Les légendes épiques (1908) Bédier/Vol. 4/Gormond et Isembard/Recensement

De Wicri Chanson de Roland
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Joseph Bédier
Les légendes épiques - 1908

Recherches sur la formation des chansons de geste.
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Cette page introduit un extrait du chapitre Gormond et Isembard du volume IV des légendes épiques de Joseph Bédier.

Avant-propos

Nous avons fait apparaître explicitement les titres des sections (qui sont énumérées en tête du chapitre).

Les notes de bas de page ont été regroupées et ne respectent pas la numérotation originale de l'article.

Le texte original

Recensement des textes principaux

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Gormond et Isembard est un roman remarquable à bien des titres, mais d’abord pour son ancienneté.

Hariuf

Hariulf[1], moine de Saint-Riquier en Pontieu, en parle déjà dans la chronique de son abbaye [2], qu'il acheva en l’année 1088[3].

Il est fort peu de chansons de geste, s’il en est une seule, dont l’existence soit attestée à une date aussi haute.

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Voici ce témoignage, qui se lit au livre III, chapitre XX, de la Chronique de Saint-Riquier :

« Après la mort de Louis [Louis le Bègue, † 879], ses fils Louis [Louis III de France, † 882] et Carloman [ † 834] [NDLR 1] se partagèrent le royaume. Sous leur règne, il arriva par la volonté de Dieu qu’une multitude innombrable de païens franchirent les frontières de la France, sous la conduite de leur roi Guaramond [Guaramundus), lequel, à ce qu’on rapporte, après avoir soumis de nombreux royaumes à sa très cruelle domination, voulut' encore régner sur la France.-Il avait été engagé en cette entreprise par un certain Esembard (Esembardus). Celui-ci, Franc de noble origine, s’était attiré la colère du roi Louis : traître à son pays natal, il exhortait ces peuples barbares à envahir nos frontières. Mais, parce que les circonstances de ces événements sont rapportées par les chroniques, et parce qu’en outre elles sont répétées chaque jour et chantées par les gens de notre pays, tenons-nous-en à ce résumé, omettant le reste. Qui voudra savoir le tout, ce n’est pas notre écrit, c’est l’autorité des anciennes gens du pays qui le lui apprendra (Sed quia quo modo sit factum non solum historiis, sed etiam patriensium memoria quotidie recolitur et cantatur, nos, pauca memorantes, caetera omitlamus, ut qui cuncta nosse anlielat, non nostro scripto, sed priscorum auctorilate doceatur). »

Après avoir rapporté comment, à l'approche des barbares, les moines de Saint-Riquier s’enfuirent, emportant leurs reliques, Hariulf poursuit en ces termes:

« Les envahisseurs, ayant abordé sur nos rivages, débarquèrent et parcoururent les provinces de Vimeu et de Ponlieu. Ils détruisirent les églises, égorgèrent les chrétiens, répandirent par toute la région le sang et la mort. La très glorieuse église de Saint-Riquier était trop grande et trop solidement construite pour qu’ils réussissent à la renverser. Ils l’incendièrent donc, après l’avoir dépouillée de tous les ornements que nos frères n’avaient pu emporter dans leur fuite. Or le roi Louis combattit ces barbares dans le Vimeu. Il triompha d’eux et tua leur roi Guaramond. Des milliers d’infidèles furent tués, les autres mis en fuite. On dit que dans cette bataille le roi Louis, à force de frapper, se fit des lésions internes, dont il mourut quelque temps après. Il avait régné deux ans, trois mois et vingt-quatre jours. »
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Chaque phrase de ce texte est digne d’attention. L’expédition de Guaramond et d’Esembard y est résumée à grands traits, mais qui se retrouveront les mêmes dans les romans. Hariulf croit écrire une page de l’histoire vraie de son église. Il connaît, nous dit-il, Guaramond et Esembard par des historiae, c’est-à-dire par des chroniques latines ; il les connaît aussi par des récits que l’on raconte et par des poèmes que l'on chante (recolitur et cantatur). Il considère ces poèmes comme des œuvres locales (patriensium memoria rccoütur[4]), qui se fondent sur la tradition reçue des anciens du pays (priscorum auctoritas').

