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H2PTM (2007) Lavigne

De H2PTM
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Expériences créatives

du pictural au numérique


 
 

 
Titre
Expériences créatives : du pictural au numérique
Auteurs
Michel Lavigne(i)
Affiliations
Maître de Conférences à l’Université Paul Sabatier Toulouse III
IUT Services & Réseaux de Communication
Avenue Georges Pompidou - BP 258 - 81108 CASTRES (Midi-Pyrénées, France)
(i)Laboratoire de Recherche en Audiovisuel (LARA) - Université de Toulouse II
Section scientifique : 18ème (Arts)
  • michel_lavigne50@hotmail.com
  • www.pigpix.org
Dans
actes du colloque H2PTM 2007 Hammamet
publié dans H²PTM07 : Collaborer, échanger, inventer
Résumé
Dans la perspective d’une démarche de création-recherche, nous présentons un travail de création numérique basé sur l’œuvre d’une artiste peintre. A partir des éléments picturaux décomposés sont d’abord élaborés des scénarios d’explorations qui permettent de démontrer des continuités dans les thématiques. Dans un second temps un outil de recréation permet de donner la main au public pour recréer des tableaux numériques à partir de motifs picturaux numérisés. Ainsi naissent des objets nouveaux issus d’une création collective. Cette démarche créative permet de nourrir une réflexion sur l’hybridation des formes esthétiques, l’esthétique de l’interactivité, la caractérisation des objets créés et les postures nouvelles de l’artiste et de son public.
Mots-clés 
art numérique, peinture, création, esthétique de l’interactivité, objet participatif.

Introduction

Interroger la création numérique amène à questionner deux territoires particulièrement mouvants. L’art a subi au cours du dernier siècle de profondes remises en question. L’art abstrait avec Kandinsky a consommé la rupture avec la représentation. La notion même d’objet artistique a été remise en cause par Marcel Duchamp. Aujourd’hui la place et l’existence même de l’artiste sont questionnées par les pratiques numériques en réseau. Le domaine du numérique, d’abord monde technologique, envahit aujourd’hui toutes les sphères d’activité avec une rapidité d’évolution inconnue. L’ordinateur, machine universelle, brouille les cartes, brise les anciennes frontières (auteur / spectateur, artiste / public) et suggère de nouveaux jeux autour de la création. Dans ce contexte, difficile à caractériser, et à l’avenir est incertain, il nous paraît utile de mêler réflexion et création. Ainsi nous avons initié une collaboration avec une artiste peintre afin d’envisager les voies par lesquelles le matériau numérique peut se réapproprier l’art pictural et en renouveler les formes expressives. Ceci nous amène à nous interroger sur ce qui fait la spécificité de la création numérique, sur ses apports et les voies qu’elle peut ouvrir dans le domaine de l’invention artistique. Les résultats de cette collaboration et les diverses expérimentations font l’objet d’un site Internet, lieu d’exposition et de création : www.pigpix.org.

Du pigment au pixel

Nous présentons ici notre terrain de recherche qui concerne le rapport entre création numérique et peinture, et nos objectifs qui sont la mobilisation des spécificités du numérique pour explorer de nouveaux territoires créatifs et l’enrichissement de la réflexion théorique sur ces pratiques.

