Utilisateur:Jacques Ducloy/TestAls1
LE TRAVAIL DE L'ABEILLE BUTINEUSE* PAR le Docteur R. M O R E A U X
- Note présentée à la séance du 12 novembre 1959.
La population d'une ruche, que l'on a coutume d'appeler une colonie d'abeilles, offre un remarquable exemple de division du travail au sein d'une société: suivant leur âge et leurs aptitudes physiologiques inhérentes au développement de leurs organes les abeilles occupent, en effet, différents emplois soit à l'intérieur, soit hors de la ruche, étant successivement nourrices, chargées de l'alimentation des larves au berceau, cirières, occupées à la construction des rayons, nettoyeuses et hygiénistes, chargées de l'entretien du logis, gardiennes vigilantes repoussant les intrus et enfin vouées à la récolte des produits nécessaires à l'entretien alimentaire de leur famille, allant quérir au dehors l'eau, le pollen et surtout la matières sucrée, travail qui incombe aux approvisionneuses. C'est ce dernier labeur qui constitue l'occupation la plus épuisante au point qu'une abeille butineuse, lors de la saison mellifère, n'a une survie que de quelques semaines.
La butineuse fait du matin au soir d'incessants voyages entre son logis et une aire végétale qu'elle a repérée et où elle va avidement récolter du nectar ou du miellat qu'elle s'empresse de rapporter à sa ruche pour l'emmagasiner dans les alvéoles de ses rayons de cire et qu'elle transforme en miel.
C'est généralement dans un rayon de 200 mètres à 3 kilomètres que l'abeille va butiner. Toutefois certains observateurs américains, tels que Doolithe, ont signalé que, quand elle est attirée par une abondante provende, l'abeille peut même aller récolter jusqu'à 6 et 8 milles, soit 2 à 3 lieues kilométriques environ. L'abeille aime d'ailleurs le travail à grand rendement, c'est ainsi qu'elle négligera une petite étendue de fleurs très mellifères proches de sa ruche pour aller butiner au loin sui- des végétaux, peut-être moins nectarifères, mais occupant une grande surface.
Ainsi, du point du jour au crépuscule, quinze fois, vingt fois et jusqu'à trente fois suivant la distance, la butineuse quittera sa ruche pour aller récolter-la matière sucrée, puis reviendra la déposer dans ses rayons et repartira aussitôt. Il est donc nécessaire qu'elle possède une grande puissance de vol à laquelle est adapté son appareil alaire et, d'après des observations précises, on a estimé que sa vitesse de vol est, en moyenne, de 20 à 30 kilomètres-heure.
La faculté de vol est facteur du système alaire représenté par un plan mobile de chaque côté du corps. Or, ainsi que des expériences nous l'ont prouvé, pour permettre un vol rapide et surtout des virages dans l'espace, il faut que ces plans latéraux soient sans fissure, comme c'est le cas chez les oiseaux ou les insectes diptères dont certains acquiè- rent des vitesses considérables, telle la céphénomye, 'petite mouche qui, dans les pays chauds, vit dans les sinus fron- t a u x de certains mammifères et peut voler à la vitesse de 1 300 kilomètres-heure.
Mais chez les hyménoptères, et spécialement l'abeille, le système alaire est composé, comme leur nom l'indique, non plus d'une paire d'ailes latérales, mais de d e u x : une aile an- térieure et une aile postérieure, plus petite, de chaque côté du corps. Or, ainsi que nous venons de le dire, des expérien- ces nous ont permis d'établir que si, dans le vol, ces quatre ailes vibraient séparément, l'insecte pourrait certes se dé- placer en ligne droite, mais, du fait de la scissure existant entre les ailes des deux plans alaircs, c'est-à-dire entre la grande aile antérieure et la petite aile postérieure, il ne pour- rait sans chute, sans « glissement sur l'aile », effectuer des virages comme l'y contraint sans cesse son butinage de fleur en fleur.
