Solaris (1997) Astruc
Le CNRS et l'information scientifique et technique en France
Cette page contient une réédition hypertexte d'un article de Jean Astruc, Jacques Le Maguer et Jean-François Picard, « Le CNRS et l'information scientifique et technique en France » publié dans la revue Solaris[1] en 1997.
Le contenu et le style initial ont été respectés. La seule adaptation dans le corps de l'article concerne l'insertion de liens hypertextes. Sur le fond, une page de discussion est disponible.
Jean ASTRUC
Jacques LE MAGUER
Jean-François PICARD [1]
Institut d'Histoire du Temps Présent [IHTP] [ihtp@ihtp.cnrs.fr]
44, rue de l'Amiral Mouchez - 75014 Paris
Jean ASTRUC : astruc@ihtp.cnrs.fr
Jacques LE MAGUER : lemaguer@ihtp.cnrs.fr
Jean-François PICARD : jfpicard@ivry.cnrs.fr
Janvier 1997
En octobre 1939, c'est pour répondre aux besoins d'informations scientifiques et techniques de la mobilisation scientifique que le CNRS installe en France un service de documentation scientifique sous la direction du physicien Pierre Auger. Des débuts difficiles dans une économie de pénurie n'empêchent pas son successeur (Jean Wyart) de créer un système moderne d'indexation des publications scientifiques (Bulletin analytique puis signalétique) et de diffuser de l'information sous forme de microfilms. Vingt ans plus tard, la guerre froide et ses conséquences sur la recherche, notamment le développement de l'informatique, incitent les États-Unis et leurs alliés à créer des systèmes d'information faisant appel aux nouveaux systèmes électroniques. Dans les années 1970, le CNRS devient un pionnier dans la mise en place de grandes bases de données informatisées en science exactes (PASCAL), comme en sciences humaines (FRANCIS). Mais, alors que s'installe à Nancy un institut centralisé destiné à la documentation scientifique et technique (INIST), l'ubiquité de l'information est devenue la réalité du monde d'aujourd'hui grâce aux réseaux de type Internet.
Con el objeto de responder a la necesidad de informaciones científicas y técnicas para la mobilización científica, en octubre de 1939, el CNRS establece un servicio de documentación científica bajo la dirección del físico Pierre Auger. Un comienzo difícil en una economía de penuria, no impide a su sucesor Jean Wyart de crear un sistema moderno para indizar publicaciones científicas (Bulletin analytique y signalétique) y de divulgar la información bajo la forma de microfilms. Veinte años más tarde, la guerra fria y sus consecuencias sobre la investigación, sobretodo el desarrollo de la informática, incitan a los Estados Unidos y a sus aliados a crear systemas de información que utilizan los nuevos systemas electrónicos. En los años 70, el CNRS llega a ser un precursor en la creación de grandes bancos de datos informatizados tanto en ciencias exactas (PASCAL) como en humanidades (FRANCIS). Pero cuando se ubica en Nancy un instituto centralizado destinado a la documentación científica y técnica (INIST), la ubicuidad de la información es ya la realidad del mundo actual gracias a las redes del tipo Internet.
In October of 1939, it was to answer the needs for scientific and technical information to support the war effort scientifically that the CNRS creates in France a service of scientific documentation headed by the physicist Pierre Auger.Difficult starting conditions in a war time economy will not prevent his successor (Jean Wyart) to put in place a modern system for the cataloguing of scientific documents (Bulletin analytique then signalétique) and to make this information available on microfiches. Twenty years later, the advent of the Cold War and its consequences on research, notably the use of computers, will lead the United States and its allies to create new information systems based on new electronic devices and techniques. In the 70's the CNRS becomes again a pioneer in the establishment of large computerized data bases for the exact sciences (PASCAL) as well as the social sciences (FRANCIS). But, as the CNRS is installing in Nancy a central institute specializing in scientific and technical documentation (INIST), the ubiquity of information through the Internet has become the reality of the modern world today. |
- Introduction
- Origines de la documentation scientifique au CNRS
- Un développement remarquable, mais difficile
- L'essor de l'après-guerre
- Au service des sciences
- La documentation scientifique dans l'ère électronique
- Information, informatique et demande sociale
- La sécession des sciences humaines et sociales
- Doc is Money
- Conclusion
La bouteille du " château La Mission Haut-Brion " a été montée de la cave la veille. Elle est ouverte depuis une heure. On verse lentement dans un verre à Bordeaux... Tous les sens, presque, sont en éveil, la vue, l'odorat, le goût. On note la couleur, les fragrances, les saveurs. Sans le savoir, on accumule de l'information à l'état brut, analysée puis diffusée lorsqu'on invite des amis à partager l'expérience. Dans cet exemple œnologique, les sources d'information brute primaire sont le contenu et le contenant, le jus de raisin fermenté, la bouteille caractéristique et son étiquette. L'article de la revue L'Amateur de Bordeaux qui invite à découvrir un château du Bordelais, constitue aussi une information primaire - non destinée aux abstèmes -, mais à un public " ciblé ". L'analyse sensorielle effectuée remémore d'autres plaisirs gustatifs, le nez, la bouche, les jambes sont des descripteurs, propres au vocabulaire du vin. Le documentaliste scientifique qui lit un article de revue, l'analyse, l'indexe, le classe, utilise lui aussi des descripteurs propres à la discipline étudiée. Enfin, on constate que seul un cercle restreint d'amis et de connaisseurs est " au parfum ". L'information est quasi confidentielle, mais d'autres personnes sont jointes pour participer à l'expérience.
La diffusion de l'information scientifique relève des mêmes mécanismes, de réseaux locaux ou mondiaux de transmission des données. Mais avant d'atteindre aux limites de la nébuleuse MacLuhan et pour quitter le royaume de Bacchus, il faut revenir à la galaxie Gutenberg. Car, dans l'histoire de l'information scientifique, l'âge du papier est une étape essentielle dont nous ne sommes vraisemblablement pas totalement sortis aujourd'hui.
En France, on peut faire remonter les débuts de l'information scientifique au milieu du XVIIème siècle avec la création du Journal des scavans, premier essai de bibliographie internationale, évidemment limité à l'Europe. Á l'étranger, le XIXème siècle voit se développer des bibliographies nationales spécialisées, notamment aux États-Unis. Il faut signaler en Allemagne - patrie de la chimie - la revue Chemisches Zentralblatt (1830), première bibliographie internationale courante spécialisée. La fin du XIXe et le début du XXe siècles voient la publication de grandes " bibliographies rétrospectives ". En France, R. de Lasteyrie fait paraître sa Bibliographie générale des travaux historiques et archéologiques publiés par les sociétés savantes depuis les origines jusqu'à 1885. En Grande-Bretagne, la Royal Society of London publie son Catalogue of scientific papers, recensement d'articles scientifiques parus de 1800 à 1900. Cette mise à jour de la connaissance scientifique permet à la science d'aller de l'avant et on assiste à la naissance des premières " bibliographies courantes ". C'est encore la Royal Society of London qui crée, en 1902, l'International catalogue of scientific litterature, une publication prétendant à l'exhaustivité scientifique, entreprise à laquelle notre pays participe avec la Bibliographie scientifique française (qui cesse de paraître en 1942).