La métamorphose numérique

Beaucoup de confusions entourent l’appréhension de l’art numérique. On voit fleurir des galeries de reproductions d’œuvres peintes sur Internet. S’agit-il de « peinture numérique » ? La réponse est évidemment négative : n’est numérique que le moyen de diffusion de ces reproductions et il n’y a là rien de créatif au sens artistique. Mais cette réponse peut devenir moins évidente dès lors qu’il y a une scénographie particulière autour de la reproduction, comme c’est le cas pour les CD-ROM culturels des années 1990. Nous avons analysé et critiqué ces produits (Lavigne, 2005) et constaté qu’ils sont d’abord des catalogues constitués de compilations de reproductions d’œuvres. La part créative concerne « l’emballage » des contenus et non la reproduction picturale elle-même. Peut-on imaginer un art numérique inspiré par la peinture ? Celle-ci peut-elle lui apporter une source d’inspiration pour enrichir sa quête esthétique de la même façon que la littérature peut servir le cinéma ? La reproduction prend son intérêt si elle est métamorphosée par le médium reproducteur, ainsi que l’a évoqué André Malraux (Malraux, 1965) à propos de la photographie, dans Le musée Imaginaire. Ce n’est pas par la réplication respectueuse de l’original que la photographie devient art, mais en inventant un nouveau point de vue, en transmutant l’œuvre pour lui donner une nouvelle vie. La numérisation de l’image peinte est une métamorphose profonde qui en change la nature. L’œuvre peinte est composée de pigments, matières colorantes qui se révèlent en réfléchissant la lumière. L’observation du détail fait ressortir la trace du dépôt pigmentaire, donc la gestuelle du peintre. La numérisation fait disparaître la trame de la matière picturale. Il reste la visualisation globale d’un motif, qui peut faire illusion, mais qui révèle sa nature non pigmentaire lorsqu’il est examiné dans son détail : l’image numérique est constituée de pixels, sources lumineuses colorées, régis par le code informatique. Au-delà du changement de la nature physique des constituants de l’image, le numérique modifie aussi les propriétés de localisation de l’œuvre dans l’espace et dans le temps. En lieu et place d’une trace pigmentaire fixée sur l’espace strictement délimité du cadre du tableau, lui-même exposé dans un lieu particulier qui lui est dédié, l’image numérique a un caractère d’ubiquité. Reproductible à l’infini, elle est transportable à la vitesse de la lumière sur les réseaux informatiques. En lieu et place de l’empreinte figée et statique qui prétend à l’éternité, la matrice électronique, constituée par le balayage permanent du dispositif d’affichage, nous propose une visualisation éphémère, évolutive, transformable. Cette dématérialisation de l’œuvre ouvre la perspective de créations nouvelles qui sont des univers « u-topiques » et « u-chroniques » ainsi qu’Edmond Couchot (Couchot, 1998) les qualifie,. Notre intention est donc de mettre à contribution les spécificités du matériau numérique pour tenter d’en faire émerger des champs expressifs et émotionnels nouveaux.

Le terrain d’expérimentation : l’œuvre de Luiza Guimaraes

Nous présentons ici l’œuvre picturale de Luiza Guimaraes source de notre expérimentation. Fréquemment rangée dans le courant de « l’abstraction lyrique », l’artiste ne se revendique d’aucune école et ne développe pas de réflexion sur son œuvre. Elle ne donne pas de nom à ses tableaux pour lesquels elle ne propose ni explication ni interprétation. Sa peinture se veut avant tout émotionnelle, laissant toute liberté au jugement du spectateur. La peinture de Luiza Guimaraes relève de l’abstraction : son œuvre est non figurative, elle ne recherche pas la représentation ou la signification. Pour Wassily Kandinsky, l’abstraction est une quête spirituelle pour représenter « l’Essentiel Intérieur, par élimination de toute contingence extérieure » (Kandinsky, 1912). Kandinsky s’émancipe de la représentation matérielle du monde pour approfondir « les trésors intérieurs cachés » de l’art pictural : les formes et les couleurs. Si nous suivons la piste de « l’abstraction lyrique » nous trouvons de multiples références, parfois contradictoires, dans les années 1950. L’expression a été employée pour désigner un courant caractérisé par « une peinture d'action - équivalent français de l'Action Painting - productrice de signes véhéments par l'expression spontanée des formes pulsionnelles et de l'inconscient, et par une gestualité immédiate à laquelle se confie l'artiste. » (Encyclopédie, 1996). Il s’agit ici de mettre en avant la dimension psychique de la création dans une production pulsionnelle et irréfléchie. L’expression s’étend aussi à « toutes les tendances abstraites qui s’opposent à l’abstraction géométrique ou froide, en valorisant les structures organiques et l’engagement physique du peintre dans son travail ». Concernant l’aspect lyrique, l’œuvre de LG témoigne de la volonté d’expression émotionnelle. L’abstraction n’est pas froide ou géométrique, les formes évoquent des pulsions profondes, en rapport avec le rêve ou l’inconscient. L’examen des tableaux fait apparaître des structures très construites et préméditées, à l’opposé des mouvements véhéments de la peinture d’action. Cependant Luiza Guimaraes explique que sa démarche créative comporte deux temps : dans un premier temps elle réalise une esquisse qui porte les lignes de force de son projet, moment de l’impulsion ; dans un deuxième temps intervient un long travail de construction, avec une volonté de recherche d’équilibre dans les formes et les couleurs. On peut clairement opposer son style à celui de l’art informel des années 1950 et 1960  : les formes, dans lesquelles dominent les courbes, sont en général bien affirmées et les contours sont nets. Elles sont remplies de textures variées et plutôt homogènes. L’articulation de ces formes développe fréquemment une profondeur, une échelle des plans. On discerne aussi des indications de mouvements ascendants, soit dans la verticalité, soit en diagonale vers la droite. Dans les équilibres chromatiques, le rouge est largement dominant, envahissant souvent le fond de la toile et se développant en de multiples nuances, du jaune orangé au noir. Les verts ou les bleus sont généralement utilisés pour des motifs d’avant-plan. Il se dégage de violents contrastes de couleur entre les formes, et de luminosité entre l’obscurité et la lumière. Nous nous gardons d’aller plus loin dans la qualification des contenus, ce qui risquerait de conduire à rechercher des connotations ou interprétations qui ne sont pas indiquées par l’artiste et qui pourraient induire des directions figuratives contraires à la concentration sur les propriétés plastiques.

