Solaris (1995) Polanco 1

De Wicri SIC
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Aux sources de la scientométrie

Un modèle statistique de la science


 
 

Cette page contient une réédition hypertexte de la première partie d'un article de Xavier Polanco, « Aux sources de la scientométrie, Un modèle statistique de la science », publié dans la revue Solaris[1], en 1995.

Le contenu et le style initial ont été respectés. La seule adaptation dans le corps de l'article concerne l'insertion de liens hypertextes.

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[Introduction] [Partie 1 : Un modèle statistique de la science] [Partie 2 : un modèle bibliométrique de la science]


 

Aux sources de la scientométrie  

Suite de...


On présente d'abord le contexte dans lequel la scientométrie de Price s'est constituée, à savoir : un réductionnisme bibliométrique fondateur ; une vision cumulative de la science ; l'idée d'une science de la science. Ensuite, on analyse les hypothèses de base et les règles méthodologiques du dispositif scientométrique de Price. Après une présentation synoptique des cinq hypothèses fondamentales définissant la théorie scientométrique de Price, celles-ci sont exposées en détail : la loi de croissance exponentielle (qui serait la loi fondamentale de toute analyse de la science selon Price) ; la nature logistique ultime de la croissance scientifique ; la forme hyperbolique des distributions bibliométriques, ici il est question en particulier des lois de Lotka et de la racine carrée de Price ; le modèle fondamental de la distribution d'avantages cumulatifs (DAC) ; et enfin la théorie sociométrique des collèges invisibles. Le bilan final fait la distinction entre documents et connaissances, et soulève ainsi le problème d'une scientométrie cognitive vis-à-vis du programme externaliste mis en œuvre par Price.

 


Solaris Btnup2.gif Première partie : Un modèle statistique de la science

PLAN :


Solaris Btnup3.gif 1. La réduction de la science à la littérature scientifique.

Afin de pouvoir développer un modèle statistique de la science, l'article scientifique a été considéré comme un indicateur de production de la recherche scientifique (output indicator en anglais).


J'appelle réductionnisme bibliométrique le point de vue par effet duquel l'article scientifique devient un outil de définition de la science et l'on fait de la publication écrite un indicateur privilégié de l'activité scientifique, considérant que le produit final de la recherche scientifique est la publication d'un texte écrit (articles scientifiques, contributions aux colloques, rapports ou toute autre espèce de "littérature grise").

En fait, Price définit la science en terme de littérature scientifique ; il établit une équivalence entre la notion de science en tant que connaissance et l'écrit scientifique qui représente sa forme objective d'existence : "la science est ce qui se publie dans les revues, les articles, les communications et les ouvrages scientifiques. Bref, elle est ce que matérialise la Littérature ... Ainsi définie, toute littérature scientifique se prête au dénombrement, à la classification et à la représentation sous forme de séries temporelles ; et dans de nombreux cas, c'est même chose faite" [20]. Cette dernière remarque fait allusion à la tradition bibliométrique qui la précède (Bradford, Lotka).

Dans sa communication intitulée "Quantitative Measures of Development of Science", au VIe Congrès International d'Histoire des Sciences (Amsterdam, août 1950), Price expose pour la première fois une manière d'utiliser le nombre d'articles scientifiques comme une indication quantitative de l'activité de recherche [21].


Là, il émet l'hypothèse que "le nombre d'articles scientifiques publiés chaque année peut être considéré comme une indication brute de l'activité qui a été déployée dans un domaine général ou spécialisé de recherche", puisque "la manière usuelle d'enregistrer une contribution à la connaissance scientifique est à travers la publication d'un article scientifique dans un périodique scientifique". Par conséquent, nous pouvons espérer que le nombre d'articles publiés chaque année représente "un baromètre pertinent pour nous indiquer la somme d'activité dépensée au cours de cette année, et sur le domaine à partir duquel le comptage a été effectué" [22]. En outre, il observe que le développement scientifique, mesuré de cette manière, obéit à une loi de croissance exponentielle, ou plus exactement, à des périodes de croissance exponentielle suivent des périodes de croissance linéaire [23]. C'est donc la première esquisse de son modèle statistique de la science.


