Les Archives Robert A. et Virginia Heinlein

De Wicri SIC
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Revue Ametist
Numéro 2 (2008)
Numéro spécial archives ouvertes
Attention : Article en cours de finition

Ligne de vie :
Les Archives Robert A. et Virginia Heinlein

Éric Picholle.i, ii
Eric.Picholle@uNice.fr
  • i - CNRS — LPMC, UMR 6622, Laboratoire de Physique de la Matière Condensée
  • ii - Institut Robert Hooke de Culture Scientifique, Université de Nice – Sophia Antipolis - Nice.


Mots-clés 
archives, Robert Heinlein, littérature, science-fiction, Los Alamos, Projet Manhattan, correspondance, histoire des idées politiques, histoire des techniques, Federation of Atomic Scientists (FAS), EPIC, Université de Californie Santa Cruz, Heinlein Prize Trust, termes connotés, marqueurs historiques
Keywords 
archives, Robert Heinlein, literature, science fiction, Los Alamos, Manhattan Project, correspondence, history of ideas, history of technology, political history, Federation of Atomic Scientists (FAS), EPIC, University of California Santa Cruz, Heinlein Prize Trust, negative connotation, historical markers
Résumé 
Un point de vue d’utilisateur sur les archives Heinlein récemment mises en ligne, et sur le préjugé « complétiste » du projet, ainsi que sur son mode de financement et ses limitations. Un exemple de pépite : la visite de Robert Heinlein à Los Alamos, en août 1945.
Écrivain, homme politique, militant infatigable de l’aventure spatiale, Robert Anson Heinlein (1907—1988) est un personnage intriguant. Son œuvre et ses engagements accompagnent les mutations scientifiques et sociologiques du XXe siècle [1,2][1] et son influence s’étend bien au-delà de la littérature de science-fiction (SF), dont il est considéré comme l’un des pères fondateurs.
À l’occasion du centenaire de sa naissance, l’Université de Californie Santa Cruz (UCSC), dépositaire des archives de l’écrivain, et le Heinlein Prize Trust ont commencé à rendre accessible en téléchargement l’intégralité de ces collections, à l’adresse http://heinleinarchives.net. Ce « coup de flash » tracera dans un premier temps le contour de ce projet exceptionnel, d’un point de vue naïf de simple utilisateur, en évoquant le contexte qui l’a rendu possible ; puis je tenterai, à partir de l’exemple d’une “pépite” extraite de cette mine, de réfléchir du point de vue de l’historien des idées aux modes d’accès qui auraient pu la rendre plus visible.
Si nous vivions mille ans, il serait absolument nécessaire
de trouver une méthode d’associations éclectique [time-binding],
sans quoi nous nous noierions dans une mer de connaissances
impossibles à évaluer. Résultat : la folie, ou la faiblesse d’esprit.
Robert Heinlein, in Les Enfants de Mathusalem, 1941
Nous avons besoin d’un nouveau « spécialiste »,
qui ne soit pas un spécialiste, mais un :synthéticien.
Nous avons besoin d’une nouvelle science qui soit le parfait
secrétaire de toutes :les autres sciences.
in « Where To ? », 1950
Les précurseurs des synthéticiens sont déjà à l’œuvre dans de
nombreux domaines. On les appelle aujourd’hui « ingénieurs
en recherche opérationnelle », entre autres étiquettes provisoires.
Ce sont des gens interdisciplinaires, des généralistes,
pas des spécialistes : le nouvel Homme de la Renaissance. (…)
Pour l’instant, cette « non-spécialité » est encore balbutiante,
sa méthodologie inadéquate, ses résultats parfois triviaux.
Mais (…) ce nouvel homme pourrait bien nous sauver tous.
in « Where To ? », 1965