Orientations esthétiques dans l’appropriation numérique

L’œuvre de Luiza Guimaraes présente des opportunités d’expérimentation numérique particulièrement intéressantes qui ont justifié notre choix de collaboration. Tout d’abord l’artiste accepte de donner un libre accès à ses œuvres à partir de reproductions numérisées, livrant ainsi un matériau brut susceptible de toute interprétation et de toute manipulation. Aucune indication de départ n’est donnée, ouvrant ainsi tous les champs de possibles. Ensuite, le caractère abstrait des motifs laisse une grande liberté d’intervention et de création. Une peinture figurative induirait des connotations précises et focaliserait plus notre travail sur un sens pré-établi. Enfin, nous relevons des thèmes récurrents qui sont déclinés dans la plupart des tableaux. Ces continuités nous amènent à interroger l’œuvre dans sa globalité et à réfléchir à des imbrications possibles, à des recoupements, à des parcours. Notre orientation esthétique n’est pas de commenter ou d’analyser les œuvres mais de tenter de les faire vivre en faisant émerger des sens nouveaux et des dimensions nouvelles. La démarche est un travail subjectif, utilisant les technologies numériques pour la spécificité du langage qu’elles peuvent véhiculer. Du point de vue de l’utilisateur, au contraire d’une visite guidée, elle vise une expérience immersive. La matière du créateur numérique est le code binaire qui régit les ordinateurs et qu’il peut traiter par le calcul mathématique. Les langages de programmation et logiciels de traitement sont les outils qui lui permettent d’effectuer ces calculs. Sur le plan des formes esthétiques potentielles, le caractère rapidement évolutif du domaine rend impossible l’élaboration de modèles stables ou d’une théorie générale des registres expressifs de l’art numérique. Nous examinons ici quelques-unes des potentialités spécifiques au numérique que nous avons mobilisées.

