Chanson de Roland/Manuscrit d'Oxford/Laisse CCLXXV/Gautier/3735. Procès de Ganelon

De Wicri Chanson de Roland
logo travaux page en cours de rédaction

Note sur la Procès de Ganelon

Chanson de Roland (1872) Gautier, II, page 242.jpg[235]

    1. 3735 ##

Vers 3735 et suiv. — Sur le procès de Ganelon, qui commence à ce vers, nous allons reproduire quelques pages de notre Idée politique dans les Chansons de geste. (Revue des questions historiques, 1869, Modèle:Ppg101 et suivantes.) « Que nos Épopées françaises soient d’origine germanique ; qu’elles soient barbares par leurs héros, par leur action, par leur esprit, c’est ce qui a été déjà démontré plusieurs fois. Et néanmoins il semble que la plus forte démonstration n’ait pas encore été donnée. Il reste, en effet, à prouver le germanisme de nos Épopées par le germanisme de la procédure qui est exposée dans ces poëmes.

« Or, dans cette procédure, rien de romain ; rien qui, de près ou de loin, porte la trace de la législation romaine ou du droit canonique. Tout est emprunté aux lois barbares. Le procès de Ganelon suffit à le démontrer. Nous suivrons avec soin toute la marche de cette procédure criminelle et politique, la plus ancienne que nous rencontrions dans nos Chansons de geste. Et nous n’aurons pas de peine à établir, par une comparaison attentive, que chacun des vers de notre poëme se rapporte à quelque titre des lois germaines.

« Il semble que dans ce Drame intitulé : Le Procès de Ganelon, on puisse distinguer sept « Actes » ou sept « Tableaux », s’il est permis de se servir d’une expression aussi moderne à l’occasion d’un poëme aussi antique. Ces sept Actes pourraient recevoir les titres suivants : la Torture, — le Plaid royal, — le Duel, — les Champions, — la Messe du Jugement, — la Mort des Otages, — le Supplice de Ganelon. Et, pour chacun de ces sept Tableaux, nous avons sept familles de textes empruntés aux législations barbares…

« La belle Aude vient de mourir. Charlemagne, les yeux pleins de larmes, se retourne avec plus de fureur du côté de Ganelon et se promet de donner au supplice du traître un éclat plus terrible encore. Et d’abord des serfs s’emparent de Ganelon, qui est tout chargé de fers : « Ganelon, le traître, tout enchaîné, — est dans la cité devant le palais. — Les serfs l’attachent à un poteau, — lui lient les mains avec des courroies en cuir de cerf, — et le battent à coups de bâton et de corde… » Ce supplice est d’origine purement germanique. « Les coups de discipline, dit Davoud-Oglou (Histoire de la législation des

Chanson de Roland (1872) Gautier, II, page 243.jpg[236]

    1. 3735 ##

Modèle:Tiret2 Germains, I, 161), étaient pour toutes les classes, et le nombre en pouvait monter jusqu’à trois cents. Dans la règle, ils étaient administrés publiquement au coupable, qui avait été préalablement attaché et étendu sur un chevalet. » Ce que cet érudit avance ici au sujet des Wisigoths peut s’entendre de tous les autres peuples germains. Le même supplice se retrouve dans la loi des Bavarois (liv. VIII, ch. vi, etc., et l’on se servait de fléaux pour administrer ce châtiment), chez les Bourguignons (30 et 33, 2 ; 4, 4 ; 5, 6, 38, 63, etc., et ils se servaient du bâton), chez les Franks-Saliens (Constitution de Childebert, Davoud-Oglou, loc. cit. I, 580), chez les Lombards (Liutp., 6, 26, c ; 6, 88 ; 6, 50), chez les Frisons (3, 7). Nous ferons seulement remarquer que, dans notre Chanson, Ganelon est châtié, de même qu’il est, emprisonné, préventivement. N’y a-t-il pas encore un travail à faire sur la législation barbare, un travail que l’on pourrait intituler : De la Pénalité préventive chez les Germains ?