Chez l'abeille, en particulier, la question de la nécessité d'un plan alaire unique de chaque côté du corps est résolue du fait que dans le vol les ailes antérieures et postérieures sont « coaptées », autrement dit sont soudées l'une à l'antre: il existe, en effet, sur le bord postérieur de la grande aile une gouttière d a n s laquelle, lors de l'envol, vient s'engrener une rangée de minuscules crochets, appelés « hamules », qui est fixée sur le bord antérieur de la petite aile. Mais alors une question se pose: puisque l'existence d'un plan alaire unique de chaque côté du corps de l'insecte est in- dispensable pour lui permettre u n vol n o r m a l et d'incessants virages, pourquoi le Créateur n'a-t-il pas fait l'abeille sim- plement diptère comme la mouche, mais hyménoptère, c'est- à-dire insecte à quatre ailes?
Or il faut bien penser que la surface alaire doit être pro- portionnelle à la charg-e à supporter au cours du vol et si les minimes ailes d'une mouche présentent une surface de sus- tentation suffisante relativement a u poids de son corps, étant donnés celui de l'abeille et des c h a r g e s qu'elle t r a n s - porte a u retour de ses récoltes, il serait proportionnellement nécessaire que chacun des ses plans alaires présente une lar- geur de 17 millimètres environ.
M a i s nous savons qu'au retour de son butinage, r e n t r é e clans sa ruche, l'abeille va r é g u r g i t e r dans les alvéoles de ses rayons de cire le produit de sa récolte et doit, pour ce faire, s'enfoncer dans ces cellules qui ont 23 ou 35 millimètres car- rés de section suivant qu'il s'agit d'alvéoles d'ouvrières ou de mâles. Or ses deux plans alaires uniques et j u x t a p o s é s représentant alors au repos une surface de 34 millimètres de largeur ne le lui permettraient plus. C'est la raison pour laquelle, en r e n t r a n t à son logis l'abeille hyménoptère <x dé- coapte » ses ailes et, par un mouvement de translation, les superpose, réduisant ainsi la surface de son corps et pou- vant dès lors pénétrer dans les alvéoles de ses rayons. Le mécanisme alaire apparaît donc curieux qui adapte l'abeille au vol en tous sens par étalement et coaptation de ses ailes en un plan unique de chaque côté du corps et lui permet la réduction de son envergure en position de repos par leur décoaptation et leur superposition.
Mais pour que l'abeille puisse soutenir un vol sur de g r a n - des distances une large surface alaire ne suffit pas ; il im- porte également que ce système alaire soit actionné p a r une puissante musculature qui permette un g r a n d n o m b r e de battements à la seconde et un vol prolongé. Si l'on a pu cal- culer que la fréquence des battements alaire est de 13 à là seconde chez le moineau, 55 chez Toiseau-mouche, 9 seule- ment chez le papillon blanc la piéride du chou), elle atteint 330 chez la mouche domestique et 180 à 200 chez l'abeille. E t cependant la force musculaire ne semble pas due à l'am- pleur des muscles, mais bien à la puissance de leur contrac- tion, car deux entomologistes, MAGXAX et PÉRI L U AT, par des dissections minutieuses et des pesées précises, ont établi que les muscles moteurs des ailes des insectes ne représen- tent pas même 15 % du poids de leur corps.
D ' a u t r e part, LHATTV a montré que la vitesse de vol n'est pas seulement fonction de la fréquence des battements alai- res. Cet observateur avait constaté que la vitesse de vol d'une abeille quittant sa ruche pour se rendre dans un champ de butinage est plus grande que lors de son retour, alourdie qu'elle est p a r des charges de nectar ou de pollen. Or, grâce à des méthodes optiques, avec enregistrement sur film, il a r e m a r q u é que la fréquence du battement des ailes demeure sensiblement la même quelle que soit la vitesse de vol et LIIATTY en a conclu que la vitesse de vol n'est pas principa- lement fonction du nombre de battements alaires, mais de l'incidence des plans alaires p a r rapport au corps de l'in- secte.
