

Ce genre de « mission » évoque bien entendu les croisades menées à partir de la fin du XIe siècle et qui emmèneront les chevaliers occidentaux à Jérusalem : ce sont bien ces opérations que saint Gabriel évoque à Charlemagne dans le rêve qui clôt La Chanson de Roland. La généralisation, la simplification et la désignation de l'Espagne comme le théâtre d'une lutte entre le Bien chrétien et le Mal musulman et païen est instrumentalisée afin de promouvoir les croisades et d'affirmer leur nécessité : on comprend que beaucoup d'exagérations, d'inventions et d'omissions ont pour but de créer un climat de peur et une volonté de christianiser des territoires et de « protéger » d'autres chrétiens des nuisances liées au paganisme. Ainsi, l'évocation des connexions de Marsile avec l'émir Baligant, qui lui-même fait planer une menace sur le monde occidental de l'époque avec son aspect tentaculaire et ses 17 rois ayant juré la perte de Charlemagne, vise à justifier des interventions chrétiennes à n'importe quel endroit du monde connu. En cela, on peut dire que l'Espagne sert d'exemple susceptible de justifier les actions futures du Pape ou de n'importe quel dirigeant chrétien

Conclusion

L'Espagne est considérée dans La Chanson de Roland comme le théâtre principal des événements, mais les indications géographiques précises sont presque absentes du texte, ce qui confère en quelque sorte à la péninsule ibérique un caractère d'espace peu structuré, dans lequel les différentes villes ou régions ne jouent pas un rôle prépondérant. D'ailleurs tous les différends existants lors des événements de 778 ont été gommés, les conflits entre villes espagnoles ne sont pas évoqués et la trame de l'histoire s'en trouve profondément simplifiée.

Cette simplification s'applique également aux dirigeants de l'Espagne et à leurs alliés, présentés comme les épiques ennemis des héros Roland et Charlemagne, et auquel on a conféré des caractéristiques identiques : félonie, cruauté, traîtrise. Leur nombre semble inépuisable, leur omni- présence fait planer une menace presque constante contre laquelle seul Dieu, à travers Charlemagne, peut protéger les chrétiens. Tous ensemble, ils forment une sorte d'axe maléfique, et leur unité est telle que les caractéristiques des sarrasins d'Espagne s'appliquent uniformément à l'ensemble de ces « autres », tantôt désignés comme des païens, tantôt comme des adorateurs de Mahomet.

Le rôle de repoussoir joué par les populations sarrasines d'Espagne sert donc, à travers la chanson de geste épique, à faire régner l'angoisse de l'autre, du païen et des dangers qui planent sur les chrétiens occidentaux. On peut ainsi parler d'une instrumentalisation de l'image de l'Espagne dans un but de propagande et de promotion des croisades postérieures à sa rédaction par Turold.

Bibliographie

[Jonin 1979] Jonin, Pierre,  La Chanson de Roland,1979, Introduction, traduction et notes de Pierre Jonin, Paris, Gallimard.

[Bautier 1991] Bautier, Robert-Henri,  1991, Recherches sur l'histoire de la France médiévale, Hamphshire, Variorum.

[Arié 1997] Arié, Rachel,  1997, Aspects de l’Espagne musulmane. Histoire et culture, Paris, Editions de Boccard.

[Dufournet 1993] Dufournet, Jean,  (1993) La Chanson de Roland, Manchecourt, GF-Flammarion..

[Haines 1889] Haines, Charles Reginald,  1889, Christianity and Islam in Spain, A. D. 756-1031]], London, Kegen Paul, Trench & co.

< https://archive.org/details/christianityand00haingoog >

[Keller 1989] Keller, Hans-Erish,  ,1989, Autour de Roland – Recherches sur la chanson de geste, Paris, Champion-Skatkine.

[Kibler 2006] Kibler, William W.,  2006, Approaches to Teaching the Song of Roland.,New York: The Modern Language Association of America.

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[Moignet 1978] Moignet, Gérard,  1978, La Chanson de Roland. Paris, Bordas.

[Nirenberg 2001] Nirenberg D., 2001, Violence et minorités au Moyen Age, Paris, PUF.