Le fragment de Bruxelles

Quel regret qu’il n’ait pas analysé avec plus de détail les poèmes « qui se chantaient chaque jour » à la porte de son abbaye ! A leur défaut, nous possédons du moins un débris d’un roman sans doute assez semblable à ceux qu’il entendit. C’est le texte connu sous le nom de Fragment de Bruxelles[5].

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Il se compose de 661 octosyllabes, qui forment vingt- trois laisses assonancées. Dans l’une des scènes, quatre vers sur une même assonance se répètent les mêmes après chaque laisse, à la manière d’un refrain. Cette technique ne se retrouve en nulle autre chanson de geste. On est en peine de dire à quelle région de la France du Nord le poète appartenait : comme il arrive presque toujours pour les textes assonances, l’examen linguistique n’a donné que des résultats incertains [6] . Quant à la date du roman, plusieurs critiques l’ont fait remonter jusqu’au temps de la chronique d’Hariulf, voire un peu plus haut [7] ; d’autres l’ont attribué à la fin du XIIe siècle et même au commencement du xm c seulement [8] . C’est un écart de plus d’un siècle.

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A ces dates extrêmes, il convient de préférer celle que G. Paris a proposée [9] en 1902 et soutenue par de forts arguments [10] : le roman que nous représente le Fragment de Bruxelles peut être placé, dit- il, « vers la fin du premier tiers du xn c siècle ». G. Paris a établi en outre qu'il est postérieur à la Chanson de Roland. Mais de combien d’années ? Dans la série qui comprend la Chanson de Roland, la Chanson de Guillaume, la Chanson du Pèlerinage, la Chanson du Couronnement de Louis, quelle est sa place? et réussira- t-on un jour à fixer cette chronologie ?

Le Fragment de Bruxelles ne nous a conservé que quelques-uns des derniers épisodes du roman. Heureusement, nous disposons de deux autres textes.

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Philippe Mousket

C'est d'abord un récit de Philippe Mousket. En sa Chronique rimée [11] il a résumé, avec sa sécheresse, mais aussi, selon toute apparence, avec sa fidélité coutumières, une version de Gormond et Isembard qui avait cours de son temps, vers l’an 1230.

Lohier et Mallart

En outre, vers l’an 1330, fut composée une nouvelle rédaction en vers de Gormond. Elle ne nous a pas été conservée, mais nous savons qu'en 1413 Marguerite de Joinville [12] l’avait « dérimée pour l’insérer dans un roman à tiroirs de sa composition, intitulé Lohier et Mallard, lequel s’est à son tour perdu. Nous le connais sons pourtant par une traduction en prose allemande, intitulée Lohcr und Mallcr [13] . Nous devons cette traduc tion, faite en 1437, à la propre fille de Marguerite, Élisabeth de Lorraine, comtesse de Nassau et de Saarbrück. (Je citerai par la suite son livre sous le titre de son modèle français, Lohier et Mallart [14] .)