Tous les documents, rien que les documents

En 1967, à l’âge de 60 ans, Robert Heinlein revient s’installer en Californie, à Santa Cruz. Depuis près de trente ans, il est l’un des acteurs majeurs de la science-fiction moderne, dont il a inventé bon nombre des techniques narratives. Au sommet de sa carrière, avec des ouvrages aussi dérangeants que Starship Troopers (1959) ou En terre étrangère (Stranger in a Strange Land, 1961), il risque d’être submergé par sa documentation et sa correspondance [3]. Il décide donc de confier la conservation de ses archives à l’UCSC ; il les alimentera jusqu’à sa mort, et sa veuve, Virginia (1917—2003), veillera à ce que les derniers documents d’intérêt littéraire en sa possession y soient versés. Outre quelques pièces de musée (sa machine à écrire, son premier ordinateur, ses globes lunaire et martien, etc.) et quelques encadrements d’illustrations et de photographies, cette collection inclut l’ensemble des manuscrits de ses œuvres, y compris quelques articles inédits, les brouillons et la documentation afférents, sa correspondance professionnelle et quelques albums de photos personnelles.

C’est la totalité de ces documents (y compris notules manuscrites, enveloppes, etc.) qui ont été systématiquement numérisés et sont progressivement mis en ligne, en mode image, permettant la lecture des manuscrits mais pas la recherche dans le texte. L’ensemble des 112 références disponibles contient près de 106 000 pages (sur 200 000 à terme). Il constitue aujourd’hui un outil exceptionnel et peut-être unique concernant un écrivain de cette envergure, même si l’on peut anticiper la banalisation de telles archives électroniques dans le futur.

Les images individuelles sont regroupées par fichiers thématiques de quelques dizaines à quelques centaines de pages, réunissant typiquement tout ce qui se rapporte à un titre (roman, nouvelle, article…), à la correspondance d’une période donnée ou avec un interlocuteur particulier, etc. Leur résolution est assez faible, au point que quelques pour-cent des pages de texte sont illisibles ; a fortiori, elle rend mal justice aux photographies, dont les reproductions ne peuvent avoir qu’un intérêt indicatif.

Ces fichiers sont créés « au vol » lors de leur commande, au format PDF, via le système DORA (Digital Online Research Archives) qui en assure le tatouage numérique, dont la partie visible inclut une image grisée de Robert Heinlein et un rappel de copyright (Figure. 1).

Fig. 1 - Tatouage visible des documents des archives Heinlein

Il s’agit de documents bruts, n’intégrant aucun commentaire. Le site de téléchargement n’en offre qu’une présentation très sommaire. Ainsi, ce que l’on sait du fichier « CORR220-1 » se réduit à :

Part 1, 200 pages, Feb. 1943-Nov. 1945, a scattering of correspondence with various friends, several from/to Cal Laning, Jerry Voorhis, and Willy Ley. There are also letters and memoranda about the work in Philadelphia during World War II. There are a few letters from Ginny to “Leslyn and Bob”.

Le souci d’exhaustivité des archivistes contraste avec le choix de Virginia Heinlein d’omettre l’essentiel de la correspondance de l’écrivain avec ses deux premières épouses, Elinor Leah Curry [4] et Leslyn MacDonald[2]. Une autre lacune majeure, à la date de rédaction de cet article, concerne les documents relatifs à l’activité politique de Robert Heinlein au sein du mouvement socialiste End Poverty In California (EPIC) d’Upton Sinclair, au titre duquel il s’était présenté aux élections législatives de 1938, à Hollywood, après avoir assuré la direction du bulletin politique EPIC News, tirant jusqu’à deux millions d’exemplaires.


Un repas gratuit, ça n’existe pas !

Le travail considérable qu’a exigé l’organisation puis la numérisation systématique des archives Heinlein n’a été rendu possible que par l’implication du Heinlein Prize Trust, organisation à but non lucratif, dont la vocation principale est de « promouvoir des réalisations concrètes dans le domaine de l’exploitation commerciale de l’espace », en particulier via le Heinlein Prize proprement dit, doté de $500 000. Le Trust gère l’héritage de Robert et Virginia Heinlein, y compris les droits littéraires et artistiques, et a financé, pendant plusieurs années, les travaux d’un « Heinlein scholar ». C’est ce dernier, William H. Patterson, qui a animé l’aventure de l’exploitation des archives Heinlein ; il en a tiré une biographie de l’auteur appelée à faire référence, The Man Who Learned Better [1]. L’organisation finance également une « chaire Heinlein » à l’Académie Navale des États-Unis, à Annapolis.