« À peine Ganelon a-t-il été détaché tout sanglant du pilori, de l’estache, que Charlemagne convoque son plaid : « Il est écrit dans l’ancienne geste — que Charlemagne mande ses hommes de plusieurs terres : — alors commence le plaid... » (Vers 3742 et suiv.) Personne n’aura de peine à reconnaître ici le Placitum Palatii, qui s’était sensiblement modifié à travers les âges, mais dont les plaids féodaux donnaient encore une certaine idée aux gens des xie siècle- et xiie siècles. Dans le plaid de la première et de la seconde race, le roi ou l’Empereur était assisté par les leudes et les évêques ; dans notre poëme il est assisté par ses comtes et ses ducs au nombre d’environ quarante. Il ne semble pas que les évêques aient pris part au procès de Ganelon ; mais toutes les parties de l’Empire sont, d’ailleurs, représentées au plaid impérial, et, parmi les assistants de Charles, on signale des Bretons, des Poitevins, des Saxons, des Normands, des Français, des Allemands, des Auvergnats. (Vers 3792 et suiv.) Il faut encore observer que, dans la Chanson de geste, comme dans la véritable procédure de nos deux premières races, l’Empereur n’a que le droit de présider le tribunal, et n’a même pas voix délibérative : « Seigneurs barons, dit le roi Charlemagne, jugez-moi le droit de Ganelon. » Il leur expose lucidement toute l’affaire, Ganelon présente librement sa défense, les barons prennent le parti de l’accusé, et Charlemagne enfin se trouve désarmé devant ses juges : « Quand Charles voit que tous lui font défaut, — Il en cache sa tête et son visage, — et, à cause de sa grande douleur : — « Malheureux que je suis ! » dit-il. (Vers 3815 et suiv.) Encore une fois, tout cela est barbare, et rien ne vous donne ici l’idée d’un tribunal romain. C’est bien là le tribunal germanique, où le président était presque

Chanson de Roland (1872) Gautier, II, page 244.jpg[237]

    1. 3735 ##

réduit à l’impuissance, comme Charles dans l’affaire de Ganelon. L’Empereur est heureusement tiré de sa douleur par le frère du duc d’Anjou : « Beau sire roi, dit le chevalier, trêve à vos lamentations ! » Et il défie en champ clos tous les parents de Ganelon : Pinabel accepte le défi. Les deux champions échangent leurs otages, accomplissent les formalités légales, et Ogier de Danemarche proclame à haute voix qu’elles ont été remplies. Pinabel et Thierry se revêtent alors de leurs armes ; le jugement de Dieu va commencer. (Vers 3852-3857.)

« Ici encore le doute n’est pas possible, et nous sommes en pleine Germanie. Le campus ou duel est, en effet, commun à toutes les tribus barbares, excepté aux Anglo-Saxons. Cette ordalie recevait deux noms, celui de wehadinc, quand les deux parties combattaient en personne, et celui de camfwic, quand elles étaient représentées par des champions à gages. Il arrivait souvent qu’un parent se proposait pour combattre à la place d’une des parties, et c’est le cas de notre Chanson de Roland. Toutes les lois germaines offrent d’ailleurs des dispositions remarquables sur le combat judiciaire. (Loi des Bavarois, 17, 1, Decr. Tass., ch. xi. — Loi des Alamans, 44, 1 ; 84. — Loi des Bourguignons, tit. 80, 1-3. — Loi des Lombards, Roth., 164, 165, 166, 198, 203. Grimoald, t. VII. — Loi des Thuringiens, 15. — Loi des Frisons, 14, 7 ; 5, 1. — Loi des Saxons, 16. — Loi des Anglo-Normands, Guill. II, 1-3 ; III, 12, etc.)

« Nous n’avons rien à ajouter touchant les champions qui se substituaient souvent aux véritables intéressés dans l’épreuve du duel ou campus. Quand ils n’étaient pas les parents de l’une ou de l’autre des deux parties, les champions étaient l’objet d’un mépris universel. Ils s’en étaient montrés bien dignes. C’étaient de misérables hercules qui se mettaient platement aux gages du plus enchérissant. Chez les Bavarois (Loi des Bavarois, 17, 1, 2) et les Frisons (Loi des Frisons, 14, 7 ; 5, 1), le wehrgeld du champion est inférieur à celui de l’esclave : or, chez les Germains, c’est là le grand critérium de l’estime publique. Dans notre poëme rien de semblable : Pinabel lui-même ne manque pas d’une certaine grandeur, et Thierry nous apparaît moins comme le champion de Roland que comme celui de la Justice et de la Vérité.

