CIDE (2014) Gagneré
« Le Royaume des Ombres », expérience de télélecture
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Sommaire
- Résumé
- Le projet « Le Royaume des Ombres » consiste à réaliser une lecture de textes en téléprésence par des bibliothécaires disséminés dans un réseau de bibliothèques municipales. L'article présente l'appropriation du projet par les bibliothécaires, les étapes de répétition, les modalités de participation du public, les retours sur l'expérience et les questions soulevées en vue d'une poursuite du projet.
- Mots clés
- Lecture en réseau, téléprésence, réalité mixte
- Abstract
- « Shadows'Realm » project consists in making a teleshared public reading by librarians through a network of local public libraries. The article presents how librarians entered in the project, how they rehearsed, the modalities of audience participation, experiment feedbacks and questions for future developments.
- keywords
- Networked public reading, teleshared performance, mixed reality
Introduction
Le projet « Le Royaume des Ombres » (RDO) est né d'un dialogue entre un metteur en scène et un médiateur en bibliothèque à propos des enjeux de médiation autour du livre et de la lecture en réseau. Il consiste à utiliser un dispositif de téléprésence pour réaliser une lecture de textes sur le thème de l'ombre par des lecteurs disséminés dans un réseau de bibliothèques municipales. Nous évoquerons tout d'abord l'origine du projet, puis nous exposerons le contexte de l'expérimentation, les étapes de préparation, le dispositif mis en place et la télélecture réalisée. Nous conclurons par les questions soulevées et les perspectives envisagées.
Lecture et téléprésence
L'intuition initiale consistait à proposer de nouveaux accès à la lecture en croisant échanges physiques et interactions virtuelles sur internet. La lecture d’un texte à haute voix en bibliothèque possède naturellement une dimension deperformance qui crée un moment d’échange entre un public et des bibliothécaires autour d'un écrit. Nous avions donc imaginé d'utiliser un dispositif de téléprésence pour réaliser des lectures éclatées entre différents lieux, rendre accessible l’événement sur le réseau pour les internautes et l’enregistrer dans une base de données. Dans une seconde étape, nous espérions pouvoir offrir une interface interactive de consultation de ces lectures enregistrées.
Le thème de l'ombre
Cette réflexion sur l'hybridation entre espace physique de lecture et espace virtuel d'échange par la téléprésence a été concomitante avec une réflexion sur l'ombre considérée comme un support créatif dans le contexte de l'art numérique (Jacquemin, 2011). En effet, l'ombre forme une passerelle entre le réel et le virtuel. Elle est une production bien concrète d'un corps exposé à la lumière, mais sa nature semble immatérielle et déjoue les lois de la physique. L'ombre peut être considérée comme une sorte d'avatar et servir à établir une liaison avec les mondes virtuels. Elle est à la fois un personnage qui peut devenir autonome, et un principe d'action qui offre un espace de jeu interactif. La thématique de l'ombre est par ailleurs très présente dans le champs littéraire (au sens large : littératures et sciences) et dans différents arts (théâtre, cinéma, arts plastiques et nouveaux médias). Elle constitue donc un motif très fécond pour choisir des textes et des univers à partager avec tous les publics. Explicitement présent dans l'intitulé du projet, le thème de l'ombre a constitué le moyen de relier une contextualisation littéraire familière au monde des bibliothèques avec une modalité de déploiement numérique nouvelle et a priori déstabilisante. Au fil du projet, il faut noter que la notion d'avatar s'est progressivement substituée à celle d'ombre, ce qui rend possible l'ouverture du dispositif à d'autres thèmes dans de futurs déploiements.