Encore fallait-il que l'information produite soit d'un maniement aisé. Si les bibliothèques stockent de l'information primaire et secondaire [2], de leur côté des documentalistes commencent à envisager les problèmes particuliers posés par la diffusion des écrits et ils imaginent d'en normaliser la lisibilité de façon à faciliter la tâche des chercheurs. En 1892 est créé à Bruxelles, l'Office international de bibliographie, dont les fondateurs développent la classification décimale universelle (CDU). Appliquée aux centaines de milliers de fiches collationnées par Paul Otlet pour son Répertoire bibliographique universel, elle ne concerne que des imprimés. Si le Bureau bibliographique de France peut être considéré comme le premier organisme de documentation en France, c'est l'Union française des organismes de documentations (UFOD, 1932), avec Jean Gérard - et son centre de documentation de la Maison de la Chimie -, qui est le véritable précurseur du Centre de documentation du CNRS. Lorsque la France décide de confier l'organisation de sa recherche scientifique à un établissement public - le Centre national de la recherche scientifique (CNRS) - celui-ci est convié à ouvrir un service de documentation centralisé. C'est-à-dire une bibliothèque qui s'efforcera d'acquérir la totalité des périodiques scientifiques et techniques doublée d'un service d'analyse, destiné à signaler les articles, pour les grandes disciplines scientifiques. En France, l'information scientifique est devenue un important chapitre de la politique nationale de la recherche. On voudrait montrer ici la manière dont la naissance d'un dispositif moderne d'information scientifique et technique (IST) est liée à une conjoncture scientifique et politique particulière, celle d'une communauté scientifique mobilisée pendant la Seconde Guerre mondiale, puis comment ce dispositif évolue autour d'une nouvelle offre d'information, en même temps qu'il entre dans l'ère de l'informatique.
Avec le développement de l'aviation, de la radio, de la chirurgie, comme des gaz asphyxiants, la Première Guerre mondiale avait montré le rôle capital de la recherche dans le déroulement d'un conflit. À la veille de la Seconde, la République confie le soin de la mobilisation scientifique aux scientifiques eux-mêmes et à l'université. En 1938, une réunion du Conseil supérieur de la recherche débat simultanément de la nécessité de créer un grand organisme unifié - qui sera le CNRS, officiellement installé au mois d'octobre 1939 - et de l'intérêt de centraliser la documentation scientifique.
Le 16 novembre se tient au CNRS la première réunion d'une commission de la documentation. Le directeur de l'organisme, le physiologiste Henri Laugier [3], est un militant de l'information scientifique qui a lancé des émissions radiophoniques de vulgarisation et a participé au lancement des Presses universitaires de France. Il défend aussi le projet d'un fichier national des thèses. Secondé par Gabrielle Mineur, dynamique secrétaire générale du CNRS, Laugier active la mise en place d'un service de documentation dont la vocation essentielle serait de décharger les chercheurs mobilisés dans leurs laboratoires (pour les besoins de la défense nationale) des tâches de documentation indispensables à leur activité. Ce projet est confié à Pierre Auger, jeune et brillant normalien qui vient de découvrir les grandes gerbes de rayons cosmiques. Auger est vraisemblablement le plus grand physicien français du vingtième siècle (auquel on devra la création du C.E.A. (1945), du CERN de Genève (1952), du Centre national d'études spatiales (1958)...). À l'époque et sous les auspices du professeur Charles Marie, de l'École de physique-chimie de Paris, il est chargé des Tables annuelles de constantes, une publication à vocation internationale, fondée au début du siècle pour fournir des listes de grandeurs physiques et chimiques indispensables aux chercheurs. En livrant son témoignage des années plus tard, Auger explique :
« Ce service recevait et dépouillait la presse scientifique étrangère dans les principales sciences expérimentales : mathématiques, physique, chimie, biologie... Nous relevions l'essentiel de ce qui se faisait dans toutes les langues intéressantes à l'époque, l'anglais, l'allemand, mais pour autant que je m'en souvienne, au début nous ne traitions pas encore le russe. Mon idée avait été de proposer la publication d'un Bulletin Analytique (mensuel) qui donnerait, outre les références des principaux articles (le titre, la date, l'auteur, etc.), une analyse que j'appelais signalétique. C'est-à-dire que chaque notice serait complétée d'une ou deux lignes destinées à préciser le sujet traité, car il n'est pas rare que le titre d'un article scientifique soit en fait peu informatif sur son contenu «[4].
Le CNRS envoie alors les articles sous forme de microfilms aux demandeurs, selon une technique utilisée pour la première fois par la Bibliothèque du Congrès à Washington (1912). Lors de la réunion de novembre 1939, André Mayer, professeur de physiologie au Collège de France et l'un des fondateurs du CNRS, ajoute qu'un tel dispositif permettra d'assurer au mieux " ... la surveillance de l'ennemi ", une remarque qui révèle la conjoncture dans laquelle s'installe le service de documentation du CNRS, comme l'un des principaux instruments de la mobilisation scientifique [5].
La défaite puis l'occupation changent les conditions de fonctionnement, non seulement du service de documentation, mais évidemment du CNRS. L'organisme de recherche publique, un instant menacé dans son existence comme créature du Front Populaire, est pérennisé à la suite d'un rapport favorable du géologue Charles Jacob, membre de l'Académie des sciences, qui devient son second directeur. De son côté, l'occupant loin de vouloir transformer la France en désert culturel, ce qu'il est en train de faire subir à la malheureuse Pologne, prétend sauvegarder le patrimoine. Ainsi, l'administration militaire allemande installe un service destiné à protéger les bibliothèques françaises, un Untergruppe Bibliotheksschutz der OKH sous les auspices du dr. H.A. Kruss, directeur de la Staatsbibliothek de Prusse [6]. Le CNRS dont le siège est maintenu à Paris reprend ses activités dont certaines entraînent des relations parfois difficiles avec l'occupant, notamment celles qui ont quelques incidences stratégiques comme la documentation scientifique. Auger reprend ses activités à la rentrée universitaire 1940, mais pour peu de temps. Vraisemblablement surveillé par la Gestapo, il quitte bientôt la France pour les États-Unis. Cependant, après s'être concerté avec le physicien Frédéric Joliot-Curie, il a pressenti un successeur pour le service de documentation du CNRS, son collègue Jean Wyart, professeur de physique à la Faculté des sciences de Paris.