« Le cinquième Tableau de notre drame épique s’ouvre d’une façon imposante. Sur le point d’engager la lutte, les deux champions « se confessent, reçoivent l’absolution, sont bénis par le prêtre, entendent la messe et y reçoivent la communion. » (Vers 3858 et suiv.) Puis, ceux qui tout à l’heure étaient humblement prosternés devant Dieu et qui avaient ouvert doucement leurs lèvres pour le recevoir,

Chanson de Roland (1872) Gautier, II, page 245.jpg[238]

    1. 3735 ##

se relèvent tout à coup, le regard allumé et terrible. Ils chaussent les éperons d’or et les blancs hauberts, couvrent leurs têtes de heaumes étincelants, suspendent leurs écus à leurs cous et placent à leurs ceintures leurs épées à garde d’or. Les voilà enfin qui se lancent sur leurs chevaux rapides, et cent mille chevaliers se mettent à pleurer, « qui, pour Roland, de Thierry ont pitié. » (Vers 3862 et suiv.) Comme pour les quatre Tableaux qui précèdent, rien n’est plus facile que de découvrir ici l’origine germanique. L’Église, qui a le regard clairvoyant, qui comprend les hommes, qui lit si bien dans leurs âmes, l’Église condamnait ces combats judiciaires dans l’intime de son âme maternelle, et c’est grâce à son influence, n’en doutons pas, que dans la loi des Lombards furent écrites ces remarquables paroles : « Si, par respect pour les usages de la nation lombarde, nous ne pouvons défendre le jugement de Dieu, il ne nous en semble pas moins incertain, ayant appris que beaucoup de personnes avaient injustement perdu leurs causes par un combat singulier. » Mais l’Église s’était aperçue qu’elle ne pourrait aisément déraciner une telle coutume, et elle avait pris le sage parti de la pénétrer de christianisme, autant qu’il était possible. C’est pourquoi elle avait institué cette messe et ces cérémonies liturgiques qui devaient précéder le combat judiciaire. Rien n’est plus beau que ces prières. (M. Léopold Delisle a publié, dans la Bibliothèque de l’École des Chartes, le Cérémonial d’une épreuve judiciaire au commencement du xiie siècle. V. la 18e année de ce Recueil, p. 253 et suiv.) Quand le champion allait entrer en champ, on disait pour lui la messe de la Résurrection, ou celle de saint Étienne, ou celle de la Trinité : « Missa. de la Resurrectiun, missam de sancta Trinitate, missa de sancto Stephano deit l’om dire por le campium quant il entret el camp. » Et après la « Messe du jugement » on chantait devant le champion le Symbole de saint Athanase. Touchante idée de faire une dernière fois professer publiquement toute la foi chrétienne à celui qui peut-être allait mourir ! (Cérémonial d’une épreuve judiciaire au xiie siècle, p. 257.)

« Nous ne suivrons pas toutes les phases du combat entre Pinabel et Thierry. Toutes les sympathies des Français sont évidemment pour l’avoué de l’Empereur et de Roland. Les yeux de tous les barons sont trempés de larmes, et le poëte prend plaisir à constater plusieurs fois cette douleur. (Vers 3880 et suivants.) Les deux champions, d’ailleurs, s’interpellent à la façon d’Homère : « Pinabel, dit Thierry, tu es un vrai baron ; tu es grand, fort et beau ; les Pairs connaissent ta valeur. Laisse ce combat, je te réconcilierai avec l’Empereur et lui ferai telle justice de Ganelon que jamais on n’en parlera plus. » Et Pinabel, qui mérite véritablement de défendre une

