Chanson de Roland/Manuscrit d'Oxford/Laisse I/Gautier/7. Marsilie

De Wicri Chanson de Roland
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Cette page introduit la note Marsilie associée au vers 7 de la laisse I dans la version de Léon Gautier (1872)

Avant propos

La note originales contient des séparateurs matérialisés par des signes « égal ». Ils ont été remplacés par des sauts de paragraphe.

La note originale

Chanson de Roland (1872) Gautier, II, page 015.jpg[8] Vers 7.Marsilie. O. À cause du cas sujet, Marsilies.

Nous allons résumer ici, d’après le texte de toutes nos chansons, « l’Histoire poétique, la Légende de Marsile, » et nous ferons successivement le même travail sur tous les héros du Roland. Nous espérons, par cette suite de monographies, résoudre d’avance quelques difficultés de notre vieux poëme, et mettre en lumière la physionomie réelle de tous les acteurs de ce grand drame.

Dans l'enfance de Charlemagne

C’est durant l’enfance et la première jeunesse de Charlemagne que Marsile fait sa première apparition dans notre Épopée. Le jeune roi de France, persécuté dans son propre royaume par Heudri et Lanfroi, fils de Pépin et de la fausse Berthe, est forcé de s’enfuir en Espagne, à la cour du roi Galafre, père de Marsile : c’est là qu’il se cache, durant plusieurs années, sous le nom de Mainet. Or, Galafre a une fille, Galienne, pour laquelle Charles se prend du plus vif et du plus charmant amour. C’est cet amour qui lui inspire ses premiers exploits ; c’est en pensant à Galienne qu’il triomphe de Braimant, ennemi de Galafre. Un jour enfin il se fait reconnaître comme « l’hoir de France », et épouse Galienne. Mais le frère de la jeune fille, Marsile, n’a point vu ce mariage d’un bon œil. Il est jaloux de Charles, il le veut perdre, il l’attire dans une embuscade. Charles déjoue la ruse, terrasse Marsile, et finit par lui pardonner. (Charlemagne de Girart d’Amiens, B. N. 778, f° 38 r° — 50 v°. Ce poëme, ou plutôt cette compilation, appartient au premier quart du xive siècle.)

Tout autre est le récit du Karl, de ce poëme allemand dont l’auteur est connu sous le nom de « Stricker » (1230). D’après cette légende, c’est Marsile qui, tout au contraire, aide fort gracieusement le jeune fils de Pépin à conquérir son royaume contre deux traîtres appelés Winemann et Rappoldt (Guinemant et Rabel).

Mais, le plus souvent, Marsile est représenté comme un adversaire de Charles même enfant. Nous le retrouvons, dans une des deux versions d’Otinel, sous les traits d’un roi d’Espagne qui s’est emparé de Rome et députe Otinel comme ambassadeur à Charlemagne. (Otinel, xiiie siècle, édition Guessard, v. 23 — 137 et ss.) Or, le messager païen se convertit et devient le plus terrible ennemi de son ancien maître. (Ibid., v. 211-659.) La guerre s’engage, et les chrétiens mettent le siége devant Attilie. Le poëte n’hésite point à faire mourir son Marsile à la fin de la Chanson, et de la main d’Otinel. (2660-2132.)

Chanson de Roland (1872) Gautier, II, page 016.jpg[9] Le Karl Meinet (compilation du xive siècle, conçue il peu près dans le même goût que le Charlemagne de Girart d’Amiens) ne donne pas aussi rapidement le coup de mort à Marsile. L’auteur nous y représente « Ospinel » comme un roi de Babylone qui, après avoir défié les douze Pairs, lutte avec Olivier. Mais le Sarrazin se convertit et meurt après s’être fait baptiser. Or, il était fiancé à la fille du roi Marsile, à Magdalie. Celle-ci veut le venger, mais tombe au pouvoir de Roland et s’éprend trop rapidement du héros chrétien. Roland ne répond que trop facilement à cette trop ardente affection, et il faut qu’Olivier sépare violemment la fille de Marsile et le fiancé de la belle Aude. (G. Paris, d’après Ad. Keller, Histoire poétique de Charlemagne, pp. 489-496.)