Wyart est, selon ses propres dires, un débrouillard. À partir du printemps 1941, il entreprend de développer le service de documentation dans une conjoncture pourtant peu propice à la circulation d'information [7]. Il tisse un réseau grâce à ses relations dans les milieux universitaires et industriels, ce qui lui permet de maintenir son approvisionnement en revues scientifiques et techniques, il prend contact avec le chef du service des brevets de la firme de matériel téléphonique LMT où il utilise ses relations scientifiques pour obtenir des facilités de circulation. Son ami l'astrophysicien Daniel Challonge le met en relation avec un collègue allemand, Otto Kiepenheuer, responsable des services scientifiques de la Luftwaffe à Paris qui lui procure l'Ausweis nécessaire à la circulation entre zones. La richesse du fonds rassemblé étonne l'Allemand qui exprime sa surprise de trouver dans le Bulletin Analytique du CNRS, en pleine guerre, des notices d'articles d'origine anglaise [8]. Évidemment, ce type d'activité n'est pas loin de l'espionnage, d'autant que le service de documentation du CNRS a entrepris de développer la fabrication de microfilms, grâce à des locaux récupérés à l'Institut national d'orientation professionnel, rue Gay Lussac à Paris. Mis à la disposition de la Résistance, notamment de son ami le philosophe Jean Cavaillès, le service de microfilm du CNRS [9] traite des documents provenant de la SNCF à destination de l'Intelligence Service britannique. Dénouement tragique, Cavaillès sera finalement arrêté et fusillé par les Allemands.
La fabrication du Bulletin Analytique et sa diffusion n'ont pas rencontré moins de difficultés, non pas liées à ces circonstances mais à une concurrence commerciale qui profite de la conjoncture. Toute publication française doit désormais obtenir une autorisation et les Allemands donnent tout pouvoir à une commission dirigée par Ernest Fourneau, un chimiste pasteurien, l'un des inventeurs des sulfamides. Fourneau est un germanophile notoire, mais un excellent scientifique qui accorde l'imprimatur au bulletin CNRS. Or, cette licence est bientôt contestée par le responsable d'une société d'édition et de documentation scientifique (Soprodoc), Jean Gérard, secrétaire général de la Maison de la Chimie. Depuis l'avant-guerre, Gérard qui préside également l'UFOD (cf. supra) a vu sans plaisir la recherche publique se mêler de concurrencer ses affaires, d'autant que les circonstances leur deviennent particulièrement propices puisqu'on le sait, les Allemands sont des maîtres en chimie. Bref Gérard se verrait volontiers en promoteur d'une documentation scientifique européenne. Il manoeuvre pour priver le Bulletin Analytique des moyens de paraître. Bien que théoriquement privé de papier, Wyart entreprend de sauver son bulletin grâce à l'aide de l'École de papeterie de Grenoble. Son impression est prise en charge par Freyman, un richissime mexicain, le patron des éditions Hermann. C'est ainsi qu'en 1943 le Bulletin analytique réussit à diffuser davantage que le Bulletin de la Société Chimique de France ou que le Journal de Physique "... notre Bulletin s'était imposé, dit Wyart, nous étions en tête des journaux scientifiques ". Quant à la production de documentation primaire, le CNRS accroît sa production annuelle de microfilms de quatre mille pages en 1940 à huit cent mille en 1944.
La libération du territoire et la paix revenue donnent une nouvelle et remarquable impulsion à la documentation scientifique. La demande d'une communauté scientifique sevrée d'information pendant quatre ans, malgré les efforts de Wyart, est forte, surtout à propos des recherches menées pendant la guerre dans les pays anglo-saxons, la fission atomique, l'électronique, les matériaux synthétiques, la pénicilline, etc.
Les Alliés aident le CNRS à reprendre son activité. Dès 1944, le United States Information Service fournit dix tonnes de papier qui permettent de publier le Bulletin Analytique, le Sciences mathématiques et le Journal de physique[[10]. Le British Council et l'American Library Association cèdent gracieusement trois cents collections de périodiques parus pendant la guerre. En 1945, un accord d'échange est passé entre le CNRS et l'Académie des sciences de l'URSS. De même, la Fondation Rockefeller verse à l'organisme français une subvention de cent mille dollars destinée à organiser des colloques scientifiques [11]. On en compte trente-six entre 1947 et 1952 qui jalonnent le renouveau de la recherche française.
Le Bulletin Analytique fête alors son millième abonné. Le développement du service de documentation pose évidemment des problèmes en matière de locaux et de personnel. En 1945, Wyart étend son domaine en récupérant des bâtiments neufs à l'École normale supérieure rue d'Ulm où le service de documentation installe sa bibliothèque, puis à la Maison de la Chimie. On se souvient de la concurrence sauvage que lui a fait Jean Gérard pendant la guerre. À la Libération, ce dernier est arrêté par les Américains (on l'aurait trouvé immatriculé comme agent de renseignement allemand), cependant que la tutelle de la Maison de la Chimie est confiée au CNRS qui y installe le secteur Sciences humaines et sociales de son service de documentation (cf. infra). Dans les années 1950, la documentation et la bibliothèque se verront offrir de l'espace dans les nouveaux bâtiments au siège du CNRS quai Anatole France à Paris.
Mais le développement du service requiert surtout le recrutement d'un personnel spécialisé. Pendant la guerre, Gabriel Picard, jeune administrateur chargé de la comptabilité de la Faculté des Sciences avait été affecté au CNRS où Wyart lui avait confié le service des microfilms. Il devient secrétaire général d'un centre de documentation qui recrute des documentalistes professionnelles, une profession très féminisée, souvent de formation bibliothécaire (École supérieure des bibliothèques) ou formées par l'Institut national des techniques documentaires (INDT) : madame Millot, l'épouse d'un géologue du Muséum, mesdames Allard, Duval et Berthelot, Nathalie Dusoulier qui prendra un jour la succession de Wyart (cf. infra).
Dans les années soixante, le centre de documentation du CNRS est devenu un très gros laboratoire de service qui ne compte pas moins de quatre cents agents. Il peut se targuer de répertorier pratiquement tout ce qui compte dans le monde en matière de périodiques scientifiques (vingt milles titres) et il est devenu un modèle pour certains pays étrangers. Il reçoit la visite de Nicolas Smirnov, président de l'Académie des sciences de l'URSS et Wyart participera à l'installation du " Vinity " (créé en 1956) - qui publie le Referativny zurnal - équivalent moscovite du service de documentation du CNRS. L'établissement français est membre de l'ICSU Abstracting Board, créé pour fédérer les centres de documentation dans le monde ; il est l'interlocuteur à parts quasi égales des fameux Chemical Abstracts, référence internationale obligée.