L'article scientifique devient d'une manière explicite un instrument de définition de la science et du scientifique, et une équivalence est ainsi établie entre la notion de science et l'écrit scientifique. On entend par science ce qui se publie dans les articles des revues, les communications, les rapports, les thèses et les ouvrages scientifiques ; ou d'une manière plus restrictive "la science est ce qui est publié dans les articles scientifiques" [24] ; c'est déjà une manière de dire que la science est de la connaissance écrite.

L'article scientifique devient d'une manière explicite un instrument de définition de la science et du scientifique, et une équivalence est ainsi établie entre la notion de science et l'écrit scientifique. On entend par science ce qui se publie dans les articles des revues, les communications, les rapports, les thèses et les ouvrages scientifiques ; ou d'une manière plus restrictive "la science est ce qui est publié dans les articles scientifiques" [24] ; c'est déjà une manière de dire que la science est de la connaissance écrite.


Le modèle de la science qui sert ici de paradigme est une représentation à la fois statistique et littéraire de la science comme une "population de publications" où chaque document écrit est considéré comme "une sorte d'atome de connaissance" [25] "chaque article représente au moins un quantum d'information scientifique" [26].


Price applique ensuite le même critère qui a permis de voir dans l'article scientifique un indicateur de la l'activité scientifique, à la définition du chercheur : on appelle "scientifique une personne qui a publié un article scientifique" [27], "nous définirons un scientifique l'individu qui quelquefois dans sa vie a aidé à l'écriture d'un article de cette espèce" [28].


De l'adoption rigoureuse de ce point de vue se suit une conséquence sociologique importante : on fait abstraction de toute considération de type socio-professionnelle comme la formation, la qualification ou le titre, et socio-économique comme le type et le lieu d'emploi dans la définition du scientifique. Scientifique sera tout auteur ou co-auteur d'une publication certifiée et évaluée comme scientifique par la communauté scientifique. Comme l'écrit Price : "un scientifique n'a rien à faire avec une personne ayant reçu une formation ou non, s'il est employé comme scientifique académique ou industriel, ou s'il réalise un travail scientifique de quelque nature que ce soit, bien que significatif, si ceci n'arrive pas à être publié" [29]. Le seul critère que l'on retient ici est que "le produit final majeur du travail d'un scientifique est l'article qu'il publie" [30].


Le fait de réduire la science à l'article scientifique produit, comme je l'ai déjà dit, une équivalence entre la notion de science en tant que connaissance et l'écrit scientifique. Cependant, il faut souligner que "document et connaissance ne sont pas des entités identiques" [31]. Toutefois, ce réductionnisme a la vertu de souligner que la science est essentiellement de la connaissance écrite, elle est certifiée en tant que scientifique par le type de document où elle est publiée sous le contrôle et la validation d'une communauté scientifique.


Solaris Btnup3.gif 2. La structure cumulative de la science.

Price affirme "la structure cumulative de la science" [32] suivant l'image d'un accroissement des contributions qui ressemblerait à une pile de briques. "Chaque chercheur ajoute sa brique à la pile dans une séquence ordonnée qui est, du moins en théorie, destinée à demeurer à perpétuité comme un ouvrage intellectuel bâti avec adresse et art, reposant sur les fondations primitives et se hissant jusqu'aux limites supérieures du front de recherche grandissant de la connaissance" [33]. Cette même idée d'une accumulation continue est postérieurement énoncée sous la métaphore du jeu de puzzle [34]. Or, ce développement obéirait à certaines lois statistiques agissant au niveau de la littérature scientifique.


Selon Price son analyse quantitative de la science ressemble aux études économétriques au sens parétien. Car il constate une distribution analogue à la loi de Pareto (sur la distribution des revenus) dans le domaine de la littérature scientifique. Ce qu'il résume dans ces termes : "On retrouve d'une part l'approche dynamique qui nous donne des séries temporelles, d'abord à croissance exponentielle, puis à croissance saturée aboutissant à des courbes logistiques standards, d'autre part l'approche statistique d'une loi de distribution analogue à celle de Pareto. La différence entre l'analyse de la science et l'analyse des affaires vient des paramètres en jeu" [35].