Une autre question s'est posée à la sagacité des observateurs : quel trajet suit une abeille qui prend son vol pour se rendre à un champ de butinage qu'elle a repéré? Des observations que nous avons faites et qui corroborent celles de SEMPERS nous ont permis de constater d'abord que par temps clair et calme les abeilles volent à une plus grande altitude que par temps couvert où il leur arrive de voler presque en rase-mottes.
D ' a u t r e part, par beau temps, en atmosphère calme, elles volent généralement en ligne droite. P a r contre, s'il existe un vent tant soit peu sensible, elles suivent une trajectoire parabolique, plus ou moins accusée, dont la convexité de courbure répond à la direction du vent.
En outre, par vent violent, les abeilles abandonnent fré- quemment la ligne droite pour effectuer un parcours qui les mette à l'abri d'une muraille, d'une palissade, d'une forêt dont elles suivent longuement la lisière, avant que de se di- riger vers le champ de butinage.
Le vol incessant d'une abeille butineuse tout le long du j o u r exige une dépense considérable de force musculaire et, ainsi que nous l'avons dit, c'est à la puissance de c o n t r a c - tion de ses muscles alaires que l'insecte doit faire appel. Mais toute machine exige pour son fonctionnement un c a r b u r a n t et tout travail musculaire impose chez les êtres vivants une dépense en calories qui sont empruntées a u x réserves alimen- taires.
C'est ainsi que les oiseaux-mouches, qui vivent dans l'est du continent américain, mais hivernent a u P a n a m a , sont clans l'obligation de faire un vol ininterrompu de 800 kilo- mètres environ au-dessus du Golfe du Mexique lors de leur émigration et le c a r b u r a n t nécessaire pour effectuer ce long périple n'est a u t r e que la graisse dont ces-oiseaux se nottr- risent et se gavent cinq fois plus que normalement a v a n t d'entreprendre leur voyage.
L'abeille qui, elle, se n o u r r i t essentiellement de m a t i è r e sucrée, nectar ou 'miel, possède dans le glucose un énergéti- que puissant; elle vit sur le contenu de son tube digestif et brûle du sucre pour effectuer son vol incessant. D é j à le P r o - fesseur HocKNiG, de l'Université d ' A l b e r t a ( C a n a d a ) , a évalué qu'une abeille consomme son poids de sucre en 6 heu- res 1/2 de vol, consommation au bout de laquelle elle est épuisée.
Des expériences personnelles précises nous ont permis d'é- tablir que pour un voyage aller et retour de butinage à 1 k i - lomètre une abeille consomme en moyenne 0,00077 g r a m m e de sucre pur fournissant 0,647 kilogramme-mètre, soit une consommation de 0,0038 et, en chiffre rond, 0,004 g r a m m e de nectar à 20 % de sucre. Or, comme elle rapporte dans son jabot en moyenne 0,020 g r a m m e de nectar, c'est dire que son travail est rentable puisque chaque voyage est, pour sa ruche un gain de 0,016 g r a m m e de nectar.
Ces chiffres sont d'ailleurs en accord avec ceux publiés antérieurement par ZIMMERMANN clans une revue biologi- que suisse.
Si le sucre apparaît comme le puissant énergétique de l'abeille certains biologistes ont pensé que la valeur de sa contraction musculaire est peut-être aussi accrue par un au- tre énergétique, l'acide formique, dont ils ont constaté la présence dans les tissus de l'insecte : or on sait que, chez l'homme même, ainsi que l'ont montré des expériences fai- tes à l'ercographe de Mosso, l'ingestion d'une faible quan- tité d'acide formique permet de quintupler la valeur de la contraction musculaire.
Notons, en passant, que cette puissance énergétique du glucose, plus spécialement du miel, et de l'acide formique, mériterait d'être m i e u x connue des sportsmen qui pourraient tirer de la consommation sagement dosée de ces produits une action bénéfique.
E t maintenant envisageons quel est, en résumé, le travail quotidien d'une abeille butineuse.