Le but avoué du Trust est ici de « protéger la collection au travers de l’immortalité numérique, tout en augmentant largement sa disponibilité aux universitaires et aux fans ». Pour autant, cette mise à disposition n’implique rien d’autre qu’un droit de consultation et d’archivage personnel ; en aucun cas, en particulier, ceux de diffusion ou de publication, au-delà du droit de citation, le fair use.

De son vivant, Virginia Heinlein veillait jalousement au respect de l’intégrité des droits littéraires sur l’œuvre de son mari, y compris sur internet ; le Trust maintient la même vigilance. La relative richesse qui a rendu possible le projet est fondée sur les revenus littéraires mêmes qui pourraient être mis en cause par une mise en ligne indiscriminée des textes qui les engendrent. Le tatouage personnalisé permet d’étendre la diffusion des archives tout en maintenant leur sécurité. Ce sont assurément le même raisonnement et les mêmes préoccupations qui fondent le choix de fichiers image plutôt que texte, trop faciles à pirater. Le téléchargement des documents est payant, mais à un niveau modéré, de l’ordre du centime d’euro par page en moyenne, soit quelques euros pour un roman complet, avec une possibilité de gratuité pour les chercheurs.

Le système semble un compromis raisonnable entre les intérêts commerciaux en jeu — TANSTAAFL ![3] — et les besoins de la critique littéraire, au sens académique du terme, qui peut assez facilement (à défaut de bien confortablement) comparer les différentes versions d’un même texte : si les archives confortent la réputation de Robert Heinlein d’avoir rarement besoin de plus d’un ou deux brouillons dactylographiés pour atteindre un texte de fiction du meilleur niveau professionnel, les deleatur de chacun de ces « dégraissages » sont une leçon d’écriture.


Une mine pour l’histoire des idées

Au-delà de cet aspect techniquement littéraire, les choses se compliquent pour le chercheur qui souhaite prendre en compte l’influence de Robert Heinlein sur l’histoire des idées au XXe siècle. Toutefois, si l’on regrette évidemment l’impossibilité de procéder à des recherches en mode texte dans les fichiers ainsi que l’absence d’un réseau de liens entre les différents fragments, il faut reconnaître que les archives Heinlein seront bientôt dotées d’un outil de recherche inestimable et, en un sens, suffisant, avec la publication (traditionnelle) de l’ouvrage composé par le « Heinlein scholar » [1].

Si ce dernier ne saurait bien sûr mesurer l’importance de chaque élément d’information pour chaque communauté disciplinaire, l’essentiel reste que The Man Who Learned Better, sa biographie « à l’américaine », massive et sans impasse, en donne les clefs. En la parcourant, l’historien des idées ne pourra, par exemple, que dresser l’oreille à la mention en passant du détour de Robert et Leslyn Heinlein par Los Alamos, en août 1945, à l’invitation de leur ami Robert Cornog. Physicien atomiste, ce dernier avait déjà conseillé l’auteur lors de la préparation de Solution Unsatisfactory [5], nouvelle qui discutait dès 1941 les conséquences géopolitiques de l’existence d’armes nucléaires de destruction massive, et dont on sait par lui qu’elle était lue et discutée à Los Alamos pendant la guerre.

Un exemple de pépite : Heinlein à Los Alamos

Il suffit alors d’aller chercher dans les archives la correspondance de cette période pour reconnaître la veine d’informations inédites qu’elles recelaient.

À son ami Jerry Voorhis, membre du Congrès des États-Unis, Robert Heinlein explique [6] :

Lorsque le premier œuf a été pondu sur Hiroshima, j’ai annoncé ma démission [du poste d’ingénieur auprès de l’U.S. Navy qu’il avait accepté pour la durée du conflit] ; dès que la guerre a été finie, nous avons quitté Philadelphie et nous sommes dirigés vers le Nouveau Mexique, où je voulais discuter avec quelques-uns de nos amis parmi les physiciens qui ont fait la bombe (…). Nous avons été surpris et ravis de découvrir que ces gars ont un sentiment aigu de leur responsabilité sociale.

