La Chanson de Roland/Léon Gautier/Édition classique/1881/Introduction/Premiers chants

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IV. – Les premiers Chants


Que, dès le règne de Charlemagne, il ait existé des chants populaires spécialement consacrés à Roncevaux et à Roland, la chose ne paraît pas douteuse. Qu’aucun de ces chants ne soit parvenu jusqu’à nous, le fait n’est que trop certain.

Mais quelle pouvait bien être la nature de ces chants primitifs ?

Ici, les érudits se divisent en deux groupes. Les uns affirment que ces premiers chants ont été épiques ; les autres n’y voient que des cantilènes, ou, pour parler plus clairement, de vraies chansons populaires, semblables aux rondes de nos enfants ou à ces complaintes naïves que certains chanteurs

font entendre dans les rues de nos villages ou de nos villes.

Rien ne se ressemble moins que ces deux familles de poëmes, et leurs caractères n’ont rien de commun.

L’épopée, qui présente toujours un certain développement, est toujours chantée par des gens du métier : tels furent les aèdes chez les Grecs ; tels furent ces chanteurs de nos vieux poëmes français qu’on appelle les jongleurs.

Les cantilènes, au contraire, qui sont courtes et faciles à retenir, sont chantées par tout un peuple.

Or nous possédons deux textes historiques qui nous font voir, en effet, tout un peuple occupé en France à chanter certains poëmes rapides et brefs.

En 620, saint Faron, qui devait être un jour évêque de Meaux, sauva la vie à certains ambassadeurs saxons que Clotaire voulait faire périr. Cette belle action se mêla fort naturellement, dans les souvenirs du peuple, à la grande victoire que ce même Clotaire remporta, deux ans plus tard, sur toute la nation saxonne. De là une chanson populaire dont Helgiaire, le biographe de saint Faron, nous a transmis quelques fragments au IXe siècle, et dont il nous dit « qu’elle était sur toutes les lèvres, et que les femmes la chantaient en chœur en battant des mains[1] ». Certes, de tels mots ne sauraient s’appliquer à un chant épique.

Conteste-t-on la valeur de ce premier texte ? en voici un second qu’aucun juge ne saurait récuser. Il s’agit de cet autre

Roland, de cet illustre capitaine de Charlemagne, de ce Guillaume qui a donné naissance à l’une de nos trois grandes gestes, de ce duc d’Aquitaine qui en 793 sauva la France des Sarrasins, de ce vaincu de Villedaigne dont la popularité peut se comparer à celle du vaincu de Roncevaux[2].

Un biographe de Guillaume (il vivait au XIe siècle) nous apprend que son héros était l’objet de mille chants populaires : « Quels sont les chœurs de jeunes gens, quelles sont les assemblées des peuples, quelles sont surtout les réunions des chevaliers et des nobles, quelles sont les veilles religieuses qui ne fassent doucement retentir, qui ne chantent son histoire en cadence, modulatis vocibus[3] ? »

De ce texte si important on peut tirer deux conclusions.

La première, c’est qu’il ne s’agit point ici de chants épiques. Une épopée, en effet, n’a jamais été chantée en chœur par toute une nation. Elle est bien trop longue et bien trop compliquée. Et tous les termes du biographe de Guillaume ne conviennent réellement qu’à des chants courts, vifs, populaires, mélodiques, moitié narratifs et moitié lyriques, tels que nous en posséderons plus tard un si grand nombre.

Notre seconde conclusion sera peut-être aussi rigoureuse.

Si Guillaume a donné lieu à des chants populaires, il n’a pu en être autrement de notre Roland, dont la gloire était, à tout le moins, aussi considérable.

Donc nous pouvons textuellement appliquer à Roland tout ce que le biographe de Guillaume nous apprend ici de son héros. Roland, lui aussi, a été chanté par tout un peuple.

Et nous ajouterons que ces premiers chants, ici encore, étaient nécessairement lyriques.

L’Épopée n’est venue que plus tard.

Nous avions autrefois pensé que les auteurs de nos plus anciens poëmes n’avaient guère eu qu’à souder ensemble ces cantilènes populaires pour en faire une seule et même chanson de geste. « Les premières chansons de geste, avions-nous dit, n’ont été que des bouquets ou des chapelets de cantilènes. »

Cette opinion était excessive. Nous sommes aujourd’hui convaincu que nos premiers épiques n’ont pas soudé réellement, matériellement, des cantilènes préexistantes. Ils se sont seulement inspiré de ces chants populaires ; ils en ont seulement emprunté les éléments traditionnels et légendaires ; ils n’en ont pris que les idées, l’esprit et la vie. Et ils ont trouvé tout le reste.


  1. Voici ces huit vers et tout le passage d’Helgaire : « Ex qua victoria carmen publicum juxta rusticitatem per omnium pene volitabat ora ita canentium, feminæque choros inde plaudendo componebant :
    De Chlotario est canere rege Francorum,
    Qui ivit pugnare in gentem Saxonum.
    Quam graviter provenisset missis Saxonum,
    Si non fuisset inclytus Faro de gente Burgundionum !
    Et, in fine hujus carminis :
    Quando veniunt missi Saxonum in terram Francorum
    Faro ubi erat princeps,
    Instinctu Dei transeunt per urbem Meldorum
    Ne interficiantur a rege Francorum.
    Hoc enim rustico carmine placuit ostendere quantum ab omnibus ce leberrimus habebatur. » (Vita sancti Faronis, Meldensis episcopi ; Acta sanctorum ordinis sancti Benedicti, sæcul. II, p. 617. – Historiens de France, III, 505.)

  2. Guillaume avait été nommé par Charles en 790 duc de Septimanie, de Toulouse ou d’Aquitaine. En 793, Hescham, successeur d’Abd-al-Raman II, proclama l’Algihad ou guerre sainte, et cent mille Sarrasins envahirent la France. Guillaume alla au-devant d’eux, les rencontra près de la rivière de l’Orbieux, à Villedaigne, leur livra bataille, fut vaincu malgré des prodiges de valeur, mais força par cette résistance les Sarrasins à repasser en Espagne. Ce même Guillaume se retira en 806 au monastère de Gellone, qu’il avait fondé, et y mourut en odeur de sainteté le 28 mai 812. — V. l'excellente Dissertation de M. Révillout sur la Vita sancti Willelmi.

  3. Le texte latin mérite d’être cité : « Quæ enim regna, quæ provinciæ, quæ gentes, quæ urbes Willelmi ducis potentiam non loquuntur, virtotem animi, corporis vires, gloriosos belli studio et frequentia triumphos ? Qui chori juvenum, qui conventus populorum, præcipue militum ac nobilium virorum, quæ vigiliæ sanctorum dolce non resonant et modulatis vocibus decantant qualis et. quantus fuerit ; quam gloriose sub Carolo glorioso militavit ; quam fortiter quamque victoriose barbaros domuit… ; quanta ab iis pertulit, quanta intulit ac demum de cunctis regni Francorum finibus crebro victos et refugas perturbavit et expulit » (Acta Sanctorum maii, VI, 811.)