Dans son Cours d'Économie Politique, en 1897, Pareto introduit sa loi pour décrire des unités économiques par des caractères de taille (revenu, chiffre d'affaires, budget d'investissements...). Pour ce type de grandeurs, on postule le plus souvent que le nombre d'individus, N, dont le caractère étudié dépasse un seuil x est donné par l'équation : Nx = C/xa ; où C et a sont des constantes. L'application de la loi de Pareto aux distributions de revenus est une des plus usuelles ; le paramètre a est alors en général voisin de 2. La loi de Pareto est, selon Mandelbrot [36], l'expression statistique d'une certaine famille de lois à laquelle, il faut le souligner, appartiennent les lois bibliométriques de Lotka (1926), de Bradford (1934) et de Zipf (1935).


Solaris Btnup3.gif 3. Une science de la science.
"On ne connaît bien un phénomène que lorsqu'il est possible de l'exprimer en nombres" affirmait Lord Kelvin. L'application de ce précepte non pas à la connaissance de la nature comme la science physique occidentale le fait depuis le XVIIe siècle, mais à la connaissance de la science elle-même, constitue l'ambition du programme de Price. Ce qu'il envisage comme une "science de la science" dont la tâche essentielle est de "conduire les pouvoirs de la science à s'adresser sur les problèmes de sa propre structure" [37].


"Pourquoi ne pas appliquer à la science ses propres instruments. Pourquoi ne pas mesurer, généraliser, faire des hypothèses, tirer des conclusions" se demande-t-il dans la préface de Little Science, Big Science [38]. Et d'ailleurs le premier chapitre de cet ouvrage s'intitule "Prologue à une science de la science" [39].


Price appelle "science de la science" [40] l'application des techniques quantitatives ou statistiques dans l'étude de la science elle-même ayant pour but la construction de modèles [41]. Sur cette base, il s'agit de fédérer dans un seul et même ensemble toutes les études sociales de la science. Si bien "les disciplines qui analysent la science se sont créées séparément" (piecemeal, c'est-à-dire pièce par pièce), il croyait percevoir les signes d'une certaine confluence de ces démarches. Ce nouveau champ d'études qui est la "science de la science" représente à ses yeux l'action d'adopter une attitude proprement scientifique à l'égard du phénomène de la science [42].


Des nombreux scientifiques ont eu, il est vrai, un rôle important dans l'histoire et dans la philosophie des sciences, mais curieusement comme remarque Price, "leur connaissance de la science a été seulement utilisée dans un sens internaliste" traditionnel ou qualitatif. Ils n'ont vraiment pas appliqué "les méthodes, les habitudes et les motivations du travail scientifique dans l'investigation d'un aspect de la science" [43].


Cette vision selon laquelle la scientométrie est la pièce maîtresse d'une science de la science est conforme à un certain courant qui s'est développé dans l'ex-Union Soviétique comme le rappelle S. D. Haitun dans son article de synthèse "Scientometrics Investigations in the USSR" (1979). Pour Haitun, la scientométrie est un sous-champ de la science de la science, et son but est la mesure des régularités quantitatives observables dans les activités scientifiques [44].


L'ambiguïté remarquée au coeur de cette conception n'est pas autant l'appartenance de la scientométrie à la science de la science, que la coexistence de deux acceptions dans sa définition, l'une large et l'autre restreinte. Dans son acception large, la scientométrie désigne l'application des méthodes statistiques à tout ce qui est mesurable dans l'étude de l'activité scientifique. En revanche, dans son acception restreinte la scientométrie devient une bibliométrie spécialisée au seul domaine de la littérature scientifique. On peut également observer que les activités scientifiques ne se réduisent pas au fait unique de produire de la littérature scientifique. L'indicateur bibliométrique (ou la distribution scientométrique selon le mot de Haitun) est un indicateur partiel que l'on doit pouvoir croiser avec d'autres indicateurs, si l'on veut parler avec pertinence de scientométrie dans son acception large. C'est ce dernier sens que Price l'envisage, je crois, sous le nom de "science de la science".



[Introduction] [Partie 1 : Un modèle statistique de la science] [Partie 2 : un modèle bibliométrique de la science]


© "Les sciences de l'information : bibliométrie, scientométrie, infométrie". In Solaris, nº 2, Presses Universitaires de Rennes, 1995.

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Voir aussi

  1. Cet article a pu être réédité à partir du site de Gabriel Gallezot : http://gabriel.gallezot.free.fr/Solaris/d02/2polanco2.html