Le Buffon choisi de Benjamin Rabier/Sauvages/Carnassiers/Taupe
La taupe
Le Buffon choisi de Benjamin Rabier (1924) L'homme - Animaux domestiques - Animaux sauvages - Oiseaux - Poissons - Cétacés - Tables |
La taupe
La taupe, sans être aveugle, a les yeux si petits, si couverts, qu'elle ne peut faire grand usage du sens de la vue : mais elle a le toucher délicat ; son poil est doux comme la soie ; elle a l'ouïe très fine et de petites mains à cinq doigts, bien différentes de l'extrémité des pieds des autres animaux, et presque semblables aux mains de l'homme ; beaucoup de force pour le volume de son corps, le cuir ferme, un embonpoint constant, les douces habitudes du repos et de la solitude, l'art de se mettre en sûreté, de se faire en un instant un asile, un domicile, la facilité de l'étendre, et d'y trouver, sans en sortir, une abondante subsistance.
Elle ferme l'entrée de sa
retraite, n'en sort presque jamais
qu'elle n'y soit forcée par l'abondance des pluies d'été, lorsque
l'eau la remplit ou lorsque le
pied du jardinier en affaisse le
dôme ; elle se pratique une voûte en rond dans les prairies,
et assez ordinairement un boyau long dans les jardins ; il lui faut une terre douce, fournie de racines esculentes, et
surtout bien peuplée d'insectes et de vers, dont elle fait sa principale nourriture.
Comme les taupes ne sortent que rarement de leur domicile souterrain, elles ont peu d'ennemis, et échappent aisément aux animaux carnassiers : leur plus grand fléau est le débordement des rivières ; on les voit, dans les inondations, fuir en nombre à la nage, et faire tous leurs efforts pour gagner les terres plus élevées : mais la plupart périssent aussi bien que leurs petits qui restent dans les trous.
Leur domicile est fait avec une intelligence singulière ; elles commencent par pousser, par élever la terre et former une voûte assez élevée ; elles laissent des cloisons, des espèces de piliers de distance en distance ; elles pressent et battent la terre, la mêlent avec des racines et des herbes, et la rendent si dure et si solide par-dessous, que l'eau ne peut pénétrer la voûte à cause de sa convexité et de sa solidité ; elles élèvent ensuite un tertre par-dessous, au sommet duquel elles apportent de l'herbe et des feuilles pour faire un lit à leurs petits ; dans cette situation, ils se trouvent au-dessus du niveau du terrain, et par conséquent à l'abri des inondations ordinaires, et en même temps à couvert de la pluie par la voûte qui recouvre le tertre sur lequel ils reposent. Ce tertre est percé tout autour de plusieurs trous en pente qui descendent plus bas et s'étendent de tous côtés, comme autant de routes souterraines par où la mère taupe peut sortir et aller chercher la subsistance nécessaire à ses petits ; ces sentiers souterrains sont fermes et battus, s'étendent à douze ou quinze pas, et partent tous du domicile comme des rayons d'un centre. On y trouve, aussi bien que sous la voûte, des débris d'oignons de colchique, qui sont apparemment la première nourriture qu'elle donne à ses petits.
Quelques auteurs ont dit mal à propos que la taupe et le blaireau dormaient sans manger pendant l'hiver
entier. Le blaireau sort de son trou en hiver comme en été, pour chercher sa subsistance, et il est aisé de s'en assurer
par les traces qu'il laisse sur la neige. La taupe dort si peu pendant tout l'hiver, qu'elle pousse la terre comme en
été et que les gens de la campagne disent, comme par proverbe : Les taupes poussent, le dégel n'est pas loin.
Elles cherchent, à la vérité, les endroits les plus chauds : les jardiniers en prennent souvent autour de leurs couches aux mois de décembre, de janvier et de février.
La taupe ne se trouve guère que dans les pays cultivés ; il n'y en a point dans les déserts arides ni dans les climats froids, où la terre est gelée pendant la plus grande partie de l'année.