Chanson de Roland, commentaires (1927) Bédier/Avant-propos
Avant-propos
Mon édition de la Chanson de Roland (Paris, H. Piazza, 1921) est munie d’un avant-propos assez explicite, où j’ai pris soin de définir le système de vues qui la régit, et qu’il s’agit aujourd’hui de justifier, s'il se peut. Proposer aux lettrés une sorte de Défense et Illustration du texte que nous offre le manuscrit de la Bibliothèque bodléienne, c’est-a-dire mettre en plein relief et en pleine lumière l’éminente dignité, l’excellence de ce texte, c’est à quoi je m’efforcerai surtout. Mais, comme on me verra bientôt reprendre ab ovo l’exposé du problème, et comme pour le reste la disposition de ce livre est fort simple, je puis me dispenser ici, semble-t-il bien, de tout préambule, et j’entrerais aussitôt en matière si je n’avais à cœur de reconnaitre d’abord certaines dettes, de grandes dettes, que j’ai contractées.
D’abord envers les précédents éditeurs de la Chanson de Roland. Il m’arrivera de les contredire, comme eux-mêmes ne se sont pas fait faute, pour la plupart, de contredire leurs devanciers : tout dessein de publier et de commenter à nouveau un texte souvent publié et souvent commenté n’implique-t-il pas l’ambition, fondée ou non, de modifier certains points [II]de perspective, et, par suite, le devoir de discuter les opinions adverses, celles du moins que l’on sait plausibles et fortement accréditées? Ce devoir, je l’ai |accepté, mais sans oublier jamais que je disposais par droit d’héritage et que je profitais sans effort et sans mérite de richesses accumulées au cours de tout un stécle par d’ingénieux glossateurs, qui s’appellent légion, et par des éditeurs excellents, qui s’appellent Francisque Michel, Francis Génin, Theodor Müller, Léon Gautier, L. Petit de Julleville, Léon Clédat, Gaston Paris, Edmund Stengel, Gustav Gröber : je n'ai guère fait que cueillir les fruits de leur grand labeur; tout au long de mon travail je me suis senti et je reste leur apprenti reconnaissant. Et je dois la même gratitude a un autre érudit encore, digne émule de ces maitres, M. T. Atkinson Jenkins.
Son édition de la Chanson de Roland a paru en 1924, donc trois ans après la mienne, et comme j’avais déjà achevé, ou presque, d’écrire le présent volume. Mais il avait muni d’emblée la sienne d’un appareil de notes très précieuses et d’un glossaire non moins précieux et j’ai eu tout le loisir de modifier mon travail par recours au sien.
A d'autres égards encore il est heureux que j’aie pris le parti de publier séparément, dans un premier volume le texte du poème, dans celui-ci mes commentaires, et que du temps ait coulé entre l’une et l’autre publication. Car j’ai reçu dans l'intervalle, de plusieurs lecteurs, et notamment de MM. Jacques Boulenger, Louis Halphen, Olivier Martin, des avis fort [III]utiles. De plus, a l'Université d’Oxford, plusieurs jeunes professeurs et étudiants, groupés autour de Miss Mildred K. Pope et de M.E.G.R. Waters, ont examiné de concert, avec beaucoup de soin et de sagacité, le texte par moi établi et la traduction que j’en
propose : de la, tout un dossier de doutes et de griefs, qu’ils auraient pu étaler dans quelque revue. Ils ont préféré me le communiquer privément, et j’en ai tiré grand profit : je ne saurais assez dire combien j’apprécie l’élégante et bienveillante courtoisie de leur procédé.
La critique pourra traiter ce livre sévèrement; elle accueillera du moins, je le gage, avec respect le Glossaire qui le termine. Qu’on ne s’étonne pas si je me permets une telle prédiction : ce Glossaire n'est pas de moi; je n’en suis que le premier lecteur. Sans doute, depuis six ou sept ans que je le pratique, j’y ai introduit des changements, assez nombreux pour que je revendique la responsabilité des erreurs qu’on ne manquera pas d’y relever. Il n’en reste pas moins que ma part de collaboration a été restreinte et subordonnée. J’avais rêvé, dés l’origine, pour un tel texte, d’un Glossaire qui fit vraiment complet. Mais quelle besogne! Ne fallait-il pas commencer par transcrire chaque phrase de la Chanson de Roland sur autant de fiches qu’il y avait de mots dans la phrase? Soit, d’entrée de jeu, vingt-cing mille fiches.
Aurais-je eu le courage? Peut-être ; mais le courage n'eût pas suffi. Pour classer, analyser, interpréter cette masse de faits grammaticaux, certains dons [IV]étaient requis, dont je me savais dépourvu. Par amour de notre langue, M. Lucien Foulet s’est chargé de la tâche énorme et délicate; et aussi, par amitié pour moi.
Comment réussirais-je a l’en remercier comme il convient ? Du moins il me saura gré, je crois, d’avoir inscrit au seuil de ce livre, sur une page de dédicace, le nom d’un homme que nous avons pareillement aimé, Jean Acher. Venu de Lodz, en Pologne, vers 1905, comme étudiant, Jean Acher avait pris en France ses grades universitaires. Comme historien de notre droit coutumier et comme critique de nos anciens textes littéraires, il a marqué sa trace, si brève qu’ait été sa carrière. Il se disait mon élève ; à maints égards, je fus le sien. Je lui communiquais tous mes travaux avant de les publier ou même de les écrire ; il les suivait au jour le jour, ou plutôt il les guettait, pour les critiquer aussitôt, en juge impérieux et tendre. Pendant des années nous avons vécu ainsi dans une étroite intimité spirituelle, qui me fut salutaire. La guerre vint. Il était sujet russe, mais il ne se connaissait pas d’autre patrie que la France. Il demanda aussitôt ses lettres de naturalisation et, les ayant obtenues dés le mois d’octobre 1914, s’enrôla au 151° régiment d’infanterie. Il est mort au champ d’honneur, en Argonne, au mois d’avril 1915.