Ainsi donc, quelques jours seulement après le premier bombardement nucléaire de l’histoire (6 août 1945) et la capitulation du Japon (le 15), non seulement un civil, mais un activiste politique notoire pouvait se rendre à Los Alamos, et rencontrer les physiciens atomistes ? C’est en soi une information significative à propos d’un événement exceptionnel, voire unique, dans un contexte historique crucial.

Certes, Robert Heinlein explique à Caleb Laning, lui-même officier de haut rang [7] :

Je n’ai rien de confidentiel à te raconter, dans la mesure où je ne suis pas entré dans la Zone Technique et où je me suis soigneusement abstenu de toute question technique. Nous nous en sommes tenus aux implications sociales et politiques de l’atome.

Voici encore un témoignage sur la façon dont les consignes de sécurité étaient interprétées, à Los Alamos, au lendemain de la guerre (de même que l’échantillon de verre radioactif qu’on leur offre en « souvenir » !). Mais, surtout, les physiciens « ont pratiquement embrassé » ces non-spécialistes qui s’intéressaient enfin à leurs problèmes, et insisté pour que les Heinlein « restent dans le coin quelques jours » [8].

À leur arrivée, alors même que Robert Oppenheimer tente d’imposer ses points de vue d’expert scientifique auprès des autorités politiques et militaires, les jeunes atomistes viennent de créer la Federation of Atomic Scientists (FAS), et sont en train de concevoir un journal en vue « d’expliquer à l’homme de la rue les faits ainsi que la signification sociale des nouvelles avancées de la science, en particulier en physique atomique » [8]. Ces derniers savent ce qu’ils veulent : établir un contrôle supranational sur les armes nucléaires, dont la nécessité apparaissait déjà en 1941, avec des arguments similaires, dans Solution Unsatisfactory[4] . D’ailleurs, constate Robert Heinlein, ces rencontres et ces discussions, à son sens cruciales, « n’ont pas fait progresser sa réflexion au-delà de ce point » [9].

En revanche, ils n’ont aucune compétence en matière de communication, que ce soit à destination des politiques ou du grand public : les Heinlein se voient « réquisitionnés comme conseillers politiques officieux » [8]. « Les hommes qui ont fabriqué la bombe atomique nous demandant très sérieusement ce qu’ils devaient faire ensuite pour atteindre leurs objectifs sociaux. J’étais ébahi », avoue l’écrivain [10].

La FAS[5] et son Bulletin joueront un rôle important en 1946, lorsque ces questions seront envisagées dans les instances internationales — la toute première résolution de la jeune Organisation des nations unies (O.N.U). porte sur ce sujet — et ces idées (et donc indirectement celles de Heinlein) semblent avoir fortement influencé la « proposition Baruch » de contrôle supranational des armements nucléaires, finalement rejetée par l’Union des républiques socialistes soviétiques (U.R.S.S.) à l’été 1946.

On pourrait multiplier les exemples, mais on voit que ces quelques pages d’archives soulèvent déjà nombre de questions fascinantes, de multiples points de vue. Épistémologique : au-delà du problème classique du rapport entre science et fiction, on se heurte ici à celui de l’hallucination cognitive : les conséquences géopolitiques de Hiroshima pourraient bien avoir été alors pour certains scientifiques du domaine de l’impensable, stricto sensu, comme sa possibilité technique même avant guerre [11] ; le fait que les concepteurs de la bombe aient alors jugé utile de faire appel à un auteur de science-fiction est-il significatif dans l’analyse du processus d’appropriation de ces idées, par les techniciens de Los Alamos d’une part, par le grand public d’autre part ? Historique : outre l’intérêt propre d’un témoignage externe de première main sur la naissance de la FAS, le fait qu’un ancien cadre d’EPIC, mouvement gauchiste éminemment suspect pour le complexe militaro-industriel, ait pu intervenir aussi directement dans la définition de ses méthodes d’action soulève la question de sa vulnérabilité, à ce moment crucial, à toutes sortes d’autres influences. Et cetera, ad libitum.