Fragmentation 
afin de permettre l’intervention du calcul numérique dans l’image nous sommes d’abord conduits à envisager la déconstruction des tableaux numérisés. La décomposition des images en une multiplicité de fragments élémentaires autonomes permet de confronter les objets d’un même tableau, voire de tableaux différents. Chaque objet peut ensuite être agi de façon indépendante par des modificateurs pour en régler les caractéristiques. Les fragments peuvent être mis en mouvement, soit par un déplacement automatique contrôlé par le programme, qui ordonne sa temporalité, soit par un contrôle de l’interacteur qui devient organisateur dans l’espace.
Architecture 
l’organisation des fragments suppose une architecture. Cet ordonnancement peut suivre la voie d’un parcours narratif caractérisé par l’organisation linéaire successive des séquences. A l’inverse il peut favoriser un déploiement arborescent, offrant des multiplicités de parcours, ou encore une organisation réticulaire autorisant la plus grande liberté d’associations. Par ces choix organisationnels se crée le sens et se concrétise l’intentionnalité artistique. Chaque tableau peut devenir un champ d’exploration. Les récurrences entre les divers tableaux amènent à rechercher des transversalités, à établir des rapprochements, à passer de l’un à l’autre. Ainsi on peut rechercher un sens de lecture global avec la construction de parcours initiatiques dans cet univers onirique.
Interactivité 
la gestion de l’interactivité est le point de contact avec le public, autorisant de multiples types de rapport à l’œuvre. Les modes d’actions possibles de l’interacteur et l’étendue des pouvoirs qui lui sont octroyés sont un enjeu essentiel de de l’œuvre numérique. Notre choix est de ne pas indiquer les règles, qui sont changeantes, mais de faire de leur recherche et de leur élucidation un enjeu d’immersion. La construction du sens se construit par le rapport entre les signes proposés, les actions induites et les réactions du programme. Entre l’activité et son interprétation, ou, pour reprendre les termes d’Espen Aarseth (Aarseth, 1997), entre « l’ergodique » et le « noématique », sont engendrés des espaces multiples de significations.
Esthétique du pixel 
l’art numérique doit-il cacher sa réelle nature ? Certains artistes utilisent la présence du pixel comme parti pris esthétique. Ainsi, Edmond Couchot (1998 : pp 212-213) oppose les artistes qui « s’efforcent à simuler au plus près les qualités physiques de la peinture » à ceux qui « mettent en évidence la présence du pixel ». Nous avons suivi ce dernier parti, en mettant en évidence le caractère strictement spécifique de l’image numérisée, nous écartant ainsi des traitements de synthèse de type vectoriel qui appliquent des lissages à des objets qui deviennent ainsi (trop) parfaits.

Expérimentations

Les créations effectuées se présentent sous forme d’une succession de propositions, d’abord diffusées sur support CD-ROM, aujourd’hui visibles sur le web. Nous les classerons en deux catégories : d’abord une série de propositions qui visent à permettre au visiteur des explorations dans les univers présentés, ensuite une proposition intitulée « Recréation » qui invite le spectacteur à créer ses propres compositions.

Explorations

Les propositions ici présentées relèvent de ce que Jean-Paul Fourmentraux (Fourmentraux, 2005) dans sa typologie des dispositifs du net art qualifie de « dispositifs à exploration » reposant sur l’interactivité de navigation et une scénarisation de type hypermédia. L’utilisateur est invité à découvrir par l’effet de son activité. Proposition n° 1 : Image sensible. Il est ici question de métamorphoser l’objet graphique statique en surface sensible et réactive. Des éléments qui peuvent évoquer des membranes muqueuses peuvent réagir sous la pression ou l’effleurement du doigt. A cette fin sont créés des états de repli ou rétraction sur une série de zones sensibles. Cette exploration tactile pour sentir la matière est une étape de découverte que le visiteur doit mener à bien pour « avancer » dans son expérience : mettre en mouvement des éléments du tableau et avoir une approche de la profondeur en faisant apparaître en arrière-plan un objet en mouvement, détail d’un autre tableau.