Quoi qu’il en soit, tous les poëtes et tous les légendaires s’obstinent, malgré l’auteur d’Otinel, à faire vivre Marsile plus longtemps, et il convient, d’ailleurs, de considérer ce poëme comme une œuvre de la décadence.

L'entrée en Espagne

En réalité, c’est dans l’Entrée en Espagne que le véritable Marsile se fait pour la première fois connaître. C’est contre Marsile que la grande expédition d’Espagne est dirigée. Il apprend par ses espions l’arrivée des Français, et, comme il est bon nigromans, écrit sur les bords d’un grand vase rempli d’eau les noms de tous les règnes de la terre ; puis, il place un batelet sur cette eau : « Le royaume vers lequel se dirigera ce petit vaisseau, sera celui que Charlemagne a l’intention de conquérir. » Le batelet s’arrête du côté de l’Espagne : Marsile pâlit d’effroi. (L’Entrée en Espagne, compilation poétique du commencement du xive siècle, mais renfermant quelques éléments du xiiie siècle- ; mss. fr. de Venise, n° xxi, f° 7.) Le roi païen envoie alors un bref à Charles, et ce « bref » commence tout comme un diplôme ou une lettre patente de la Chancellerie du roi de France (Nos, Marsile, par la Dex grace, etc.). La guerre éclate à la suite d’une très-fière réponse de l’Empereur, et c’est à son neveu Ferragus que Marsile confie le soin de chasser les Français. (Entrée en Espagne, f° 8-11.) Ferragus est un géant : il défie les douze Pairs, surtout Olivier et Roland. Les terribles duels commencent sur-le-champ, et onze Pairs sont vaincus et faits prisonniers. Roland, seul, reste invaincu. (Ibid., f° 11-31.) Mais Roland suffit, et, après un combat très-long, il renverse et tue le Géant. (Ibid., f° 31-79.) Marsile est attristé, mais non pas découragé de cette mort de son neveu : Malceris, en effet, résiste aux Français sous les murs de Pampelune, et son fils Isoré s’y couvre de gloire. (Ibid., f° 90-102.) Mais, malgré tant de courage, le jeune païen est fait prisonnier, et eût été mis à mort sans la généreuse intervention de Roland. (Ibid., f° 102-125.)

Chanson de Roland (1872) Gautier, II, page 017.jpg[10] Cependant Marsile et Malceris vont unir leurs efforts contre les Français, et « l’Augalie d’Orient », oncle de Marsile et de Baligant, propose d’incendier la Navarre. Une grande bataille s’engage, et c’est pendant le plus fort de cette journée que le neveu de Charles s’échappe, pour aller faire la conquête de Nobles. (Ibid., f° 125-213.) C’est ici que l’auteur de l’Entrée en Espagne abandonne Marsile, et fait voyager Roland en Orient. (Ibid., f° 217 et ss.) ═ Mais l’auteur de la Prise de Pampelune nous ramène vers Marsile, et la scène de notre légende est encore une fois transportée en Espagne... Marsile, de nouveau, met Malceris à la tête d’une armée immense. Une bataille terrible est livrée : l’Empereur des Français est sur le point de périr, quand il est sauvé par Didier le Lombard. (Prise de Pampelune, poëme du premier quart du xive siècle, éd. Mussafia, vers 1353-1830.) Deux ambassadeurs sont envoyés par Charles au roi païen : c’est Basan de Langres et Basile. Marsile les fait pendre, et ce souvenir est rappelé dans notre Chanson de Roland. (Ibid., v. 2597-2704.) Ganelon, qui était l’instigateur de cette première ambassade, ne se décourage point et en fait envoyer une seconde à Marsile : c’est Guron qui est chargé de cette très-périlleuse mission. (Ibid., 2740-2876.) Il est traîtreusement attaqué par Malceris, voit mourir ses deux compagnons et parvient à grand’peine à aller mourir lui-même, criblé de blessures, aux pieds de Charlemagne indigné. (Ibid., 3140-3650 f°.) Alors les Français battent Malceris (Ibid., 3851-5128), entrent dans Tolède (4838-4880) et dans Cordoue (5129-5704), prennent quatre autres villes, Charion, Saint-Fagon, Masele et Lion (Ibid., 5704-5773), et mettent le siége devant Astorga. (Ibid., 5773-6113.) ═ Dans le roman de Gui de Bourgogne (ce poëme est de la seconde moitié du xiie siècle), Marsile ne tient pas une moindre place. C’est à Marsile qu’en réalité le héros de la Chanson enlève successivement Cariaude, Montescler, Montorgueil, Augorie et Maudrane ; c’est Marsile encore qui est frappé quand Gui fait baptiser de force le Sarrazin Huidelon et trente mille païens. (Gui de Bourgogne, v. 392-3717.) Les jeunes chevaliers qui arrivaient de France, sous le commandement de Gui, ce jeune vainqueur, sont un jour réunis à l’ost de Charlemagne et y retrouvent leurs pères ; mais les uns et les autres n’en sont que plus animés contre Marsile. On veut en finir avec lui, et Charles, après avoir vu Luiserne miraculeusement engloutie (Ibid., 4137-4199), prend avec toute son armée le chemin de Roncevaux. (Ibid., 4300-4301.)

