Histoire naturelle (Buffon)/Tome 4/Les animaux domestiques

De Wicri Animaux
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Georges-Louis Leclerc de Buffon
Histoire Naturelle (1749)
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Les animaux domestiques

Buffon Hist Nat E.O. Tome 4 f193.jpg[169] L’homme change l’état naturel des animaux en les forçant à lui obéir, et les faisant servir à son usage : un animal domestique est un esclave dont on s’amuse, dont on se sert, dont on abuse, qu’on altère, qu’on dépayse et que l’on dénature, tandis que l’animal sauvage, n’obéissant qu’à la Nature, ne connoît d’autres loix que celles du besoin et de la liberté. L’histoire d’un animal sauvage est donc bornée à un petit nombre de faits émanés de la simple Nature, au lieu que l’histoire d’un animal domestique est compliquée de tout ce qui a rapport à l’art que l’on emploie pour l’apprivoiser ou pour le subjuguer ; et comme on ne sait pas assez combien l’exemple, la contrainte, la force de l’habitude peuvent influer sur les animaux et changer leurs mouvements, leurs déterminations, leurs penchants, le but d’un Naturaliste doit être de les observer assez pour pouvoir distinguer les faits qui dépendent de l’instinct, de ceux qui ne viennent que de l’éducation ; reconnoître ce qui leur appartient et ce qu’ils ont emprunté, séparer ce qu’ils font de ce qu’on leur fait faire, et ne jamais confondre l’animal avec l’esclave, la bête de somme avec la créature de Dieu.


Buffon Hist Nat E.O. Tome 4 f194.jpg[170] L’empire de l’homme sur les animaux est un empire légitime qu’aucune révolution ne peut détruire, c’est l’empire de l’esprit sur la matière, c’est non seulement un droit de Nature, un pouvoir fondé sur des loix inaltérables, mais c’est encore un don de Dieu, par lequel l’homme peut reconnaître à tout instant l’excellence de son être ; car ce n’est pas parce qu’il est le plus parfait, le plus fort ou le plus adroit des animaux qu’il leur commande : s’il n’était que le premier du même ordre, les seconds se réuniraient pour lui disputer l’empire ; mais c’est par supériorité de Nature que l’homme règne et commande, il pense, et dès-lors il est maître des êtres qui ne pensent point.

Il est maître des corps bruts, qui ne peuvent opposer à sa volonté qu’une lourde résistance ou qu’une inflexible dureté, que sa main sait toujours surmonter et vaincre en les faisant agir les uns contre les autres ; il est maître des végétaux, que par son industrie il peut augmenter, diminuer, renouveler, dénaturer, détruire ou multiplier à l’infini ; il est maître des animaux, parce que non seulement il a comme eux du mouvement et du sentiment, mais qu’il a de plus la lumière de la pensée, qu’il connaît les fins et les moyens, qu’il sait diriger ses actions, concerter ses opérations, mesurer ses mouvements, vaincre la force par l’esprit, et la vitesse par l’emploi du temps.

Cependant parmi les animaux les uns paraissent être plus ou moins familiers, plus ou moins sauvages, plus Buffon Hist Nat E.O. Tome 4 f195.jpg[171] ou moins doux, plus ou moins féroces : que l’on compare la docilité et la soumission du chien avec la fierté et la férocité du tigre, l’un paroît être l’ami de l’homme et l’autre son ennemi ; son empire sur les animaux n’est donc pas absolu, combien d’espèces savent se soustraire à sa puissance par la rapidité de leur vol, par la légèreté de leur course, par l’obscurité de leur retraite, par la distance que met entre eux et l’homme l’élément qu’ils habitent ! combien d’autres espèces lui échappent par leur seule petitesse ! et enfin combien y en a-t-il qui, bien loin de reconnoître leur souverain, l’attaquent à force ouverte ! sans parler de ces insectes qui semblent l’insulter par leurs piqûres, de ces serpens dont la morsûre porte le poison et la mort, et de tant d’autres bêtes immondes, incommodes, inutiles, qui semblent n’exister que pour former la nuance entre le mal et le bien, et faire sentir à l’homme combien, depuis sa chûte, il est peu respecté.