Proposition n° 2 
Contrôle de fragments. Sont illustrées ici l’autonomisation des objets dans l’espace et la décomposition du tableau. Des fragments, décollés du tableau, sont multipliés et contrôlés dans leur mouvement et leur opacité. Leur autonomisation leur permet même de sortir du cadre. Ici l’objet traité est un ensemble de striures marquées par un mouvement d’ondulation. Le mouvement induit par la composition originale du tableau est concrétisé par un mouvement perpétuel de flux et reflux avec une orientation ascensionnelle.
Proposition n° 3 
Parcours et combinaisons / fusions (Gouffre). Notre étude des œuvres de Luiza Guimaraes a permis de noter des continuités par la présence d’éléments récurrents dans divers tableaux. La construction d’un parcours entre les tableaux est suggérée par l’observation de ces éléments communs. Ce parcours est le choix subjectif d’un ordre d’enchaînement des œuvres, à la fois esthétique et sémantique. Cette idée de parcours induit une architecture linéaire développant une narration, qui permet au visiteur la construction d’une expérience progressive.
Nous avons particulièrement choisi de nous intéresser à la dimension de profondeur dans les tableaux, suggérée par des bords en reliefs et des parties enfoncées qui incitent à « crever » la toile. Les évocations sont en rapport avec le sentiment de pénétration, de plongée dans l’organique ou vers les structures de l’infiniment petit. Cette plongée est traduite par le grossissement des images jusqu’au niveau outrancier de la structure pixellaire. Cette proposition est basée sur trois tableaux qui présentent chacun la possibilité d’ouvrir une « porte » pour les traverser en boucle, produisant un sentiment de plongée dans un gouffre sans fin.
Proposition n° 4 
Zoom perpétuel. Cette proposition se situe dans la continuité de la précédente. Afin de fluidifier la fusion des tableaux et d’insister à la fois sur la continuité et la plongée vers la profondeur elle met en scène des passages continus entre trois tableaux. Le zoom peut être activé en avant ou en arrière et réglé dans sa vitesse. L’imperfection du procédé nous paraît contribuer à notre parti-pris esthétique : le grossissement opéré par le zoom pénètre au plus profond de la trame pixellaire, faisant perdre la vision d’ensemble, les ralentissements lors des agrandissement témoignent de la difficulté de la machine face au flux des données.
Proposition n° 5
Sphères 3D. Cette proposition consiste à transformer les tableaux en textures plaquées sur des primitives tridimensionnelles, ici des sphères. Ces sphères peuvent être manipulées dans le mouvement, donnant une dimension de profondeur et de relief aux images. L’agrandissement dans le cœur de la matière ne fait plus apparaître ici le pixel mais un fondu dans la matière floue de l’algorithme de lissage du moteur 3D.

Recréation

Cette expérimentation se différencie de l’aspect narratif hypermédiatique des précédentes propositions : il s’agit ici de proposer un outil aux visiteurs et de leur permettre de participer au travail de création numérique. En reprenant la classification de Fourmentraux (2005), il s’agit d’un « dispositif à contribution » ou « à altération ». Ce dispositif a fortement évolué depuis sa première conception. Dans sa forme actuelle il se présente sous la forme d’une interface comprenant une partie graphique dans la partie principale et un panneau de contrôles sur la droite. La partie graphique est constituée par un décor reconstitué à partir des couleurs et motifs de l’univers de Luiza Guimaraes, sur lequel plusieurs éléments que nous avons déjà utilisés sont disposés de façon autonome. Le panneau de contrôle permet de modifier les caractéristiques de chaque élément en taille, inclinaison, couleur et transparence. Chaque élément peut être déplacé ou mis en mouvement. La commande « trace » permet de les transformer en pinceaux numériques. Ces outils permettent au visiteur de créer une nouvelle composition qu’il peut sauvegarder dans la mémoire de son ordinateur et qu’il est invité à nous renvoyer pour alimenter une galerie des nouvelles images ainsi constituées. L’expérience proposée ici change de nature par rapport aux précédentes dans lesquelles ils s’agissait pour l’essentiel d’explorer un univers proposé. Ici l’activité du visiteur est canalisée dans une finalité créatrice. Le spectateur devient peintre et, en modifiant et en ré-assemblant les éléments à sa guise, il devient le créateur d’une nouvelle composition dans le style de Luiza Guimaraes. Il s’agit donc d’un processus de recréation. Dans la plus récente évolution du dispositif, il est maintenant possible de se servir des images exposées dans la galerie pour remplacer le fond par défaut, ce qui permet de travailler à partir d’une transformation et ainsi de s’éloigner progressivement de la proposition plastique de départ. Ainsi, à partir d’une première proposition, le public est invité à générer une nouvelle exposition composée des multiples déformations de l’œuvre originelle et d’un nouvel assemblage de ses fragments. Il participe à l’émergence de l’œuvre, il peut la renouveler ou la réorienter. Elle devient perpétuellement inachevée et évolutive.