Au service de la communauté scientifique, il n'est pas sans intérêt de connaître l'appréciation des chercheurs à propos du service de documentation du CNRS. On se souvient de la pratique introduite par Pierre Auger avec le Bulletin Analytique, un système qui est critiqué par les documentalistes traditionnels constate Jean Wyart :
«... mais nous voulions mettre le plus de choses possibles dans notre Bulletin, même des points qui pouvaient paraître étranges, car nous souhaitions pouvoir répondre à toute demande imaginable de la part des chercheurs. Mais il fallait aussi faire vite et une documentation doit privilégier la rapidité, même au détriment de la précision. L'immédiat après-guerre a été notre période glorieuse, c'était l'époque où, quand le B. A. arrivait dans les laboratoires, on se battait pour l'avoir le premier » [12].
Dans son témoignage, le directeur de la documentation, lui-même chercheur en cristallographie, fait une distinction entre les disciplines. Il reconnaît que certains collègues n'ont jamais manifesté d'enthousiasme particulier pour son service. Les mathématiciens par exemple qui forment une toute petite communauté, même sur le plan mondial, où tout le monde se connaît. De même les astronomes disposent d'un réseau international, (associations, séminaires, colloques) où se retrouvent régulièrement les mêmes chercheurs.
Même dédain de la part des biologistes, mais pour des raisons différentes. Dans les années 1940, cette discipline connaît ainsi que la chimie organique une véritable révolution méthodologique qui relègue au musée les " vieilles " sciences naturelles. De plus, la nouvelle biologie cellulaire (bientôt moléculaire) est largement ignorée en France au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Des chercheurs qui l'acclimatent des États-Unis ou de Grande-Bretagne, des biologistes tels Boris Ephrussi, expriment une certaine condescendance vis-à-vis de leurs collègues naturalistes restés en France. Même le biologiste Georges Teissier qui succède à Joliot à la direction du CNRS (1946), et qui milite lui aussi au Parti communiste, s'affirme plus intéressé par la documentation disponible aux États-Unis que par l'idée de la développer au sein de l'établissement.
En revanche, d'autres disciplines sont très soucieuses de documentation. La physique par exemple dont on note qu'elle fut à l'origine du service de documentation du CNRS. En 1939, la bibliothèque la plus riche en périodiques scientifiques était le laboratoire de Charles Fabry à l'Institut d'optique, une petite pièce avec une douzaine de revues à la disposition des visiteurs. Cinquante ans plus tard, pour approcher la physique sur un plan mondial, dit Wyart, il faut collectionner pas moins de 1 500 revues. La physique s'est spécialisée par branches et le service de documentation du CNRS a dû s'adapter. Prenons le cas de la cristallographie, au lendemain de la guerre est créée l'Union Internationale de Cristallographie (dont Wyart deviendra président) et qui lance Acta Cristallographica où sont décrites les structures atomiques des corps déterminées par diffraction des rayons X (1947). Mais la cristallographie elle-même continue de se diversifier, cristallographie générale, appliquée à la technique, physique du solide, etc. ; et le Bulletin Analytique est suffisamment apprécié pour que l'American Cristallographic Association sollicite une collaboration avec le CNRS.
En chimie, le CNRS maintient évidemment les Tables de constantes, mais si elles perdent leur statut international, elles s'orientent vers la chimie des stéroïdes, des molécules dont le pouvoir rotatoire joue un rôle essentiel en biochimie. Le répertoire des molécules stéroïdes s'accroît de deux cents par an.
Il reste que la grande nouveauté de l'après-guerre est l'entrée des sciences humaines et sociales dans la documentation du CNRS. Certes depuis sa création, l'organisme s'occupe de cet ensemble de disciplines. Dans les années 1930, il leur a même consacré ses premiers laboratoires propres au service des philologues et des linguistes : l'Inventaire général de la langue française (futur Trésor de la Langue Française) fondé par le normalien socialiste Mario Roques et l'Institut de recherche et d'histoire des textes (IRHT) du député chartiste Félix Grat. Mais les sciences humaines et sociales (SHS) étaient absentes du service de documentation. Au vrai, leur entrée y résulte d'une profonde mutation intellectuelle. L'après-guerre voit le développement de nouvelles disciplines, peu représentées à l'université jusque-là, telle la sociologie qui a connu un développement exceptionnel aux États-Unis pendant le conflit. En 1947, François Bérard professeur de philosophie à l'Université de Nancy et normalien de la même promotion que Wyart obtient du CNRS la création d'un Bulletin Analytique Philosophie.
Réalisé sous l'autorité de Raymond Bayer, professeur à la Sorbonne et directeur du Corpus des Philosophes Français, le bulletin est doublé, par les soins du Centre de Documentation du CNRS et de l'Institut International de Philosophie, d'une bibliothèque spécialisée de toutes les revues et d'un fichier de livres.
La vocation du nouveau venu est généraliste comme l'annonce Bayer, son premier rédacteur, " le Bulletin Analytique Philosophie. s'adresse(ra) aux philosophes comme à ceux qu'intéressent les sciences de l'homme et une réflexion critique et méthodique sur les sciences de la nature ". D'emblée, toutes les disciplines des sciences humaines et sociales sont répertoriées, soit dans des chapitres propres - en sociologie, en psychologie, en sciences des religions et en histoire des sciences -, soit sous forme de sous-chapitres - les sciences de l'éducation et le langage en psychologie, l'ethnologie présentée au départ comme une branche de la sociologie (" folklore "), mais aussi la préhistoire, l'archéologie, et la littérature sous une rubrique " esthétique et arts " -, etc. Par comparaison avec les sciences expérimentales, la difficulté posée par les sciences humaines et sociales est de constituer un ensemble aux contours flous qui rend difficile la sélection des revues à indexer. La décision est prise d'analyser un nombre limité de publications, mais de manière exhaustive. Ce système de signalement par les titres amènera le Bulletin Analytique à devenir Bulletin Signalétique en 1955.
Avant d'aborder la seconde phase de l'histoire de l'IST, il convient de rappeler quelques traits généraux de l'évolution des sciences et de la communication scientifique dans le monde depuis 1945. On a signalé le rôle des États-Unis d'Amérique dans le relèvement de l'Europe au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. L'après-guerre voit ce pays affirmer son emprise, non seulement sur l'économie mondiale, mais aussi son leadership sur la communauté scientifique internationale. Pendant la Seconde Guerre mondiale, c'est l'Amérique qui a inventé la Big Science [14] et la programmation de la recherche dont l'archétype fut le projet Manhattan pour réaliser de la bombe atomique, un engin dont la mise au point a abouti, entre autres, à l'invention de l'ordinateur.
