La Chanson de Roland/Léon Gautier/Édition classique/1881/Introduction/Le poème

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V. – Le poëme


La Chanson de Roland, telle que nous la possédons aujourd’hui, n’est pas, sans doute, la première épopée qui ait été consacrée à la gloire de notre héros.

Il est probable, comme nous le disions tout à l’heure, qu’un Roland a été composé vers la fin du Xe ou le commencement du XIe siècle. C’est ainsi du moins que nous expliquons l’intercalation singulière dans notre légende de ces deux personnages, Geoffroi d’Anjou et Richard de Normandie.

Dans le poëme que nous publions, il s’agit quelque part d’une prise de Jérusalem et d’un meurtre du patriarche par les Sarrasins vainqueurs. Ces vers contiennent sans doute une allusion à des événements très-réels de 969 et de 1012, et se trouvaient, sous une autre forme, dans cette première rédaction du Roland que l’on pourrait hypothétiquement placer entre les années 990 et 1020.

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Quant à la Chanson qui est parvenue jusqu’à nous, il est difficile d’en préciser fort exactement la date ; mais il semble permis d’affirmer qu’elle est postérieure à la conquête de l’Angleterre par les Normands (1066) et antérieure à la première croisade (1096).

En d’autres termes, la Chanson de Roland appartient au dernier tiers du XIe siècle.

Mais les preuves ne sont pas aussi décisives que nous le voudrions.

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Il est à peine utile de dire que le manuscrit ne peut ici nous être d’aucune utilité. Il appartient au milieu du XIIe siècle, et est notablement postérieur à la composition du poëme. Cherchons de la lumière ailleurs.

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De l’étude du manuscrit passons rapidement à celle des assonances.

M. Gaston Paris, dans une longue dissertation qu’il a consacrée aux assonances de la Vie de saint Alexis comparées à celles du Roland, conclut à l’antériorité du premier de ces poëmes. Il montre, en effet, que dans le Saint-Alexis les notations ent et ant sont encore distinctes et ne peuvent « assonner » : dans le Roland c’est tout le contraire, et ces assonances entrent souvent dans le même couplet. Il en est de même de l’homophonie entre ai et e devant deux consonnes : elle existe dans le Roland et n’est pas encore admise dans l’Alexis. « Telles sont, dit M. G. Paris[1], les raisons qui ne permettent pas de douter qu’entre l’Alexis et le Roland il ne se soit écoulé un intervalle de temps assez long. »

Or la date que M. G. Paris attribue à l’Alexis est « le milieu du XIe siècle ».

Le Roland pourrait donc, comme il le dit lui-même ailleurs, être attribué à la fin de ce même siècle.

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Mais il en faut venir maintenant à un examen plus intime, à celui du poëme lui-même.

À coup sûr, le Roland est l’œuvre d’un Normand. Et ce fait nous parait clairement prouvé par la place considérable qu’occupent dans notre poëme la fête, l’invocation et le souvenir de « saint Michel du Péril ».

Il s’agit ici, comme je l’ai démontré ailleurs, du fameux mont Saint-Michel, près d’Avranches, et de la fête de l’Apparition de saint Michel in monte Tumba qui se célébrait le 16 octobre.

Cette fête a été, je le veux bien, solennisée jadis dans toute la seconde Lyonnaise et jusqu’en Angleterre. Mais il y a loin, il y a bien loin de cette simple célébration d’une fête liturgique à l’importance exceptionnelle que l’auteur du Roland a partout donnée à saint Michel du Péril.

C’est le 16 octobre que, d’après notre Chanson, l’empereur Charles tient ses cours plénières. C’est « depuis Saint-Michel-du-Péril jusqu’aux Saints » que notre poëte trace les limites de la France, de l’ouest à l’est. Et enfin, près de Roland mourant, c’est saint Michel du Péril qui descend, comme un consolateur suprême. Ce dernier trait est décisif. Il n’y a qu’un Normand, – peut-être même n’y a-t-il qu’un Avranchinais, – capable de donner tant d’importance à un pèlerinage, à une fête, j’allais dire à un saint de son pays.

Toutefois, ce Normand me semble avoir séjourné en Angleterre.

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À deux reprises il parle de l’Angleterre avec une sorte de mépris qui trahit le conquérant. Il en attribue la conquête à Charlemagne : Vers Engletere passat il la mer salse[2]. Et son héros lui-même, le comte Roland, quelques minutes avant sa mort, se vante de cette conquête de l’Angleterre dont il n’est question nulle part ailleurs dans notre épopée nationale : Jo l’en cunquis Escoce, Guales, Irlande, – E Engletere, que Carles teneit sa cambre[3].

Ce n’est pas tout. Le seul manuscrit du Roland qui soit parvenu jusqu’à nous est un manuscrit anglais, et ce n’est pas sans raison que Génin cite encore ces deux manuscrits de Roncevaux

qui étaient jadis conservés dans l’armoire aux livres de la cathédrale de Peterborough.

Enfin, voici un dernier fait, qui semblerait indiquer que notre Roland a été écrit en Angleterre. On y lit trois ou quatre fois le mot algier[4] qui vient très-certainement du mot ategar, et désigne le javelot anglo-saxon. Or, ce dernier mot est d’origine germanique et, plus particulièrement, anglo-saxonne. Il ne se trouve, à notre connaissance, qu’en des textes d’origine anglaise. Nous ne pensons pas, du moins, qu’il ait été latinisé ou, surtout, francisé ailleurs. Ce serait donc, à notre avis, un de ces vocables que les conquérants français auraient empruntés aux vaincus.