Perspectives théoriques

Dans le même temps que se développent nos expérimentations se posent des questionnements sur la nature des objets créés et sur la place de l’artiste face aux technologies numériques. Parmi les multiples voies de réflexion, nous retiendrons ici l’hybridation des formes esthétiques qui débouche sur une esthétique de l’interactivité et l’évolution des objets créés qui deviennent objets participatifs, engageant une redéfinition du rôle de l’artiste.

Hybridation des formes esthétiques

A la convergence technologique des données disparates par le numérique répond la potentialité d’hybridation des formes esthétiques. L’art numérique interactif peut mobiliser de multiples moyens d’expression. Si notre travail se limite à l’image plastique, on pourrait imaginer des interférences avec des fragments sonores, ou audiovisuels. On pourrait aussi questionner le rapport de l’image numérisé avec l’image de synthèse, question émergeant par exemple lors de l’utilisation de la 3D. Nos constructions dans l’état actuel posent essentiellement la question de l’intervention de l’interactivité dans son rapport avec l’image numérisée. Si l’on se positionne dans la pragmatique créative, il s’agit du choix entre la part du programmé et la part de l’acté[1], choix déterminant le mode de circulation dans l’architecture du programme. Dans les diverses explorations, il y a alternance, et souvent imbrication, entre les séquences de mouvements automatisés, qui portent une temporalité qui leur est propre, et les moments d’attente de l’intervention de l’utilisateur. Ces deux temporalités sont suffisamment imbriquées pour que l’on ne sache pas toujours vraiment qui commande le déroulement du programme. Certains objets en mouvement peuvent mettre l’utilisateur « hors jeu » en déroulant une chronologie pré-déterminée et inaltérable. D’autres au contraire déploient une mobilité répétitive qui est un appel à son intervention. Pour Recréation les choses sont plus claires, mais la gestion du mouvement joue sur les deux registres puisque la mise en mouvement automatique des objets est déclenchée ou stoppée involontairement par la sélection de l’utilisateur, cumulable avec des possibilités de déplacement interactif. Ceci étant, cette expérimentation se situe fortement sur le versant de l’outil, donc de la manipulation interactive. A cela s’ajoute le rôle de l’Internet qui situe l’œuvre dans son lien social. Cet aspect n’est réellement présent que par la galerie qui permet l’interaction[2] humaine entre le créateur et le public, et aussi entre les visiteurs, puisque chacun peut réutiliser un fond généré par un autre visiteur. Mais on pourrait imaginer l’effacement de l’usage du dispositif, remplacé par un échange d’image direct entre utilisateurs, interaction et lien social devenant la voie principale de la création esthétique.