À partir des années cinquante, la guerre froide renforce le poids des scientifiques et de la recherche dans l'appareil militaro-industriel américain. La rencontre de l'ordinateur et de l'information se noue sous les auspices des militaires lorsqu'ils se dotent d'un réseau d'alerte et de surveillance qui relie plusieurs ordinateurs entre eux. Le système d'alerte du Pentagone est la préfiguration des grands réseaux de télécommunication que nous utilisons aujourd'hui (Internet). En 1957, après le lancement par l'URSS du premier satellite artificiel de la terre (Spoutnik), les États-Unis entrent dans une course à l'espace dont les retombées en matière d'information scientifique ne sont pas moins importantes. Un Committee of Scientific and Technical Information (COSATI) est installé en 1964 par le Gouvernement fédéral qui pilotera la politique en IST, tandis que les grandes entreprises investissent dans la création de ces nouvelles bibliothèques virtuelles que sont les bases de données scientifiques. L'industrie américaine tisse ses réseaux informatiques et installe ses serveurs, des sociétés filiales chargées d'un parc d'ordinateurs où sont stockées les données et qui diffusent de la documentation informatisée à leurs clients. Dès 1965, le serveur Dialog créé par la société aéronautique Lockheed à l'instigation de la National Air and Space Administration (NASA) permet l'accès public à de nombreuses bases de données.
Car la mutation informatique n'est que l'une des facettes de la nouvelle information scientifique et technique. La demande ne se cantonne plus aux chercheurs concernés par les grands programmes étatiques, l'information tend à devenir un produit commercial à haute valeur ajoutée, mis sur marché qui s'internationalise grâce, notamment, aux systèmes de communication par satellites Tymnet et Telenet (1972). Un nouveau secteur de services est né, initialement il est intégralement entre les mains des États-Unis.
En matière de relations scientifiques, la France du début des années soixante n'est pas dans une situation très différente de ce qu'elle était une vingtaine d'années plus tôt. Certes, le pays n'est pas en guerre, mais la concurrence avec l'Amérique s'avère aussi, sinon plus, vive que celle qui l'opposait à l'Allemagne une vingtaine d'années plus tôt. Or, le maître mot de la nouvelle Cinquième République est l'indépendance nationale. En 1959, le gouvernement Debré installe une Délégation à la recherche scientifique et technique (DGRST), sorte de ministère avant la lettre, pour coordonner et financer l'effort national de recherche, depuis la magnéto-hydro-dynamique jusqu'à la sociologie, en passant par la biologie moléculaire.
Rapidement, la DGRST se préoccupe d'information scientifique et technique, créant un Comité d'étude de la documentation et une Association nationale pour l'étude de la documentation automatisée. En 1963, le rapport Boutry souligne la nécessité d'une organisation nationale, tandis que le comité d'étude est chargé de la préparation du VI&186; Plan. L'année 1968, qui a été marquée par les événements que l'on sait, est aussi un tournant significatif dans l'organisation de la recherche. La crise étudiante et les grèves ouvrières poussent les pouvoirs publics à demander aux sociologues d'expertiser le fonctionnement de nos sociétés modernes. On va désormais beaucoup parler de cette " demande sociale ", montée en épingle dès le VI&186; Plan qui doit s'occuper des années 1970-1975.
Ce plan préconise : "... (une) inflexion en faveur des sciences de la vie, des sciences de l'homme et de toutes les interactions entre l'homme et son environnement.../ (car) il s'agit d'améliorer les conditions de vie de l'homme, tant du point de vue de son équilibre biologique, de sa santé que de son mode de vie dans la société contemporaine... " [15]. Le rapport du groupe sectoriel " sciences de l'homme " du Plan est encore plus explicite, "... les sciences sociales (constituent) ce qui correspond au vocable anglo-saxon de social sciences..../ (Visiblement) le cinquième Plan (1965-1970) n'a pas rempli sa tâche dans le secteur des (SHS) du fait de la faiblesse des moyens consacrés et de la dispersion des équipes de recherche.../ (Il faut donc) contribuer au développement de ce secteur en comblant une partie d'un retard considérable (pour) établir une politique d'ensemble. " [16]
C'est dans cette logique que le Plan se préoccupe de moderniser la documentation scientifique. Un groupe de réflexion " Information scientifique et technique " (G.R.5) est constitué avec des représentants du Conseil d'État parmi lesquels Louise Cadoux. Dans son rapport remis en 1971, le " groupe de réflexion IST " propose la mise en place d'une politique de l'information scientifique et technique destinée, primo à contrer la prolifération envahissante des publications scientifiques d'origine étrangère - c'est-à-dire qu'il dénonce la concurrence des États-Unis -, secundo à soutenir la langue française, donc une politique nationale de la recherche. Certains organismes sont obligés de s'abonner aux seules grandes bases de données existantes dans certaines disciplines, tel est le cas de l'Institut national de la santé et de la recherche médical (INSERM) qui devient l'un des principaux clients - et bientôt le fournisseur - de la base américaine Medline spécialisée en recherche médicale. En 1972, les grands organismes internationaux se saisissent du dossier, un rapport Anderla-Pigagniol (OCDE) et un autre de l'UNESCO (rapport UNISIST de 1972), soulignent les dangers des situations de monopoles en matière d'IST.
En 1973, l'une des premières réalisations est la création d'un Bureau national de l'information scientifique et technique (BNIST), premier coordinateur inter-administratif de la documentation scientifique, en France. L'une des premières recommandations de cette instance est de développer des systèmes autochtones d'informatique documentaire. Une volonté réaffirmée par le rapport Aigrain-Dejou en 1978, qui débouche l'année suivante sur la transformation de cet organisme en une Mission interministérielle de l'information scientifique et technique (MIDIST) qui, à l'instar du COSATI aux États-Unis (cf. supra), est chargée de définir une politique et de l'appliquer. Elle a notamment des compétences budgétaires. L'Agence de l'informatique, le Centre d'études des techniques avancées, le Carrefour de la communication voient le jour (ainsi que l'Agence universitaire de l'information scientifique et technique (AUDIST) qui est un relais de la MIDIST au ministère des Universités). En 1982, l'AUDIST deviendra la Direction des bibliothèques, des musées et de l'information scientifique et technique (DBMIST) et jouera un rôle essentiel, pendant une décennie, dans l'organisation de l'IST au sein de la communauté scientifique [17].
Quant au Plan, non seulement il se préoccupait de ce que les informaticiens qualifient de " soft ", mais il a également tenté de combler le retard français en matière de " hard ". Les débuts ont été laborieux, le plan Calcul s'est révélé un échec coûteux, avec la tentative avortée de constituer une industrie nationale des ordinateurs (Bull). De son côté, et malgré de louables efforts, le CNRS n'a pas réussi à mettre au point des machines de traduction automatique. Heureusement la direction générale des Télécommunications n'est pas restée inactive et a créé un réseau de télécommunications à haut débit, " Transpac ", mis en service en 1978. Simultanément, un nouvel outil de communication, le Minitel, est expérimenté par France-Télécom. Il sera bientôt fourni gratuitement à tous les abonnés du réseau téléphonique, une première mondiale en terme de réseaux grand public quelque peu oubliée aujourd'hui.