Nous avouons, d’ailleurs, que ce fait est d’une importance très-secondaire.

Pour nous résumer, nous dirons que le Roland est certainement l’œuvre d’un Normand, – et probablement l’œuvre d’un Normand qui avait pris part à la conquête de 1066, ou qui avait vécu en Angleterre.

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Cette opinion, qui assigne une origine normande à la Chanson de Roland, est loin d’être aujourd’hui partagée par tous les érudits, et il en est de considérables qui la rejettent avec quelque vivacité et énergie.

Dans son étude sur le Voyage à Jérusalem et à Constantinople (décembre 1877), M. Gaston Paris a donné une forme encore plus vive à l’hypothèse qu’il avait déjà émise en 1865 sur l’origine française et même parisienne du Roland. Nous attendons impatiemment ses preuves.

Tout récemment, le successeur de Diez à l’Université de Bonn, M. W. Fœrster a proclamé avec autant de netteté que « Roland appartient à l’Ile-de-France ». Quelle que soit l’autorité de M. Foerster, nous ne saurions nous rendre a ce système.

Le grand et, suivant nous, l’irrécusable argument subsiste toujours, et c’est la place que le Mont Saint-Michel occupe dans tout notre poème.

Nos adversaires se contentent ici d’avouer « qu’il est fait mention dans notre vieille épopée de ce très célèbre pèlerinage ». — Non, non, ce n’est pas une simple mention.

Ce n’est pas une simple mention que la première place donnée partout, non pas seulement à ce pèlerinage lui-même, mais entendez-le bien, à la fête du 16 octobre. Ce n’est pas une simple mention que la tenue des cours plénières de Charlemagne en ce même jour du 16 octobre. Ce n’est pas une simple mention que saint Michel du Péril recueillant, lui et non pas un autre, le dernier souffle de Roland agonisant. Et, laissez-nous le répéter, — la répétition est ici nécessaire, — ce n’est pas non plus une petite preuve en faveur de notre thèse que cette place étrange donnée, dans la nomenclature des conquêtes du grand Empereur, à l’Angleterre, à l’Écosse, à l’Irlande, au pays de Galles. On n’en parle nulle part ailleurs.

Avant d’établir l’origine parisienne du Roland, il. faudra commencer par réfuter ces arguments, qui sont de poids. Certes, il se peut qu’un autre Roland, qu’un Roland antérieur au nôtre ait été composé à Paris ou dans l’Ile-de-France. Mais le nôtre, non pas. Et, à moins de raisons décisives, nous ne consentirons jamais à le « dénormandiser ».

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Notre poëme paraît antérieur à la première croisade ; mais nous n’avons, pour le démontrer, que des probabilités dont nous ne saurions être entièrement satisfaits. Nous voudrions cent fois mieux.

« La liste des peuples païens, que fournit quelque part le Roland[5], semble porter les caractères d’une rédaction antérieure aux croisades. La plupart de ces peuples sont de ceux qui, à l’orient de l’Europe, ont été, pendant les IXe, Xe et XIe siècles, en lutte constante avec les chrétiens. Ce sont, en partie, des Tartares et des Slaves. » Cette observation est de M. Gaston Paris. Ajoutons que, dans notre vieille chanson, il est toujours question de Jérusalem comme d’une ville appartenant aux Sarrasins et où ils exercent d’odieuses persécutions

contre les chrétiens. Notre poëte, enfin, attribue à Charlemagne la conquête de Constantinople, mais non pas celle de la Terre-Sainte.

On va peut-être nous objecter ici que le Roland est véritablement animé par le grand souffle des croisades. À cela nous répondrons que l’esprit des croisades a été, dans la chrétienté du moyen âge, bien antérieur aux croisades elles-mêmes. Et il est trop vrai que le désir ardent de se venger des infidèles a été, durant la seconde moitié du XIe siècle, le sentiment le plus vif et le plus profond de toute la race chrétienne[6].

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L’Archéologie ne nous vient guère en aide pour déterminer une date plus exacte. Il faut seulement observer que dans le costume de guerre, tel qu’il est décrit dans le Roland, on ne voit point encore paraître les chausses de mailles. Or l’usage des chausses de mailles a commencé, sans doute, durant la seconde moitié ou le second tiers du XIe siècle. Et l’on en peut voir déjà quelques unes dans la tapisserie de Bayeux. Somme toute, rien de net.

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En résumé, il n’est pas certain, mais il est probable que le Roland est antérieur à la première croisade.

C’est toute notre conclusion ;

Et nous souhaitons fort vivement qu’un autre érudit puisse un jour, au milieu de tant d’ombres, arriver à une certitude lumineuse.

  1. Vie de saint Alexis, p. 39.
  2. Chanson de Roland, vers 327.
  3. Ibid, Vers 2331, 2332. Le texte porte : il teneit.
  4. Chanson de Roland, vers 439, 442, 2075.
  5. Chanson de Roland, vers 3220 et ss.
  6. Contre l’antiquité du Roland, on pourrait alléguer un nom de lieu (Butentrot) qui se lit au v. 3220 de notre texte. Le « val de Botentrot "est, en effet, célèbre dans l’histoire de la première croisade, et l’on a pu' dire qu’il n’était peut-être pas connu en Occident avant 1098. Mais enfin ce n’est là qu’un « peut-être », et il n’est pas impossible que des pèlerins aient pratiqué ce passage avant la grande expédition des dernières années du XI° siècle. (V. un article de Paul Meyer dans la Romania, VII, p. 333, et notre note du v. 3220.)