Dans notre Chanson de Roland, le rôle de Marsile est connu. C’est lui qui tient conseil contre les Français ; c’est lui que Blancandrin décide à agir par la ruse ; c’est lui qui se fait, avec ce perfide conseiller, le complice de la trahison de Ganelon et qui comble le traître de présents ; c’est lui qui attaque Roland à Roncevaux et qui, vaincu, lance, en s’enfuyant, de nouvelles troupes contre lui.

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Mais le roi païen a perdu le poing droit dans cette formidable bataille ; il prolonge très-péniblement son existence jusqu’à l’arrivée de Baligant, son vengeur, et meurt de douleur en apprenant la défaite de l’Émir. L’auteur de notre vieux poëme nous le représente, d’ailleurs, comme un homme faible et une sorte de Louis le Débonnaire. ═ Mais sa légende a reçu ici de très nombreuses et très-importantes modifications. D’après la Chronique de Turpin (entre 1109 et 1119, à l’exception des cinq premiers chapitres), Marsire est frère de Baligant, et tous deux sont chargés par l’Émir de Babylone de résister aux chrétiens. Charles envoie Ganelon en ambassade près de Marsire, et le beau-père de Roland le trahit par cupidité et non par haine. (Cap. xxi, De proditione Ganelonis.) D’ailleurs, les Français méritent le châtiment qui va tomber sur eux : ils commettent d’infâmes débauches avec les Sarrazines que leur a données Marsire. Les païens les surprennent, et tous meurent, à l’exception de Roland, Turpin, Ganelon, Baudouin et Thierry. (Ibid.) En ce moment suprême, Roland se fait montrer le roi Marsire dans la mêlée et le va tuer.(Cap. xxii, De passione Rolandi et morte Marsirii.) Puis, il meurt. (Cap. xxiii, De sancta tuba et de confessione et transitu Rolandi.)