Pourquoi séparer les sciences molles des sciences dures?
Dans la perspective des choix du VI&186; Plan, les grands organismes publics sont évidemment en première ligne, tel est le cas du CNRS. Cet établissement scientifique a subi une profonde refonte en 1966 avec l'introduction d'une direction bicéphale, le conseiller d'État Claude Lasry est nommé directeur administratif et financier au côté du directeur général (le physicien Pierre Jacquinot), c'est aussi la création de grands départements scientifiques, dont l'un pour les sciences humaines et sociales (DSHS). Claude Lasry avait incité sa collègue et amie Louise Cadoux à participer aux travaux du groupe de réflexion IST du Plan (cf. supra), celle-ci est chargée d'installer une documentation moderne au CNRS dans le secteur des sciences humaines et sociales.
D'autres facteurs interviennent, d'abord le Service de documentation et la bibliothèque du CNRS se trouvant à l'étroit dans les sous-sols inondables du siège de l'organisme, quai Anatole France à Paris, un déménagement devient nécessaire. La documentation en sciences expérimentales disposera d'un Centre de documentation scientifique et technique (CDST) installé rue Boyer dans le 20ème Arrdt., à Paris, tandis qu'on prévoit d'ouvrir un Centre de documentation sciences humaines (CDSH) dans le nouvel building en amiante de la Maison des sciences de l'homme (MSH, bd. Raspail, 6ème Arrdt), à Paris. Une seconde raison joue également. On vient de signaler la spécificité des sciences humaines et sociales dans la réflexion du VIème Plan. Les informations nécessaires aux sciences humaines et sociales ne sont souvent pas repérables comme elles le sont dans les sciences exactes, car dispersées au sein d'un corpus beaucoup plus hétérogène. Le rassemblement de cette information donne tout son sens à la fabrication de bases de données, c'est-à-dire au stockage des textes, puis à leurs reformulation et interprétation pour en faciliter l'accès. Bref, on peut penser que les sciences de l'homme se trouvent " naturellement prédisposées " à user d'informatique. Dans le budget du CNRS de 1970, une dotation budgétaire spécifique est prévue pour l'installation, outre du CDSH, d'un Laboratoire pour l'informatisation des sciences humaines (LISH). Six millions de francs y sont inscrits pour l'acquisition d'un ordinateur destiné à la documentation, en fait ils seront deux, un pour chaque centre de documentation. La Maison des sciences de l'homme, qui abrite une bibliothèque réputée ainsi que la VIème section de l'École pratique des hautes études, a été fondée peu auparavant, en partie grâce au soutien de la Fondation Rockefeller. C'est l'endroit idéal pour héberger le CDSH dont la mission a été définie par le Plan :
"...privilégier le développement et la rationalisation des moyens de traitements de l'information et des bases de données (et) l'enrichissement, la rationalisation et l'interconnexion des bibliothèques et centres de documentation. " [18]
Le CDSH compte bientôt quatre-vingts agents, dont près de la moitié constituée d'analystes qui recensent, résument et indexent plus de trois mille périodiques en sciences sociales et humaines. Il compte aussi une dizaine d'informaticiens chargés de développer les logiciels " Spleen ", destinés à automatiser - on dirait aujourd'hui informatiser -la fabrication du Bulletin Signalétique. À ce support dont l'alimentation est centralisée, s'ajoutent bientôt de nouvelles bases de données dont la collecte s'opère de manière décentralisée, en réseaux. L'idée lancée par le CDSH devrait permettre de rassembler une information devenue tellement pléthorique qu'elle n'est plus à la portée d'un seul centre, grâce à la participation de ses utilisateurs. C'est à dire qu'on sollicite les chercheurs pour qu'ils aident à fabriquer l'outil documentaire dont ils auront besoin. Le système en réseaux est testé dans le secteur des sciences économiques et il permet d'alimenter cinq bases de données, Ecodoc, Économie de l'énergie, Emploi et formation, Reshus (sciences humaines et santé), Doge (documentation gestion). Cependant, malgré le choix du domaine, le succès n'est pas au rendez-vous, car à l'exception des sciences de la gestion, les économistes se révèlent de piètres consommateurs d'information scientifique.
La création de bases de données a heureusement été mieux accueillie ailleurs. On peut citer les cas du Répertoire d'Art et d'Archéologie, qui s'associera, en 1988 avec le Répertoire international de littérature de l'art américain du J. Paul Getty Trust, pour donner naissance, en 1991, à la Bibliographie d'histoire de l'art (BHA), nec plus ultra dans ce domaine; ou de la Bibliographie géographique internationale (alimentée par un réseau international), d'Intergéo (le géographe R. Brunet ayant succédé à L. Cadoux à la direction du CDSH) ; ou de la Bibliographie internationale de science administrative (produite par un réseau de centres spécialisés tels que l'Institut international d'administration publique et le Centre d'études et de recherche en science administrative) ; ou des Sciences de l'éducation qui animera un réseau (Institut national de recherche pédagogique, Institut de recherche en économie de l'éducation, un centre hollandais, SVO, etc.) [19]. Leurs produits informatisés se révèlent bien adaptés à une nouvelle demande, caractérisée par l'effacement relatif de la communauté scientifique au profit du milieu universitaire et des organismes socio-économiques publics ou privés, voire des entreprises. Cette évolution, annoncée par le modèle américain, s'amorce en Europe au lendemain de la crise économique du milieu des années 1970.
L'ensemble de ces systèmes documentaires se trouve réuni au sein de la base de données Francis (1978), devenue la seule source interdisciplinaire en sciences humaines et sociales existant dans le monde, disposant de plus d'un million de références [20]. Son interrogation à distance est rendue possible sur les serveurs " Télésystèmes-Questel " et " G-Cam " qui offrent également l'accès à d'autres sources telles Pascal, la Documentation française, l'Institut français du Pétrole, Électricité de France, l'Institut national de la propriété industrielle (brevets), etc. Des produits documentaires sur mesure sont mis au point (bibliographies personnalisées, rétrospectives et périodiques), un accès Minitel est ouvert, un CD-Rom est mis en chantier, et sont toujours disponibles à ce jour.
Revenons maintenant aux sciences dures. On se souvient qu'à l'origine, le Bulletin Analytique du CNRS se voulait un corpus exhaustif, couvrant tout le champ connu des sciences exactes. Mais devant l'inflation de la production d'articles, thèses, rapports, brevets, il a fallu se résoudre à " privilégier la rapidité, même au détriment de la précision " selon l'expression de Jean Wyart déjà citée. Au début des années soixante-dix, l'informatique s'empare du CDST [21]; c'est la naissance (1973) de la base Pascal (Programme Appliqué à la Sélection et à la Compilation Automatique de la Littérature) qui offre aujourd'hui dix millions de références.