Esthétique de l’interactivité

Au-delà des choix de structuration des potentialités interactives se pose la question de savoir ce qui peut relever réellement d’une esthétique de l’interactivité et non d’une simple interactivité fonctionnelle. Nous ne prétendrons pas donner une réponse définitive à cette question, tant l’histoire de l’art depuis un siècle a déstabilisé les catégories esthétiques et rendu impossible la définition ontologique de l’art (Goodman, 1990). Nous souhaitons simplement mettre en lumière une orientation qui ressort de notre approche de l’interactivité et qui la différencie du modèle du webdesign utilitaire, modèle que nous qualifions de modèle de la transparence, pour lui opposer le modèle de l’exploration. Dans cette dernière perspective, les actions à accomplir ne sont pas indiquées, elles sont à rechercher et cette recherche fait partie de la construction de l’expérience. « En art, ce que l’on voile a une énorme puissance » nous dit (Kandinsky, 1989). L’exploration dans l’objet numérique a un rôle esthétique essentiel, rôle initiatique et sémantique. Ce que l’on ne trouve pas est peut-être aussi important que ce qui nous est réellement offert. Dans notre perspective, l’action ne débouche pas forcément sur le résultat attendu. Elle peut avoir des effets surprenants, voire déstabilisants. Philippe Bootz ((Bootz, 2003) parle dans ce dernier cas de « l’esthétique de la frustration ». L’expérience se construit dans cette imprévisibilité face à un matériau « qui ne se laisse pas faire ». L’action interactive, investissement corporel, ne saurait cependant pas en elle-même être un gage de connaissance. La frénésie interactive qu’il faut déployer dans les jeux vidéos de combat de type « shoot them up » ne saurait être propice à la mise à distance nécessaire à la constitution d’une expérience esthétique. Si l’on reprend les réflexions de Nelson Goodman, l’attitude esthétique, même si elle concerne la contemplation d’un tableau, n’est pas passive : « elle fait des recherches et met à l’épreuve – c’est moins une attitude qu’une action : création et recréation » (Goodman, 1990), cette action résidant dans la construction et l’interprétation symboliques. L’investissement corporel n’invente donc pas l’implication, il n’en est qu’un moyen complémentaire, s’il est mobilisé avec discernement. Ainsi l’interactivité ne saurait-elle être un fin en soi, elle ne peut qu’être une des composantes de l’objet artistique dans la création d’un processus cognitif, processus qui se nourrit d’une alternance de moments d’engagements et de mises à distance.

Objet participatif et auctorialité diluée

Les premières versions de ce travail étaient distribuées sur support CD-ROM. L’objet numérique était conçu d’abord pour être exploité sur les lieux de l’exposition picturale en complément ou contrepoint à l’expression pigmentaire. Le transfert sur le support Internet a sensiblement modifié la philosophie du projet, remettant en question le premier modèle basé sur le concept de l’unicité de l’œuvre finie. De par sa nature même, le médium Internet incite à la création de nouveaux objets ou à l’évolution des objets antérieurs. Cette évolution contribue à la modification de la posture du créateur, que nous assimilons à celle d’un auteur, problématique largement abordée par ailleurs (Weissberg, 1999), et qui fait ressortir « un brouillage de la figure de l'auteur » (Groupe de travail, 2005). Pour ce qui concerne les types d’objets, la séparation entre les « Explorations » et « Recréation » nous permet de dresser la frontière en deux catégories d’objets. Les propositions d’Explorations ont été typiquement conçues pour faire un ensemble sur CD-ROM. Leur logique est celle de l’hypermédia avec pour finalité la découverte de l’œuvre établie par le biais de la compréhension d’un univers. Recréation évolue en privilégiant les fonctions communicantes d’Internet. La logique est celle de l’outil créatif qui privilégie la fonctionnalité en vue d’initier un processus de co-construction, participation à l’œuvre à faire. Ce déplacement dans le rapport au visiteur nécessite un paratexte (présence d’une aide), contrairement aux explorations qui tirent du voilage de leur fonctionnement leur parti-pris esthétique expérienciel. Dans la perspective de Recréation, l’œuvre devient mobile et évolutive, dans la logique du web qui incite à susciter l’échange pour favoriser la visibilité. Ainsi l’objet artistique évolue t-il en un objet participatif. Ceci n’est pas sans conséquences sur la place du créateur. Dans notre dernière version qui permet de modifier le décor en puisant dans des compositions déjà réalisées on voit se mettre en place une boucle créative : un premier utilisateur crée une œuvre qui sert de base à la création d’une autre œuvre. Progressivement la place du créateur originel s’estompe et il voit son œuvre évoluer en-dehors de lui-même. La dualité émission (création) / réception (consommation) est remise en question dans un bain de création collective. Cette dilution des rôles est certainement un pas de plus dans la fin du mythe romantique du génie créateur de l’artiste et une confirmation de « la mort de l’auteur » annoncée par Roland Barthes, tout au moins dans sa dimension sacralisée, donnant une place prépondérante au texte (ou à l’œuvre) et à l’interprétation du lecteur (spectateur ou spectacteur). Faut-il pour autant y voir l’avènement de l’ère de « l’art par tous » ? Nous réfutons cette mythologie car l’artiste se différencie de la catégorie générale des auteurs par sa vocation à inventer des mondes nouveaux. Dans le cas de Recréation, il convient de distinguer le rôle du méta-créateur (créateur d’un outil de création) qui reste maître du dispositif (outil), mais non plus des réalisations (contenus), et pour qui le concept devient plus important que les résultats qui sont un « faire délégué ». Ceci n’exclut pas la possibilité de voir émerger des formes novatrices à partir de ce « faire délégué ». Cela suppose certainement une appropriation détournée ou subversive du dispositif qui lui apporterait un sens nouveau et inattendu.

