Mémoires d'outre-tombe d'un peuplier (1850) Méthivier/Chapitre II

De Wicri Bois
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Comment mes aïeux ont aimé leur état, et sont restés à la campagne


 
 

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    Mémoires d'outre-tombe d'un peuplier mort au service de la République (2e édition) / par l'abbé J.-S. Méthivier.
Chapitre II

 

<= Pourquoi le peuplier a écrit ses mémoires <=

 

=> Ce que disait un ancien, au rapport d'un de mes ancêtres. =>
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Comment mes aïeux ont aimé leur état, et sont restés à la campagne


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L'agriculture, qui laisse chacun à sa terre, fait vivre les hommes en paix ; le commerce et les arts, qui les entassent dans les villes, les mettent les uns avec les autres en conflit nécessaire d'intérêt.

Depuis six mille ans la famille des peupliers n'est point sortie de l'humble et douce position que lui a faite le Créateur. Ses membres répandus sur tous les points du globe ont constamment préféré les lieux bas aux situations élevées : ils aiment à habiter le fond humide des vallées et les rives verdoyantes des fontaines. Là, étrangers au bruit des cités, au tapage des assemblées politiques, aux intrigues des cours, ils vivent de la paisible vie des champs, et se trouvent heureux du bonheur de tout ce qui les entoure.

Mes aïeux étaient comme on est au village, bons, simples, généreux, contents d'offrir à l'oiseau voyageur l'hospitalité d'un instant sur leurs branches flexibles, ou par un bail gratuit, renouvelé


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chaque année, un asile de quelques mois à un berceau rempli d'espérance et déjà gazouillant de bonheur. Le matin, quand le point du jour commençait à blanchir leurs têtes, ils apercevaient au loin les hommes des champs sortir de leurs chaumières ; ceux-ci, lestes et joyeux, portant leurs outils sur leurs épaules et achevant entre deux haies le déjeuner gagné la veille. Ceux-là, assis sur le timon d'un chariot rustique et bruyant, fredonnant entre deux coups de fouet un air patriotique appris au régiment. Quelquefois à l'automne, s'en allant cueillir aux alentours l'herbe devenue plus rare, une jeune mère déposait à leurs pieds ses deux enfants, leur demandant pour eux de l'ombre contre le soleil, un abri contre la pluie, et, pour les réjouir, les quelques fleurs qui croissaient à leurs pieds.

Donc paix et sécurité, vie sobre et modeste, jours partagés entre la bienfaisance et le repos, telle fut l'existence de mes aïeux : qu'elle soit toujours la vôtre, chers habitants de la campagne, autrefois mes voisins et toujours mes amis! Mais, hélas ! je ne sais quelle menteuse fascination vous a dégoûtés d'un si noble et si digne partage. Tous les hommes droits et généreux s'affligent de voir cette inexplicable émigration qui dépeuple nos champs pour encombrer les ateliers, les usines, les magasins, les cabinets, les études, les échoppes du journalisme et les antres de la chicane. L'homme qui


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n'a qu'une blouse, s'imagine que l'habit du citadin cache le bonheur entre ses plis ; on n'est bien que là où l'on n'est pas, et le soir au foyer de la famille vous rêvez un bonheur que vous croyez bien loin, tandis qu'il est là, calme, familier, expansif entre le cœur de votre mère et celui de votre sœur. Ce journalier cultive la terre, il veut que son fils soit artisan. Ce jeune menuisier devait un jour succéder à son père, non, il sera épicier, négociant, instituteur, huissier, notaire, médecin. La honte de n'être qu'un campagnard, la prétention de devenir un bourgeois, l'espérance d'une félicité dont il respire les parfums lointains, transplantent cette jeune destinée de son sol natal dans une terre enchantée. Un beau jour donc je le vois passer par l'allée qui conduit de sa ferme à la ville, emportant sur son front le baiser de sa mère, dans son cœur les espérances de son père et dans sa bourse les épargnes de sa famille. Pauvre enfant, où vas-tu? Tu vas à l'école de l'orgueil, de la dépravation et de la misère; tu vas frapper à une porte dont vingt solliciteurs se disputent déjà l'entrée ; tu vas jeter aux caprices du sort, aux incertitudes de l'avenir une vie qui devait couler comme le ruisseau de ton village entre deux bords fleuris. En effet, après les longues et laborieuses initiations qui devaient transformer son existence, le voilà qu'il ne sait plus que faire. A toutes les hôtelleries de la vie on lui répond impitoyablement qu'il n'y a plus


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de place. Un jour enfin, après avoir supporté tous les travaux, essuyé tous les refus, épuisé toutes ses ressources, après avoir dépensé sa jeunesse, ruiné sa famille et peut-être perdu sa vertu, sans pain et sans place, il se dit, comme l'enfant prodigue de l'Évangile : « Combien de mercenaires et d'ouvriers dans la maison de mon père ont du pain en abondance, et moi je meurs ici de faim. »

Alors, après six ou dix printemps, je le vois un soir reprendre le chemin de la maison d'où l'avait éloigné une trompeuse espérance, je le vois vieilli, couvert des livrées d'une misère mal déguisée, le front penché et honteux, le visage empreint d'une tristesse que ne peut effacer même la joie de revoir le toit paternel.