Son objectif était d'une part, l'amélioration du produit Bulletin Signalétique, et d'autre part, la création d'un stock documentaire sur support magnétique en vue de recherches automatisées. En effet, l'informatisation va permettre la création de nouveaux produits, telle la Diffusion Sélective de l'Information (DSI), c'est-à-dire une documentation " à la carte ". Le nouveau visage du Bulletin Signalétique signifie pour ses utilisateurs "... le passage d'une publication traditionnelle organisée en fonction des disciplines universitaires à des publications spécialisées adaptées à des clientèles particulières " [22]. Le raisonnement marchand a donc fini par l'emporter sur la notion de service (public) pour une communauté savante. Désormais, la sélection de l'information est pilotée de l'aval, c'est à dire par la demande documentaire des entreprises. Une demande d'autant plus forte que l'essor de l'innovation industrielle et des échanges commerciaux a été relativement tardif dans notre pays. Une enquête réalisée en 1976 auprès des 710 labos du CNRS en sciences exactes, recensait 181 abonnements au Bulletin Signalétique et 80 à la DSI, soit seulement 36,76 % d'utilisateurs maison [23] pour environ deux tiers de demandes extérieures.
L'autre atout du CDST est qu'il possède un service de fourniture de documents performant. Il traite 250 000 à 300 000 demandes de reproductions d'articles (en photocopie) par an - associées ou non à la base Pascal. À l'origine on l'a vu, les documents étaient fournis sur support microfilm, désormais, les documentalistes d'entreprises - dans des secteurs porteurs tels que l'industrie pharmaceutique, l'énergie nucléaire, l'armement, ou les grandes entreprises publiques - interrogent la base, sélectionnent les articles pertinents, et commandent l'original-papier.
Un événement fâcheux se produit alors dans l'histoire du Centre de documentation des sciences et techniques. La politique vient interférer avec la nouvelle logique de marché qui commence à régir la circulation de l'information. En 1982, une direction de l'information scientifique et technique (DIST) est créée au CNRS. À sa tête est placé le normalien Goéry Delacôte qui a la conviction que l'information est un enjeu politique de taille, ne dit-on pas à l'époque que "... l'information, c'est le pouvoir ! . Ainsi, en 1984, l'IST apparaît comme un moyen d'atténuer les conséquences sociales de la crise économique. Le gouvernement Fabius prétend " redéployer " les activités d'une sidérurgie moribonde en proposant la création, à Nancy, d'un " Institut national de l'information scientifique et technique ", un INIST susceptible d'embaucher des ouvriers privés de leurs hauts fourneaux. L'idée à la Alphonse Allais qui ne consiste pas à mettre les villes à la campagne, mais les métallos à la " doc ", n'enthousiasme guère les premiers partenaires pressentis pour cette réalisation, l'Institut national de recherche pédagogique, l'Institut national d'études démographiques, etc., et le futur institut perd de facto sa vocation nationale. Le projet est alors reconfiguré autour de la délocalisation des deux centres de documentation du CNRS et c'est ainsi que Delacôte devient le maître d'oeuvre de l'INIST, devenu un simple " Institut de l'Information Scientifique et Technique ".
Un immeuble est construit à Nancy par l'architecte Jean Nouvel, mais l'administration se heurte bientôt aux réticences justifiées des documentalistes du CDST puis du CDSH à l'égard d'une décision technocratique jugée peu soucieuse des considérations scientifiques. À part quelques exceptions comme la première directrice de l'INIST, Nathalie Dusoulier, une ancienne adjointe de Wyart, une infime minorité d'agents parisiens accepte de transporter ses pénates en Lorraine, tandis qu'aucun sidérurgiste au chômage ne semble y avoir trouvé l'embauche escomptée. L'INIST apparaît dès sa naissance comme une structure au statut ambigu, incapable d'assurer normalement la mission des deux centres parisiens qu'il était censé remplacer. Ainsi, un savoir-faire unique en documentation scientifique - patiemment constitué depuis la guerre - se trouve irrémédiablement dilapidé au titre d'une décision démagogique qui trahit, en définitive, le peu d'estime dans laquelle les pouvoirs publics tiennent aujourd'hui l'information scientifique.
Fin 1994, le Bulletin Signalétique cesse de paraître sous forme imprimée, après quarante-quatre ans d'existence. La base Pascal est devenue une sorte de super-catalogue de bibliothèque, ce qui conduit un orfèvre en la matière, François Jacobiak, à écrire " l'INIST vise clairement à devenir un centre de transfert des connaissances au bénéfice du secteur productif, en ayant comme ligne directrice de mieux servir les entreprises... " [24]. Quant aux sciences humaines et sociales et à la base Francis, jugées peu rentables, faute de pouvoir les maintenir, l'INIST les met en sommeil. Face à cette situation, la direction des sciences humaines et sociales du CNRS sollicite un rapport sur les bases de données en SHS. Remis en mai 1995, ce document dresse un bilan critique, tout en évoquant une situation non encore désespérée [25].
L'histoire que l'on vient de raconter, trop brièvement, montre comment, en différentes circonstances et en prenant modèle sur l'étranger, la recherche française a su s'adapter aux pratiques modernes de l'information scientifique. Ce dispositif devenait à son tour un modèle pour certains pays, par exemple en sciences de la société où Francis s'imposait sur un plan international (un tiers d'utilisateurs étrangers!) ce qui ne pouvait que valoriser un secteur où la recherche française était, et reste, particulièrement féconde. Certes, Francis n'était pas parfait. On a évoqué certains reproches adressés au monde des documentalistes, telle sa coupure d'avec la communauté des chercheurs, sa clientèle principale. Il est vraisemblable que la dynamique des années 1970 s'est trop fondée sur l'espoir que l'informatique résoudrait tous les problèmes de la documentation et les informaticiens-documentalistes du CNRS se sont vraisemblablement trop peu préoccupés des habitudes des chercheurs qui utilisaient leurs propres réseaux d'information. Mais, en définitive, en mettant au point les bases de données Pascal et Francis, le CNRS n'a-t-il pas simplement montré qu'il fut novateur trop tôt?