That Dinkum Thinkum=

Il se trouvera sans doute encore longtemps des chercheurs assez curieux pour suivre les pistes entr’aperçues au détour de gros ouvrages érudits ; mais s’il n’est pas sûr que la rusticité de cette méthode d’archivage et de diffusion laborieuse de l’informaetion la condamne sans appel, on peut s’interroger sur les stratégies d’automatisation qui auraient pu aboutir plus vite au même résultat.

Au risque de la trivialité, ma première remarque portera sur l’existence de préjugés nuisibles à l’exhaustivité des recherches, y compris dans le monde académique. En l’occurrence, même si les universités anglo-saxonnes ont depuis longtemps légitimé l’existence de science fiction studies, celles-ci n’en reste pas moins largement confinée à un statut littéraire, voire paralittéraire. Pour beaucoup de chercheurs soi-disant « sérieux », la simple connexion d’un document à la SF suffit à les dispenser de l’étudier de près ; or, nous l’avons vu, quel que puisse être le statut de celle-ci, ce n’est pas nécessairement en tant qu’auteur de science-fiction que le témoignage d’un Robert Heinlein peut nous intéresser. Très généralement, ce type de préjugé peut rendre pratiquement invisible une mine de renseignements par ailleurs utiles. Un système d’exploration automatique d’archives sera donc d’autant plus efficace qu’il sera capable, sinon de reconnaître lui-même la différence entre faits et fiction, art et science, etc., du moins de repérer un contexte académique problématique, ne serait-ce que du fait de sa pluridisciplinarité.

En l’occurrence, la juste évaluation de l’intérêt historique du témoignage de Robert Heinlein passerait probablement par sa corrélation avec une base de données biographiques l’identifiant non seulement comme écrivain, mais aussi comme homme politique, comme officier, ingénieur, etc. Celle-ci ne saurait, en outre, rester purement quantitative : le nombre de citations du nom de Robert Heinlein par les (très nombreux) passionnés de science-fiction sera par exemple incomparable à la population des spécialistes de l’histoire politique en Californie du sud à l’époque du New Deal. De même, le système pourrait relever que les archives Heinlein contiennent non seulement des fictions, mais également des correspondances avec des militaires de haut rang et des membres du congrès, comme ici, voire des cahiers entiers de notes d’ingénierie manuscrites et de croquis techniques (e.g. document ANNA215), augmentant d’autant la probabilité de leur intérêt politique et technique.

On pourrait même imaginer que la connotation significativement négative d’un terme (comme « science-fiction », mais peut-être aussi, dans d’autres contextes, « OGM », etc.) justifie une double présentation du même résultat, l’une mettant en avant le terme connoté (les chercheurs en études science-fictionnelles doivent pouvoir trouver une anecdote biographique sur Robert Heinlein), l’autre le minorant au contraire, pour éviter de polluer l’évaluation de qui partagerait le préjugé identifié.

En tout état de cause, il semble essentiel qu’un système intelligent évite de reproduire à l’identique ceux, plus ou moins conscients, de ses programmeurs — garbage in, garbage out, selon l’adage informatique volontiers cité dans les romans de Robert Heinlein. Une autre approche utile pourrait être le repérage de l’émoi du témoin. Retour de Los Alamos, Robert Heinlein est conscient de vivre un moment historique, où la survie même de l’humanité est en train de se jouer, et se lance à corps perdu dans une tentative désespérée d’infléchir le cours de l’histoire, à son échelle. Dans ces archives, cela se traduit par la densité soudaine de sa correspondance, la variété et la qualité de ses interlocuteurs, la répétition inhabituelle chez lui de tournures et d’arguments, des « appels à l’aide » plus inhabituels encore… Banalité encore : pour l’historien des idées — politiques ou techniques — les dates constituent un élément tout à fait essentiel. S’il est parfois difficile d’identifier les « marqueurs » structurant l’histoire d’un concept, il arrive également qu’un événement singulier et facilement identifiable s’impose d’évidence. Ainsi, toute discussion des armes nucléaires de destructions massives avant août 1945 est très probablement intéressante ; immédiatement après Hiroshima, on assiste au contraire à une soudaine débauche de commentaires mal informés — mais les témoignages de sources proches de l’action (de rescapés, de proches conseillers du président Truman, et bien sûr de Los Alamos, par exemple) restent a priori pertinents ; puis, rapidement, les sources primaires utiles en viennent à concerner des questions plus spécialisées, des événements secondaires…

