Dictionnaire des sciences naturelles (1816) Cuvier/Tome 1/Prospectus
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Sommaire
Prospectus
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L'histoire naturelle est parvenue de nos jours à
un degré de gloire dont il était difficile de se former une
idée. Elle a été l'objet du goût dominant. Les hommes
puissants ont cherché à se distraire, par son étude, des ennuis inséparables de la grandeur ; les malheureux, à oublier
par elle les injustices de la fortune ; le beau sexe même, et
les hommes assez heureux pour jouir d'un sort indépendant,
assez sages pour ne point sacrifier leur liberté aux appâts
de l'ambition ou de la vaine gloire, en ont fait le charme de
leurs loisirs. Enfin, et c'est sans doute son plus beau triomphe,
ces génies supérieurs pour lesquels la méditation est un besoin, lassés de l'inutilité des spéculations abstraites, sont
redescendus des hauteurs d'une philosophie trop générale,
pour chercher les véritables lois de la nature dans la con-
templation de ses ouvrages, et ont préféré l'étude du monde
réel à la création d'un monde imaginaire; c'est, en un mot,
dans l'histoire naturelle qu'ils ont puisé les preuves de leur
doctrine ou les sujets de leurs expériences.
Tel devoit être le résultat de l'heureuse révolution que
Bacon avait commencée dans les sciences. Toutes nos connaissances, disait-il à ses contemporains, ne sont que les
faits généralisés. Ce n'est donc qu'en remontant à la source
de ces connaissances, c'est-à-dire, à l'étude des faits particuliers, que vous vous débarrasserez des erreurs qui vous
aveuglent, et des préjugés qui vous tourmentent. Cependant
l'histoire naturelle ne seroit peut-être pas arrivée sitôt à la
brillante destinée que ces sages préceptes lui préparaient, si
deux des plus grands hommes qui aient illustré le dernier
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siècle n'avoient concouru, malgré l'opposition de leurs vues
et de leur caractère, ou plutôt à cause de cette opposition
même, à lui donner des accroissements aussi subits qu'étendus.
Linnæus et Buffon semblent en effet avoir possédé, chacun dans son genre, des qualités telles qu'il était impossible que le même homme les réunît, et dont l'ensemble était cependant nécessaire pour donner à l'étude de la nature une impulsion aussi rapide.
Tous deux passionnés pour leur science et pour la. gloire; tous deux infatigables dans le travail ; tous deux d'une sensibilité vive, d'une imagination forte, d'un esprit transcendant, ils arrivèrent tous deux dans la carrière armés des ressources d'une érudition profonde : mais chacun s'y traça une route différente, suivant la direction particulière de son génie. Linnaeus saisissoit avec finesse les traits distinctifs des êtres : Buffon en embrassoit d'un coup d'oeil les rapports les plus éloignés. Linnæus, exact et précis, se créait une langue à part pour rendre ses idées dans toute leur rigueur : Buffon, abondant et fécond, usoit de toutes les ressources de la sienne pour développer l'étendue de ses conceptions. Per- sonne mieux que Linnaeus ne fit jamais sentir les beautés de détail dont le Créateur enrichit avec profusion tout ce qu'il a fait naître : personne mieux que Buffon ne peignit jamais la majesté de la création et la grandeur imposante des lois auxquelles, elle est assujettie. Le premier, effrayé du chaos où l'incurie de ses prédécesseurs avoit laissé l'Histoire de la nature, sut, par des méthodes simples et par des défi.. nitions courtes et claires, mettre de l'ordre dans cet immense labyrinthe, et rendre facile la connoissance des êtres parti- culiers : le second, rebuté de la sécheresse d'écrivains qui, pour la plupart, s'étoient contentés d'être exacts, sut nous intéresser à ces êtres particuliers par les prestiges de son langage harmonieux et poétique. Quelquefois, fatigué de l'étude pénible de Linnaeus, on vient se reposer avec Bunbn ; mais toujours, lorsqu'on a été délicieusement ému par ses
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