[Rucquoi 2002] Rucquoi A., 2002, L’Espagne Médiévale, Paris, Les Belles Lettres,

[Terrasse 1958] Terrasse H.,1958, Islam d'Espagne : Une rencontre de l'Orient et de l'Occident, Paris, Plon

Notes de l'article

  1. Le genre littéraire auquel l'ouvrage appartient est celui de la chanson de geste (Dufournet 1993 p. 13). Ce genre littéraire rend toute référence à un auteur unique plus difficile, car une chanson de geste a bien entendu fait l'objet de plusieurs transmissions orales avant d'être couchée sur le papier. Mais Turold est reconnu comme l'auteur de la version d'Oxford (Dufournet 1993 p. 17).
  2. Neuf manuscrits du texte nous sont parvenus, dont un (manuscrit d'Oxford du début du XIIe siècle, le plus ancien et le plus complet) est en anglo-normand. Ce dernier, redécouvert par l'abbé de La Rue en 1834, est considéré par les historiens comme étant l'original. C'est donc lui que l'on désigne quand on parle sans autre précision de la Chanson de Roland
  3. Cette absence de rigueur dans les indications géographiques contribue certainement à une assimilation de l'Espagne à la ville de Saragosse (seule indication toponymique exacte au sud des Pyrénées).
  4. L’idée d’une unité de l’Espagne relève de la terminologie classique romaine, sans avoir aucune correspondance dans la réalité politique du Moyen Age, si on fait abstraction du couronnement éphémère d’Alphonse VII en 1135 (« empereur de toute l’Espagne »).
  5. Turold ou Turoldus est un prénom qui figure au dernier vers de la plus ancienne rédaction de la Chanson de Roland (manuscrit d’Oxford), composé en langue anglo-normande vers 1090 : « Ci falt la geste que Turoldus declinet ».
  6. Le fait que Babylone soit bien éloignée de l'Espagne (sans compter l'absence de vraisemblance historique que nous évoquerons plus loin) n'empêche pas l'émir de mettre en jeu sa suprématie contre Charlemagne, qui ne le vainc qu'avec l'aide de saint Gabriel.
  7. Nous pouvons retenir que l'Espagne, à travers les relations nouées par le roi de Saragosse, semble donc soutenue par des forces étrangères dont l'exotisme et l'éloignement accentuent l'aspect étrange et menaçant.
  8. D'ailleurs, l'identité de ces guerriers ayant mené l'attaque le 15 août 778 diffère également des écrits de Turold. En fait de Sarrasins, ce sont plutôt les Vascons qui ont attaqué l'armée carolingienne passant les Pyrénées (Bautier III 11). Cette attaque trouve ses causes directes dans le sac de Pampelune, mais étant donné que celui-ci a été occulté dans le texte il faut bien présenter un autre coupable. Bien évidemment, le caractère lâche, fourbe et cruel des Sarrasins décrits par Turold rend indiscutable leur implication dans l'attaque de l'arrière-garde franque : cette action ne peut avoir été menée que par le traître dirigeant de Saragosse. Cette transformation va permettre d'établir une lecture manichéenne des événements, tout en dédouanant Charlemagne, qui ne porte, selon Turold,aucune responsabilité dans l'attaque que son armée subit.
  9. Une chanson de geste illustre un poème narratif dont la trame du récit est basée sur des exploits héroïques. En règle générale, les héros en question sont des chevaliers français qui luttent pour leur roi ou leur suzerain (Moignet 3). Ces chansons étaient propagées au Moyen-Âge par des interprètes qui exerçaient la fonction de jongleur, voire de troubadour ou de ménestrel, ce qui signifie qu'elles appartiennent à la « littérature orale » (Moignet 3). Le caractère malléable du texte se prête donc très bien à la déformation, à l'enjolivement, selon l'inventivité et l'intention du narrateur, qui peut à sa guise remodeler certains passages
  10. Par exemple, la structure hiérarchique sarrasine, calquée dans l'œuvre sur celle des Francs, malgré le fait qu'elle ne soit pas exacte, permet une identification aisée de l'ennemi et une progression successive de l'importance des ennemis rencontrés, depuis les douze pairs de Marsile vers le calife Marganice, puis enfin le tout-puissant émir Baligant.

Voir aussi

Liens externes