Est-il possible de détecter automatiquement le fait que ces courriers — écrits en Californie — relatent une visite à Los Alamos ? Si c’était le cas, la corrélation de cette information avec celle que son protagoniste est l’auteur de fictions mettant en scène de l’Uranium 235 en 1940 et 1941 semblerait amplement justifier leur signalement dans des recherches documentaires variées sur l’histoire des armements nucléaires et de leur contrôle.


L’envoi

Les archives Robert A. et Virginia Heinlein constituent un exemple rare d’un type de mécénat très américain qui, dans le même mouvement, rend possible un projet aussi ambitieux quantitativement et en limite résolument la portée en termes d’exploitation automatisée.

Après ce rapide survol, on est amené à distinguer quatre types d’utilisateurs potentiels :

  • le lecteur de base, qui chercherait à compléter à moindre frais sa bibliothèque numérique, et que tout est fait pour décourager ;
  • le « fan », l’admirateur passionné de la vie et de l’œuvre de Robert Heinlein (comme peuvent l’être les membres de la Heinlein Society, très proche du Trust), qui trouvera dans les archives plus d’éléments qu’il n’en faut pour assouvir sa curiosité, y compris des textes inédits ou épuisés, comme les aléas de l’édition en induisent parfois ; celui-là s’accommodera volontiers du confort d’utilisation limité ;
  • le spécialiste d’études en science-fiction ou de critique littéraire et l’érudit, qui disposeront à demeure d’une documentation exhaustive hier encore seulement consultable dans des archives peu accessibles (quand elles existent), mais pas des outils d’analyse textuelle quantitative dont l’usage tend à se répandre.

Il est clair que c’est vers ces deux catégories, le fan et le critique littéraire « à l’ancienne », qu’est prioritairement dirigé l’effort des archives Heinlein. Les recherches littéraires quantitatives n’ont visiblement pas été jugées compatibles avec la sécurité des droits littéraire.

  • Enfin, l’historien, des idées en particulier mais sans exclusive, disposera lui aussi d’une nouvelle et utile source de documentation. Toutefois, le travail de repérage initial des éléments nouveaux ou inattendus se fait également toujours « à l’ancienne », entre corrélations intuitives et exploration des références indirectes de sources secondaires.

C’est sans doute cette dernière catégorie qui bénéficierait le plus d’un outil « intelligent » de recherche documentaire assistée par ordinateur. Le champ qu’il est en mesure d’explorer est limité non seulement par le temps disponible, assurément augmenté par la possibilité d’accéder aux documents pertinents sans se déplacer physiquement, mais aussi par sa culture personnelle et ses préjugés. Inévitables, ceux-ci peuvent aussi bien relever de choix méthodologique délibérés, qui doivent alors être facilement transmissible au logiciel, que d’une autocensure inconsciente, que celui-ci peut contribuer à contourner.

De telles approches transdisciplinaires sont a priori encouragées par le Heinlein Prize Trust, qui mêle lui-même mise en valeur du patrimoine littéraire et promotion de l’espace. Mais pour remarquable qu’elle soit, sa démarche, à la fois ambitieuse et relativement rustique, originale du point de vue du droit de la propriété intellectuelle et conservatrice de celui des pratiques numériques, ouverte et fermée — « balbutiante », en un mot — ne fait que confirmer le besoin toujours plus criant du « nouvel Homme de la Renaissance », de chair ou de silicium, que Robert Heinlein appelait de ses vœux dès 1950 pour nous sauver de « la plus grande crise à laquelle nous sommes confrontés, [qui] n’est pas la Russie, ni la bombe atomique [mais] une crise de l’organisation et de l’accessibilité de la connaissance humaine » : la « Crise du bibliothécaire » [12][6].