Il revient, mais que rapporte-t-il ? Dans son âme des regrets inutiles, des goûts raffinés, des besoins insatiables ; dans sa famille les chagrins, l'embarras, l'incapacité, la ruine et quelquefois le déshonneur. Dans la société enfin, un homme égaré qui a perdu sa route et son orbite, et pour qui la vie n'est plus qu'un fardeau et un châtiment. Heureux quand, pour retrouver cette route perdue, il ne se lance pas dans les périls des insurrections et des révolutions; heureux quand, pour se débarrasser de cette vie brisée, un criminel désespoir ne demande pas à la tombe un repos que le monde n'a pu lui donner.

Sans doute parmi ces nombreux naufragés quelques ambitions surnagent et arrivent aux rivages


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de la fortune. O mes amis, n'enviez pas leur bonheur. Quelle vie qu'une vie partagée entre les fatigues pour acquérir et les sollicitudes pour conserver, entre les arides accablements des affaires pendant le jour et les importuns calculs de la nuit! S'ils sont sincères, ces parvenus vous apprendront eux-mêmes que leur vie, au dehors si resplendissante, n'est au dedans qu'irritation, dépits, ennuis, brisements de cœur , et que la roue de la fortune n'est trop souvent que la roue d'Ixion[1]. Et vous, parents aveugles, de tous vos sacrifices, de tous ces succès, de toutes ces richesses, que recueillerez-vous? L'oubli, le mépris , le dédain. Car ne croyez pas plus à leur gratitude qu'à leur bonheur, et quelque jour vous les verrez passer en rougissant près de la blouse qui couvre l'auteur de leurs jours et de leur élévation.

Gardez-la donc cette blouse et pour vous et pour eux. Si vous n'avez à léguer à vos fils qu'une pioche et une cognée, vos fils seront comme vous des cultivateurs ou des bûcherons. Honorez-vous de votre condition, puisque Dieu vous honore. Ne vous a-t-il pas faits ses coopérateurs dans l'ordre de la nature ?

Ne vous a-t-il pas associés aux soins bienfaisants de


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sa providence ? Vous êtes les pourvoyeurs du genre humain, les conservateurs de sa vie, et, après Dieu, c'est à vous que toute créature qui veut vivre; doit venir en disant : « Donnez-nous aujourd'hui notre pain de chaque jour ! » Voilà ce que vous êtes aux yeux de Dieu : aux yeux de la France vous êtes ses nourriciers et sa force. Plus il y aura des bras livrés aux travaux industriels, plus les profits seront amoindris par la concurrence et le partage. La terre, au contraire, améliorée par une culture plus active et plus puissante, récompense toujours un plus grand travail par une plus grande abondance. Hommes du pays, Hommes du pays, restez à la glèbe, vous êtes la ressource de la France ; et, sachez-le bien, le jour où votre main aura semé un grain de blé ou planté un légume utile, vous aurez fait pour la patrie cent fois plus que l'illustre danseuse si follement payée et applaudie, cent fois plus que l'artiste inutile arrachant d'un instrument efféminé pour de frivoles auditeurs une frivole harmonie !

Mais moi je ne suis qu'un peuplier ; je n'ai de persuasion que celle que donne l'expérience et l'amitié; écoutez plutôt les conseils de la sagesse antique et la voix harmonieuse d'un homme qui fut laboureur comme vous.

Notes de l'article

  1. Les anciens représentent le perpétuel tourment des ambitieux par le supplice d'Ixion, lié non avec des cordes, mais avec des serpents (le serpent de la cupidité et le serpent de l'envie) à une roue qui ne s'arrête jamais.

Compléments

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A propos du supplice d'Ixion

Ixion est un personnage de la mythologie grecque[NDLR 1].

Il est considéré comme l’ancêtre des centaures.

Après avoir tenté de séduire Héra, femme de Zeus, il fut précipité aux enfers où il est attaché à une roue par des serpents.

La figure ci contre est un tableau réalisé par Jules-Élie Delaunay en 1876 pour illustrer cet épisode.

Voir aussi

Notes de la rédaction
  1. Voir Ixion. (2020, octobre 8). Wikipédia, l'encyclopédie libre. Page consultée le 14:27, octobre 8, 2020 à partir de http://fr.wikipedia.org/w/index.php?title=Ixion&oldid=175397635.
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