La légende des paladins (1877) Autran/XIII - Bramidonie

De Wicri Chanson de Roland
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XIII - Bramidonie

La lyre à sept cordes (1877) Autran, Gallica page f209.jpg[207]

Derrière la sierra dont il dorait la neige,
Le soleil, dont la course en automne s’abrége,
Descendait. Les oiseaux, voletant dans le bois,
Lui chantaient leurs adieux de leur plus douce voix ;
Et, seul, en ce moment, l’archevêque en prière
Marchait silencieux dans la verte clairière.
Or, pendant qu’il allait disant ses orémus,
Écoutant le zéphyr dans les rameaux émus,
Et, sous l’épais feuillage où la lueur s’épanche,
Regardant les oiseaux voler de branche en branche,
Une femme à ses yeux apparut. Sa beauté,
A cette heure du soir et dans cette clarté,
Brillait d’un tel éclat que le fier patriarche
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Suspendit à la fois sa prière et sa marche.
Les yeux, d’un bleu profond, étaient de la couleur
Du ciel pendant la nuit. Soit ivresse ou douleur,
Les cheveux dénoués, sous la perle et l’opale.
Tombaient, et leur flot noir inondait un front pâle.

« Qui donc es-tu, dit-il, toi qui viens en ce lieu
Troubler l’homme absorbé par la gloire de Dieu ?
Si tu n’es pas un ange, es-tu quelque génie
Échappé de l’enfer ?

Échappé de l’enfer ? ― Je suis Bramidonie,
Lui dit-elle, je suis l’épouse du vieux roi
Marsille, et c’est ton Dieu qui m’amène vers toi.
Une voix, chaque soir, dès longtemps entendue,
Me parlait ; je m’en suis vainement défendue :
Il a fallu céder. J’ai fui, non sans frémir ;
Furtive, j’ai quitté le palais de l’émir.
Par les champs non frayés, par les sentiers de ronce,
Par les rocs, noirs témoins dont le sourcil se fronce,
J’ai couru tout le jour ; j’allais, dans mon effroi,
Croyant toujours entendre un pas derrière moi.
J’arrive enfin, je mets cette main dans la tienne,
Et te dis à genoux : Je veux être chrétienne !
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— Qu’il en soit de ce cœur, épondit l’homme élu,
Qu’il en soit aujourd’hui comme Dieu l’a voulu :
Au nom du Père, au nom du Fils, je te baptise.
Au nom du Dieu vivant, reine, entre dans l’Église !
Mais, quel que soit le sceau de ta nouvelle foi,
Retourne à ton époux et retourne à ton roi.
Il est écrit là-haut, dans une loi jalouse :
Rien ne désunira le mari de l’épouse. »
Va donc ; et, si tu peux, douce et tendre pour lui,
Communique à son cœur la clarté qui t’a lui. »

Au palais de l’émir la reine revenue
Dit ce qu’elle avait fait, d’une voix ingénue.
Hélas ! qui peut toucher le cœur des scélérats ?
« Puisqu’il en est ainsi, tu mourras, tu mourras !
Dit le Maure en courroux ; tu porteras la peine
De cette trahison ! » Puis il saisit la reine
Pour la précipiter de sa tour à créneaux
Dans le torrent qui roule au bas ses sombres eaux.
En vain la faible femme aux pierres des murailles
Se cramponnait des doigts ; le mari sans entrailles.
Insensible à ses pleurs, à ses gémissements,
La jeta du sommet aux gouffres écumants.
Ce fut affreux… La tour est très-haute, l’abîme
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Effroyable. On put voir cette pâle victime,
La tête échevelée et les mains en avant,
Tourbillonner dans l’air comme une paille au vent,
Et venir se briser sur les roches profondes
Du torrent, qui la prit aussitôt dans ses ondes
Et longtemps la roula dans son cours orageux,
Comme un lis que le vent lui jette dans ses jeux.
Au bruit de cette mort cruelle : « Pauvre femme !
Dit Turpin ; après tout, elle a sauvé son âme.
La voilà dans le ciel où sa palme a fleuri ;
Et le diable, du moins, n’aura que le mari ! »