Notes de l'article

  1. Hariulf, né vers 1060, moine à Saint-Riquier jusqu’en 1105, puis abbé d’Oudenbourg en Flandre, mort en 1143.
  2. Chronique de l’abbaye de Saint-Riquier, par Hariulf, publiée par Ferdinand Lot, Paris (Collection de textes pour servir à l'étude et à l'enseignement de l’histoire), 1894, p. 141.
  3. Il l’a revisée en 1104; il n’est donc pas impossible que le passage qui nous intéresse ait été composé seulement à cette date.
  4. Ilariulf, qui étail né dans le Pontieu (Pontivo na us), appelle les habitants du Pontieu patriotae nostrates (p. 28). Cf. l’introduc- hon de M. F. Lot, p. v. Patrienses désigne donc ici sous sa plume les gens du Pontieu.
  5. Il se compose de deux feuillets de parchemin, détachés d’une reliure. Il a été publié quatre fois : par do Reiffenberg, La mort du roi Gormonil, en son édition delà Chronique riméede Philippe Mouskes, Bruxelles, 1838, t. II, p. ix ;—par Aug. Scheler, LaMort de Gormond, dans le Bibliophile belge, t. X, 1875, p. 149 (tirage ll Part, Bruxelles, 1870); — par Robert Ileiligbrodl, Fragment de Gormond et Isembard, dans les Bomanische Studien, t. III, 1878, P- 501 ( c f. t. IV, 1879-80, p. 119 ; par Alphonse Bayot, Gormond Isembart, reproduction pholocollographique du manuscrit unique, II, ISI, de la Bibliothèque royale de Belgique, avec une Conscription littérale, Bruxelles, 1906. — L’écriture du manuscrit, au jugement de M. Bayot, est du xm e siècle. M. A. LSngfors (Neuphilologische Millheilungen, 1910, p. 24), remarquant que les lettres ornées sont alternativement rouges et vertes, ce qui est un signe d’ancienneté, confirme cette datation.
  6. Plusieurs érudits ont cru y reconnaître des traits dialectaux du Nord-Est, M. Ileiligbrodt notamment (p. 511 et suiv.), et G. Paris (voyez son Esquisse historique (le la littérature française au moyen âge, 1907, p. 72). D’autres, M. K. Voretzsch notamment, l’attribuent plutôt à Pile de France (voyez son Einführung in (las Sludium (1er altfranzôsischen Literatur, 1905, p. 208, et son compte-rendu de l’édition de M. Alphonse Bayot, dans le Litera- turblatt für germanische und romanische Philologie, 1900).
  7. M. Zenker (DasEpos von Isembard und Gonnund, p. 6).
  8. Voyez une étude de M 110 Kerstin Ilard af Segerstad intitulée Sur l'âge et l’auteur du Fragment de Bruxelles, dans les Mélanges Geijer, Upsal, 1901, p. 125.
  9. Après des hésitations, qui représentent assez bien l'étendue des oscillations de la critique et la difficulté du problème. Dans 1 Histoire littéraire de la France (t. XXVIII, 1881, p. 251 ), G. Paris attribue le Fragment de Bruxelles « à la première moitié du x n° siècle », mais à la «seconde moitié du xi e siècle », au § 22 de sa Littérature française au moyen âge (l rc édition, 1888); dans la deuxième édition de ce livre (1890), il conserve le texte du § 22 ; mais dans le Tableau chronologique ajouté en appendice, il classe le Fragment parmi les ouvrages composés « dans le premier tiers du xii c siècle » ; enfln, dans son Esquisse historique de la littérature française au moyenâge, publiée en 1907, écrite en 1901, il propose comme date (p. 72) « la fin du xi c siècle ».
  10. Voyez la Romania, t. XXXI (1902), p. 445. G. Paris y rend compte du mémoire de M Ue Kerstin Hard af Segerstad. « Le poème, écrit-il, n’est pas du xi e siècle, comme le démontre le pas sage (v. 375 ss.) où le roi dit qu’il tient son fief de saint Denis : le r °i de France n’a été feudataire de l’abbaye de Saint-Denis qu’à Partir de 1082, où Philippe I er est devenu comte du Vexin et avoué de Saint-Denis, et il a fallu un certain temps pour que cette notion se répandît dans le peuple... Il semble même que ce n’est que bouis VI qui reconnut formellement le lien féodal qui l’unissait à 1 abbaye: Comitatum Vilcassini.. rex Francorum Ludovicus Phi- li Ppi... in pleno capitulo beati Dionysii professus est se ab eo haberet e ljure signiferi, si rex non essel, hominium ei debere (Suger, éd. Lecoy, p. 102). C’est en 1124 que le roi fit cette déclaration et Lva pour la première fois la bannière de Saint-Denis, devenue la bannière royale. »
  11. Édition Reiffenberg, Bruxelles, 1838, t. II, p. 74, vers 14039- 14296. Ce passage a été réimprimé par Bartsch et Uorning, La langue et la littérature françaises au moyen âge, 1887, col. 429- 436.
  12. Comtesse deWidemont et dame de Joinville, femme du duc Ferri de Lorraine. Elle était arrière-petite-fille du chroniqueur Joinville.
  13. On en a deux manuscrits du xv c siècle et une édition, publiée en 1514. Simrockl’a mis en allemand moderne : Loher und Maller, Ritterroman erneuert von K. Simrock, Stuttgart, 1868, et c’est de ce renouvellement que nous nous servirons en ce travail.
  14. C’est le titre d’une étude de Gaston Paris, publiée dans l'Histoire littéraire delà France, t. XXVIII, p. 421.

Voir aussi

Notes de la rédaction
  1. En fait, Carloman II est décédé 6 décembre 884.