Bibliographie

  • [1] Patterson, William H., The Man Who Learned Better : Robert Anson Heinlein in Dialogue With His Century (à paraître)
  • [2] Bellagamba, Ugo et Picholle, Éric, Solutions non satisfaisantes : une anatomie de Robert A. Heinlein, Les Moutons électriques éd., 2007
  • [3] Heinlein, Robert A., « Fan Mail and Other Time Wasters », in Grumbles from the Grave, Del Rey, New York, 1989, pp. 131—145
  • [4] Patterson, W.H., « Third Time a Charmer », in R.A. Heinlein Centennial Souvenir Book, Kansas City, juil. 2007, p. 7
  • [5] Heinlein, Robert A., « Solution Unsatisfactory », Astounding Science Fiction, mai 1941 ; repris in Expanded Universe, Baen Books, New York, 1980, pp. 74—115
  • [6] Heinlein, Robert A., Lettre à J. Voorhis du 4 octobre 1945 — Archives Robert A. & Virginia Heinlein, document CORR220-1, p. 118
  • [7] Heinlein, Robert A., Lettre à C. Laning du 27 septembre 1945 — idem, p. 111
  • [8] Heinlein, Robert A., Lettre à C. Laning du 17 septembre 1945 — idem, p. 90
  • [9] Heinlein, Robert A., Lettre à Edward J. Carnell du 21 octobre 1945 — Archives Heinlein CORR220-1, p. 145
  • [10] Heinlein, Robert A., Lettre à Henry Sang du 15 septembre 1945 — idem, p. 85.
  • [11] Picholle, Éric, « Le Laser, ou l’impensable ingénierie quantique », in Formes et crises de la rationalité au XXe siècle, Noésis 5, 2003, pp. 101—115
  • [12] Heinlein, Robert A., « Where To ? », 1950 ; in Expanded Universe, pp. 256—28

Notes

  1. Les essayistes avouent un vertige rétrospectif à l’idée que la masse d’information des archives aurait pu être mise en ligne avant le bouclage de cette étude…
  2. L’existence même du premier mariage ne sera découverte que tardivement par les biographes. Il est en revanche notoire que Robert Heinlein avait divorcé de Leslyn et épousé Virginia en 1948
  3. Selon la fameuse devise de Révolte sur la Lune (The Moon Is a Harsh Mistress, 1966) : There Ain’t No Such Thing As A Free Lunch (Un repas gratuit, ça n’existe pas…) ; le titre de travail de ce roman mettant en scène un ordinateur doté du sens de l’humour était That Dinkum Thinkum (curieusement rendu par « L’Ordinateur loyal »). « Ligne de vie » (« Life-line ») est celui de la première nouvelle publiée de Robert Heinlein, en 1939
  4. L’aspect « non satisfaisant » de cette solution est lié au fait qu’un contrôle supranational ne peut, dans la nouvelle, être imposé que par la force, et donc l’équivalent d’une dictature militaire ; l’antifasciste de toujours qu’est Heinlein pèse aussi ses mots lorsqu’il suggère que l’alternative « passive », la dispersion totale de la population à l’échelle du continent américain, ne peut être imposé qu’à l’aide d’une « police secrète un peu comme la Gestapo » (« Why But a Stone Ax », article inédit, sept. 1945, document OPUS038 p. 16)
  5. Toujours active sous le nom de Federation of American Scientists, la FAS est par exemple responsable de la fameuse « horloge de la fin du monde » (doomsday clock), aujourd’hui ajustée à 23h55
  6. Dans ce recueil, l’essai originel de prospective pour l’an 2000 est deux fois annoté et confronté par l’auteur à l’évolution du siècle, en 1965 puis en 1980.