Les auteurs espagnols, mal inspirés par leur haine contre la France, ne craignent pas de faire contracter, par leur Bernard dei Carpio, une alliance honteuse avec le Sarrazin Marsile, pour perdre la France et faire mourir Roland. (Rodrigue de Tolède, mort en 1247, Chronica Hispaniæ, cap. x et xi. — Cronica general d’Alfonse X, 1252-1285 ; édition de 1604, f° 31-32.) ═ Les Romances espagnoles nous montrent, au contraire, le roi Marcim s’enfuyant sur un âne : « Je te renie, Mahomet, » s’écrie-t-il ; et il perd tout son sang. (Les Vieux Auteurs castillans, de Puymaigre, II, 325.) ═ Le Ruolandes Liet (vers 1150) suit, pour la légende de Marsile, la version de notre manuscrit d’Oxford, et il en est de même des Remaniements du Roland (xiiie siècle- s.), de la huitième branche de la Karlamagnus Saga (xiiie siècle- s.) et des deux fragments néerlandais de Loos, publiés par M. Bormans (xiiie siècle--xive siècle- s.) ; tandis que Philippe Mouskes (vers le milieu du xiiie siècle- s.), les Chroniques de Saint-Denis, le Roland anglais du xiiie siècle, Girart d’Amiens (commencement du xive siècle- s.), les Reali (vers 1350) et les Conquestes de Charlemagne de David Aubert (xve siècle- s.), suivent de préférence la Chronique de Turpin, tout en faisant parfois certains emprunts à nos vieux poëmes. Car ce sont, là comme partout, les deux grands courants : notre Roland d’une part et le faux Turpin de l’autre. Et nous arrivons ainsi jusqu’en 1478, jusqu’à la Conqueste du grand Charlemaigne des Espaignes, où il ne faut voir, d’ailleurs, qu’une édition de notre Fierabras, et qui, dans ses deux derniers chapitres, renferme tout un abrégé de la Chronique de Turpin. C’est ce résumé que la

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Bibliothèque bleue répand encore aujourd’hui dans nos campagnes les plus reculées. ═ Tous ces documents, sans exception, font mourir Marsile soit à Roncevaux, soit peu de temps après cet immense désastre. Mais un trouvère du xiiie siècle a voulu prolonger cette existence. C’est l’auteur d’Anséis de Carthage qui fut suivi par le rajeunisseur en prose du Charlemagne et Anséis. (Bibl. de l’Arsenal, B. L. F. 214.) « Anséis est, comme on le sait, nommé roi d’Espagne par Charles, qui peut enfin quitter l’Espagne et retourner en France. (B. N. ms 793, f° 1-2.) Le jeune roi fait aussitôt demander en mariage la fille de Marsile, Gaudisse. (Ibid., f° 2-4.) Mais tandis que la jeune païenne accourt à ces noces, Anséis déshonore, malgré lui, la fille du comte Isoré, son tuteur, et Gaudisse est renvoyée à son père. Inde iræ. (Ibid., f° 4-14.) Marsile alors entreprend une guerre d’extermination contre les chrétiens d’Espagne, et son principal allié est le comte Isoré lui-même, jaloux de venger le déshonneur de sa fille et dont la colère a fait un renégat. Rien n’est plus long que le récit de cette guerre. (Ibid., f° 14-56.) Anséis y eût succombé sans le secours de Charlemagne, qui traverse miraculeusement les eaux de la Gironde, entre en Espagne, y défait Marsile (Ibid., f° 59-71) et l’emmène prisonnier en France, où, pour venger Roncevaux, il finit par lui faire couper la tête. » (F° 71-72.) Cette dernière mort de Marsile est racontée assez pittoresquement par notre poëte… « Marsile s’étonne de voir à la table de Charlemagne des pauvres si déguenillés et des moines si maigres auxquels on fait si peu d’honneur, tout à côté de chanoines si gras et entourés de tant d’hommages. Et ce spectacle le scandalise, au point qu’il refuse absolument de se convertir à la foi chrétienne. C’est alors que Charles se décide à le faire mourir. » Cette « histoire des pauvres » se retrouve, d’ailleurs, dans le Traité de saint Pierre Damien : De Eleemosyna, et dans la Chronique de Turpin. Mais le faux Turpin a fait honneur de ce trait à Agolant, et saint Pierre Damien à Witikind. C’est, en réalité, une de ces légendes universelles et qu’on retrouve un peu partout sous des formes quelque peu différentes. ═ Quoi qu’il en soit, Marsile est cette fois bien mort, et aucun poëte n’a plus eu désormais l’audace de le ressusciter.


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