Supposons qu'une abeille aille butiner toute une journée dans un champ floral situé à i kilomètre de sa ruche. A cha- que voyage elle récolte en moyenne 0,020 gramme de nectar dans son jabot, mais en consomme 0,004 gramme comme c a r b u r a n t pour son travail musculaire. Elle rapporte donc en réalité, ainsi que nous venons de le dire 0,016 gramme de nectar à sa ruche par voyage après avoir visité environ 150 fleurs nectarifères, de trèfle ou de sainfoin par exemple. E n admettant que l'abeille vole à l'aller à la vitesse de 25 à 30 kilomètres-heure, qu'elle butine 20 minutes, qu'au re- tour, alourdie par sa récolte, elle vole à une allure de 20 ki- lomètres-heure et qu'elle demeure 5 minutes dans sa ruche pour déposer dans ses rayons le produit de sa récolte, son travail se répartit ainsi: aller 2 minutes à 2 minutes 1/2 butinage 20 minutes retour 3 minutes séjour dans sa ruche 5 minutes soit au total 30 minutes à 30 minutes 1/2 ou une demi-heure en chiffre rond. " Si l'on admet une moyenne de 20 voyages par jour, c'est donc un travail ininterrompu de 10 heures qu'elle fournit dans sa journée, au cours de laquelle elle aura récolté 0,40 g r a m m e de nectar, en aura emmagasiné 0,32 gramme et con- sommé seulement 0,08 gramme de matière sucrée après avoir butiné 3 000 fleurs. Si l'on considère cet apport total de 0,32 g r a m m e de nec- tar par une abeille au cours d'une journée, cette récolte pa- raît bien minime; mais si, d ' a u t r e part, on envisage que dans une nichée moyenne un m i n i m u m de 2 0 000 abeilles font le même travail et rapportent la m ê m e récolte, c'est u n apport de 6 4 0 0 g r a m m e s , soit plus de 6 kilos de nectar que la colo- nie aura emmagasiné dans sa journée. Cet apport quotidien par une seule colonie p a r a î t dès lors surprenant et donnerait à penser que l'apiculture présente un rendement considérable; m a i s il faut tenir compte qu'il n'est que théorique car fréquemment, c'est à des distances lointaines que l'abeille est dans l'obligation d'aller butiner ce qui réduit grandement le n o m b r e de ses sorties, crue des vents contraires prolongent souvent la durée des voyages réduisant la vitesse de vol ou obligeant à de longs détours, que de fré- quentes intempéries privent les butineuses de toute sortie, qu'enfin la sécrétion nectarifère des v é g é t a u x peut se trou- ver notablement entravée pour des raisons climatiques rédui- sant ainsi amplement la récolte. E n outre qui dit nectar ne dit pas miel et des analyses chi- miques ont établi que la proportion de miel provenant du nec- tar, après mûrissement et t r a n s f o r m a t i o n au sein de la r u - che, est de 33 % en moyenne; une récolte de 6 kilos de nec- tar ne fournira donc, en définitive, que 2 kilos de miel. Enfin il ne faut pas oublier que quand l'apiculteur opère la récolte du miel en fin de saison mellif ère, sous peine de voir ses abeilles m o u r i r de faim a u cours de la saison hivernale, il doit laisser à chaque colonie une provision de 12 à 15 ki- los de miel p o u r ses besoins alimentaires pendant les longs mois d'hiver où les abeilles sont privées de tout butinage. Toujours est-il que la modeste étude qui précède nous ré- vèle l'abeille comme un insecte extrêmement laborieux, qui ne ménage pas ses forces pour la subsistance de sa famille et qui, du fait de son épuisant labeur n'a, en tant que buti- neuse, qu'une courte existence de six à sept semaines. On conçoit dès lors que de n o m b r e u x auteurs aient ciré l'abeille comme un modèle de travailleur, animé d'un r e m a r - quable esprit de solidarité et d'un e x t r a o r d i n a i r e dévoue- ment. SYMPHYLES E