C’est qu’il faut distinguer l’empire de Dieu du domaine de l’homme : Dieu créateur des êtres est seul maître de la Nature, l’homme ne peut rien sur le produit de la création, il ne peut rien sur les mouvemens des corps célestes, sur les révolutions de ce globe qu’il habite, il ne peut rien sur les animaux, les végétaux, les minéraux en général, il ne peut rien sur les espèces, il ne peut que sur les individus ; car les espèces en général et la matière en bloc appartiennent à la Nature, ou plustôt la constituent ; tout se passe, se suit, se succède, se Buffon Hist Nat E.O. Tome 4 f196.jpg[172] renouvelle et se meut par une Puissance irrésistible ; l’homme, entraîné lui-même par le torrent des temps, ne peut rien pour sa propre durée ; lié par son corps à la matière, enveloppé dans le tourbillon des êtres, il est forcé de subir la loi commune, il obéit à la même Puissance, et, comme tout le reste, il naît, croît et périt. Mais le rayon divin dont l’homme est animé, l’anoblit et l’élève au dessus de tous les êtres matériels ; cette substance spirituelle, loin d’être sujette à la matière, a le droit de la faire obéir, et quoiqu’elle ne puisse pas commander à la Nature entière, elle domine sur les êtres particuliers : Dieu, source unique de toute lumière et de toute intelligence, régit l’Univers et les espèces entières avec une puissance infinie : l’homme, qui n’a qu’un rayon de cette intelligence, n’a de même qu’une puissance limitée à de petites portions de matière, et n’est maître que des individus.

C’est donc par les talens de l’esprit et non par la force et par les autres qualités de la matière, que l’homme a sû subjuguer les animaux : dans les premiers temps ils devoient être tous également indépendans ; l’homme, devenu criminel et féroce, étoit peu propre à les apprivoiser, il a fallu du temps pour les approcher, pour les reconnoître, pour les choisir, pour les dompter, il a fallu qu’il fût civilisé lui-même pour savoir instruire et commander, et l’empire sur les animaux, comme tous les autres empires, n’a été fondé qu’après la société Buffon Hist Nat E.O. Tome 4 f197.jpg[173] C’est d’elle que l’homme tient sa puissance, c’est par elle qu’il a perfectionné sa raison, exercé son esprit et réuni ses forces, auparavant l’homme étoit peut-être l’animal le plus sauvage et le moins redoutable de tous ; nud, sans armes et sans abri, la terre n’étoit pour lui qu’un vaste desert peuplé de monstres, dont souvent il devenoit la proie ; et même long-temps après, l’histoire nous dit que les premiers héros n’ont été que des destructeurs de bêtes.

Mais lorsqu’avec le temps l’espèce humaine s’est étendue, multipliée, répandue, et qu’à la faveur des arts et de la société l’homme a pû marcher en force pour conquérir l’Univers, il a fait reculer peu à peu les bêtes féroces, il a purgé la terre de ces animaux gigantesques dont nous trouvons encore les ossemens énormes, il a détruit ou réduit à un petit nombre d’individus les espèces voraces et nuisibles, il a opposé les animaux aux animaux, et subjuguant les uns par adresse, domptant les autres par la force, ou les écartant par le nombre, et les attaquant tous par des moyens raisonnés, il est parvenu à se mettre en sûreté, et à établir un empire qui n’est borné que par les lieux inaccessibles, les solitudes reculées, les sables brûlans, les montagnes glacées, les cavernes obscures, qui servent de retraites au petit nombre d’espèces d’animaux indomptables.


Voir aussi

Source
https://web.archive.org/web/20220626155736/http://www.buffon.cnrs.fr/ice/ice_page_detail.php?lang=fr&type=text&bdd=buffon&table=buffon_hn&typeofbookDes=hn&bookId=4&pageChapter=Les+Animaux+domestiques.&pageOrder=180&facsimile=off&search=no&num=&nav=1