Conclusion

La confrontation des œuvres peintes originales et des nouveaux objets numériques amène à questionner le sens de cette relation. S’agit-il d’une remediation, au sens de Jay Bavid Bolter (Bolter, 1999), à savoir de la transposition d’un contenu opérée à l’occasion d’un changement de médium ? C’est bien cette remediation qui est à l’œuvre dans les CD-ROM culturels cités plus haut. Ici, l’exceptionnelle liberté offerte par l’artiste peintre, et son adhésion à une démarche allant jusqu’à la désarticulation de son travail, autorise une relation permettant une totale ré-appropriation des thématiques graphiques par le médium numérique. Aussi les résultats numériques ne sont ni conversions, ni traductions, mais bien créations nouvelles spécifiquement numériques, jouant leur partition esthétique propre, sans soumission à une forme antérieure, l’énoncé pictural originel étant terrain d’inspirations et non faisceau de contraintes.

Bibliographie

[Aarseth, 1997] Aarseth Espen J., « Cybertext, Perspectives on Ergodic literature », Johns Hopkin University Press, London.

[Bolter, 1999] Grusin Richard, « Remediation : Understanding New Media », Cambridge, MIT Press.

[Bootz, 2003] Bootz Philippe, « De Baudot à Transitoire Observable : les approches sémiotiques en littérature numérique »,
En ligne : http://transitoireobs.free.fr/to/html/novsemiotiq.htm

[Couchot, 1998] Couchot Edmond, « La technologie dans l’art, de la photographie à la réalité virtuelle », Editions Jacqueline Chambon, Nîmes.

[Encyclopédie, 1996] Encyclopédie, « Encyclopédie De L’art Moderne Et Contemporain », CD-ROM coproduit par les Editions Hazan, Videomuseum, Réunion des Musées Nationaux, Akal.

[Fourmentraux, 2005] Fourmentraux Jean-Paul, « Art et Internet, les nouvelles figures de la création », CNRS Editions.

[Goodman, 1990] Goodman Nelson, « Langages de l’art », Hachette Pluriel, Editions Jacqueline Chambon.

[Groupe de travail, 2005] Groupe de travail du RTP-DOC, « Rapport de recherche de l’atelier », – auteur.
En ligne : http://rtp-doc.enssib.fr/IMG/pdf/AtelierAuteur.pdf

[Kandinsky, 1912] Kandinsky Wassily, « Du spirituel dans l’art, et dans la peinture en particulier », Gallimard, Coll. Folio essais n°72, 1989

[Lavigne, 2005] Lavigne Michel, « Regard rétrospectif sur les CD-ROM culturels », Revue électronique Entrelacs, Axe Arts Numériques.
En ligne : www.entrelacs.fr

[Malraux, 1965] Malraux André, « Le musée imaginaire », Gallimard, Paris.

[Weissberg, 1999] Weissberg Jean-Louis, « Présences à distance », L'Harmattan.

Notes

  1. Ce terme renvoie au concept d’image « actée » de JL Weissberg (Weissberg, 1999).
  2. Nous distinguons interactif (relation de l’homme et de la machine) et interaction (relation inter-humaine).