Désormais, la place est occupée par des réseaux qui s'appellent " Renater ", " Internet " [26] qui permettent aussi bien d'accéder directement aux catalogues des grandes bibliothèques du monde entier (information primaire) qu'aux bases de données les plus sophistiquées (information secondaire). Tout en laissant le client, mais en l'occurrence on doit parler d'utilisateur, se débrouiller comme il peut. En matière d'information scientifique, il est vraisemblable que l'" Internet " considéré comme un système global (planétaire), atteint à l'exhaustivité quasi utopique à laquelle aspiraient péniblement les systèmes documentaires des années quarante. Est-ce dire que la révolution documentaire qu'il induit a fait perdre tout intérêt aux dispositifs " nationaux " plus anciens, serveurs informatiques, bases de données, fourniture d'information primaire, etc.? On ne doit pas oublier qu'outre de l'information en vrac, ce réseau virtuel véhicule également de la documentation à forte valeur ajoutée, notamment des bases de données hypersophistiquées, mais aujourd'hui encore en majorité nord-américaine. On peut imaginer que si Francis et Pascal (même moins actualisées que par le passé) s'y trouvaient disponibles, la France se verrait ainsi dotée d'un bon moyen de diffuser sa culture et son savoir-faire dans un monde de la communication soumis à l'hégémonie de l'anglais. Quant aux contraintes commerciales, sans les minimiser, on peut répondre qu'il existe également en matière d'information scientifique et technique une mission de service public, même à l'échelle internationale. En définitive "Doc is not just Money".
- Notes
[1]
- J. Astruc, J. Le Maguer et J.-F. Picard sont des anciens des centres de documentation du CNRS actuellement à l'Intitut d'histoire du temps présent ainsi que que Maryvonne Le Puloch qui a participé à la réaction de cet article.
[2]
- L'information secondaire résulte d'une transformation de l'information primaire en bibliographies, par exemple.
[3]
- J.C. Pecker, " Henri Laugier, l'édition scientifique, la documentation scientifique " in Henri Laugier en son siècle, Cahiers pour l'histoire de la recherche, CNRS-Editions, 1995.
[4]
- Entretien inédit avec Pierre Auger, le 23 avril 1986 (Picard, Pradoura in Archives orales du cinquantenaire du CNRS).
[5]
- Commission de la documentation, procès verbal de la séance du 16 nov. 1939, P. Auger, " Rapport sur la constitution et l'activité du service de documention ". Pièces communiquées par Mme Bardet (Arch. du CDST du CNRS).
[6]
- Umbreit Hans, Der Militärbefehlshaber in Frankreich - 1940-1944, Boppard am Rhein, Harald Boldt Verlag 1968.
[7]
- Entretiens avec Jean Wyart in Cahiers pour l'histoire du CNRS, 2. 1987 et Archives du CNRS, AN 80284.[2]
[8]
- A Vichy, Wyart a pris langue avec les services scientifiques de l'Armée d'armistice, eux-mêmes en relation avec l'attaché naval des États-Unis et certains postes diplomatiques des pays neutres. P. S. Richards, " Scientific information in occupied France 1940-1944 ", The Library Quarterly. University of Chicago Press, vol 62, juil. 1992, Number 3.
[9]
- Jean-Jacques Bastardie, pionnier de la microfiche en France, est chargé de la fabrication des microfilms.
[10]
- J. des Cloizeaux , " Les journaux de la Société française de physique et leur rôle ", Le Courrier du CNRS , 20. 4. 1976.
[11]
- Arch. CNRS, AN 80284.
[12]
- Wyart, op. cit.
[13]
- Lire à ce sujet l'article de Serge Cacaly, " L'information scientifique et technique aux États-Unis ", Documentaliste, Paris, vol. 14, n&186;1, janv.-fév., 1977 et n&186; 2, mars-avril, 1977.
[14]
- Se reporter à l'ouvrage de Daniel J. Kelves, Les physiciens. Histoire de la profession qui a changé le monde , Anthropos-Economica, 1988.
[15]
- Commissariat général au plan. Préparation du VI&186; plan. Rapport sur les principales options qui commandent la préparation du VI&186; plan. Loi n&186; 70-588 du 9 juillet 1970. J.O. textes.
[16]
- DGRST. Commisariat général au plan. Préparation du VI&186; plan. Rapport de la commission Recherche. Tome 2. Groupe sectoriel 4 - Sciences de l'homme. Paris, La Documentaion Française, 1971.
[17]
- Pour plus de détail surr cette période, se reporter à l'article de Serge Cacaly, " Les pouvoirs publics dans l'histoire des banques de données ", Documentaliste, vol. 27, n&186; 3, mai-juin, 1990.
[18]
- DGRST. Commisariat général au plan. Préparation du VI&186; plan. Rapport de la commission Recherche. Tome 2. Groupe sectoriel 4 - Sciences de l'homme. Paris, La Documentaion Française, 1971.
[19]
- Avec la disparition du CDSH, le réseau sera dissous, une partie des activités (recherches en cours en éducation, dans le cadre du programme européen EUDISED, sera maintenue au sein de l'INRP et de ses bases de données EMILE).
[20]
- J. Le Maguer, M. Rahard : Francis et l'information bibliographique en sciences de l'homme et de la société. Tome 2. Paris, CNRS, CDHS, 1986.
[21]
- Le Centre de documentation scientifique et technique (CDST), " créé " en 1970, méiose et non pas mitose de l'ancien Centre de documentation, est un très gros laboratoire de service du CNRS. Il emploie 400 ITA, dont plus de la moitié se consacre à Pascal. Le reste du personnel est à la bibliothèque (20 000 titres), à la fourniture de documents (250 000 demandes/an), au laboratoire de reproduction, au service de traduction.
[22]
- Nathalie Dusoulier, Le CDST., s.d.
[23]
- Flash d'information CDST, n&186; 9 et 13, 1976.
[24]
- François Jakobiak, L'information scientifique et technique, PUF, 1995, p.46.
[25]
- "Rapport sur les bases de données biblioraphiques du département SHS, présenté à M. le directeur du département SHS par le groupe de travail Bases de données documentaires". Sous la direction de S. Auroux, Février 1995.
[26]
- Par exemple la Maison des Sciences de l'Homme à Paris dispose d'un serveur connecté sur Internet , utilisé pour la rédaction de ce papier.
Liens pour élargir les lectures du numéro
- CNRS : http://www.cnrs.fr
- INIST : http://www.inist.fr
- ENSSIB (École supérieure des bibliothèques) : http://www.enssib.fr
- INTD : http://www.cnam.fr/INTD/
- INSERM : http://www.inserm.fr
- UNESCO : http://www.unesco.org/general/fre/index.html
- OCDE : http://www.oecd.fr
- Maison des sciences de l'homme : http://www.msh-paris.fr
© "Solaris", nº 4, Décembre 1997.
Voir aussi
- Notes des contributeurs Wicri
- ↑ Cet article a pu être réédité à partir du site de Gabriel Gallezot : http://gabriel.gallezot.free.fr/Solaris/d04/4lemaguer.html
- ↑ Pour accéder à cet article : http://www.histcnrs.fr/archives-orales/wyart.html
- Dans le réseau Wicri :
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