Chanson de Roland (1872) Gautier, II, page 246.jpg[239]

cause meilleure, s’écrie avec une belle fierté : « Ne plaise à Dieu ! je veux soutenir toute ma parenté. Pour aucun homme vivant je ne renoncerai à ce combat. Mieux vaut mourir que d’encourir un tel reproche. » (Vers 3892 et suiv.) Et ils se précipitent de nouveau dans la fureur d’une lutte qui ne peut se terminer « sans homme mort ». On connaît, d’ailleurs, la fin de ce combat. Thierry tue Pinabel, et les trente otages de Ganelon sont pendus. Ce terrible châtiment infligé à la famille du traître et à ses otages ne se retrouve pas dans les lois barbares, bien qu’il soit entièrement dans leur esprit. Le principe de la solidarité de la famille est un principe absolument germain, et la coutume des pleiges ou garants vient certainement de la même source. Mais, encore une fois, un châtiment aussi cruel ne se retrouve dans aucune législation : on ne tue pas ainsi trente hommes judiciairement. Il s’agit donc ici d’une pénalité extraordinaire, parce qu’il s’agit d’un crime extraordinaire. Charles appelle ses comtes et ses ducs : « Que me conseillez-vous de faire de ceux que j’ai retenus, qui sont venus au plaid pour Ganelon et se sont rendus otages de Pinabel ? — Qu’ils meurent, » répondent les Français. Et les trente otages sont pendus. « Ainsi meurent tous les traîtres ! » (Vers 3947 et suiv.)

« Quant à la mort de Ganelon, elle est vraiment terrible dans notre poëme. Vaincu et déclaré coupable par la mort de son champion, Ganelon ne peut lui-même échapper à la mort. Le jugement de Dieu s’est déclaré contre lui : il faut qu’il périsse et lave dans son propre sang son crime de lèse-majesté. Dans la rigueur du droit féodal, qui est évidemment issu du droit germanique, celui dont le champion était vaincu devait périr : les Assises de Jérusalem ne laissent aucun doute à cet égard : « Si la bataille est de chose qu’on a mort deservie et le garant est vaincu, il et celui pour qui il a fait la bataille seront pendus. » (XXXVII et XCIV.) En 1248, la peine de mort n’était plus réservée au vaincu, mais seulement une amende de cent sous. Dans la Chanson de geste, qui est au moins contemporaine de la première rédaction des Assises, Ganelon est puni de mort. Et le supplice décerné contre lui ne sera pas la pendaison : ce sera le grand supplice réservé plus tard aux traîtres, à ceux qui livrent leur pays, à ceux qui offensent la majesté du roi ; ce sera l’écartèlement, qui cependant n’est indiqué spécialement dans aucune loi germaine. Bavarois et Allemands, Poitevins, Bretons et Normands, Français surtout, sont d’avis que Ganelon meure d’un supplice extraordinaire. On fait venir quatre destriers ; on lie Ganelon par les pieds, par les mains. Les chevaux sont sauvages et forts coureurs : quatre sergents les excitent. Tous les nerfs du misérable sont effroyablement tendus, tous ses membres sont

Chanson de Roland (1872) Gautier, II, page 247.jpg[240]

déchirés : « Sur l’herbe verte coule le sang clair. Ganelon meurt en vrai félon. » (Vers 698-710.)

« Tels sont les sept Actes de notre Supplice de Ganelon. Nous aurions voulu rendre aussi transparente aux yeux de nos lecteurs qu’elle l’est à nos propres yeux, l’origine germanique de toute cette procédure. On la retrouve d’ailleurs en quelques autres poëmes, et notamment dans Amis et Amiles. Dans cette Chanson qui est d’une antiquité respectable, le traître Hardré surprend Amile avec Bélissende et accuse publiquement le séducteur. Tout aussitôt on fait appel au jugement de Dieu. Hardré, qui véritablement a surpris les deux amants, paraît sûr de la victoire ; mais c’est alors qu’Amis se dévoue et remplace Amile : Hardré reçoit la mort. Il est à remarquer que chacun des combattants doit, encore ici, présenter un certain nombre de garants ou d’otages. C’est la reine, sa fille et son fils Beuves qui sont les otages d’Amile. On ne retrouvera plus ces particularités si remarquables dans les poëmes postérieurs. Le jugement de Dieu, en effet, fut peu à peu supprimé par la sagesse de l’Église et la prudence de nos rois, et l’élément judiciaire de nos Chansons de geste perd ainsi son plus vif intérêt. Il n’entre point dans notre plan de tirer de nos poëmes tout un cours de droit féodal, quoiqu’il y soit implicitement contenu. »


Voir aussi