Contexte
La solution OSGRID
Une question primordiale restait de savoir quelle modalité de téléprésence utiliser pour expérimenter notre projet de lecture en réseau ? Le réseau des bibliothèques ne disposant pas d’outils de visioconférence, nous avons examiné plusieurs solutions (Staines, Boddington, 2010). C'est alors que nous avons croisé une communauté du métavers autour du livre et de la lecture, animée par Jenny Bihouise (désignée par la suite du nom de son avatar Cheopsforlife7), utilisatrice spécialiste de la médiation dans les mondes persistants. L'utilisation d'un monde virtuel persistant est alors apparue comme un moyen possible de la téléprésence et nous avons choisi la solution opensimulator, équivalent opensource de Second Life. Cheopsforlife7 a mis à notre disposition un espace dédié au projet RDO au sein d'une région développée sur la grille OSGRID, qui est l'espace d'expérimentation des développeurs d'opensimulator. L'espace OSGRID est accessible à partir de n'importe quel poste informatique d'une bibliothèque connecté à internet. Il propose un univers persistant permettant une personnalisation graphique et fonctionnelle grâce à l’utilisation de scripts. La transmission de la voix par la plateforme est d'une qualité correcte. Elle offre ainsi un outil accessible et déployable dans plusieurs lieux dotés d'internet avec une bande-passante standard.
Le réseau des bibliothèques de Nîmes
Carré d'Art Bibliothèques regroupent quatre bibliothèques principales, « Jean Paulhan » et « Marc Bernard » situées dans les quartiers périphériques Est et Ouest, une troisième située dans le Centre Hospitalier Universitaire. La bibliothèque centrale, « Carré d'Art », installée au centre-ville, joue le rôle de tête de réseau. Elle abrite en son sein le laboratoire des usages numériques intitulé « Labo2 », coordonné par Alexandre Simonet. «Labo2» regroupe l’ensemble des projets innovants initiés par la bibliothèque depuis une dizaine d’années. Il s'appuie sur la créativité des artistes numériques et vise à co-construire des dispositifs de médiation culturelle innovants élaborés dans le cadre de résidences, d'ateliers ou de simples rencontres ouvertes aux publics. Labo2 suit ainsi les préceptes définis par la charte des bibliothécaires : ...« les bibliothèques obéissent à des missions d'intérêt général et concourent à la formation du citoyen. Elles doivent aider et faciliter au plus grand nombre l'accès aux collections, et plus généralement à la culture, aux savoirs et à la connaissance par tous les moyens techniques et technologiques dont elles disposent. ».
Horizontalité du projet
Alexandre Simonet a souhaité s'appuyer sur une pratique de lecture/performance déjà existante, « Les livres ont la parole », dans laquelle des bibliothécaires, chacun selon sa sensibilité, lisent en public des textes « coups de cœur » le temps d'une heure et en toute convivialité, afin de les faire découvrir ou redécouvrir. En prolongeant et valorisant un travail créatif et relationnel déjà développé régulièrement par les bibliothécaires, il s'agit de susciter une motivation et une implication dans la participation à cette nouvelle expérience de lecture. Le projet RDO s'est donc organisé de manière horizontale dans un contexte professionnel de collectivités locales fortement hiérarchisées. Il s'appuie sur une démarche d'innovation de type ouverte, croisant une diversité de partenaires internes et externes afin de pallier à d'éventuels manques de compétences. Dès le départ, les agents de la bibliothèque ont été associés en veillant à une représentativité des cadres et des non cadres, à une désectorisation (jeunesse, quartier, adulte), et à une décentralisation (plusieurs bibliothèques de l'agglomération nîmoise). Des responsables de la Direction des Services Informatiques municipaux ont été sollicités pour l'intégration du projet dans l'architecture informationnelle de la collectivité nîmoise. Pour lancer le projet et inscrire cette démarche innovante au sein de leur pratique professionnelle, des bibliothécaires ont suivi une formation « recherche et action ». Cette formation succédait à une formation initiale aux usages en réseau (création d'un wiki interne), suivie par la plupart des bibliothécaires du projet.
Préparation et acculturation au numérique
La bibliographie sur l'ombre
L'expérimentation RDO a démarré, le 5 juillet 2013, par une journée de sensibilisation aux enjeux de la téléprésence et de l'utilisation de la thématique de l'ombre avec un panel de participants comportant des responsables de l'équipe de direction du réseau des bibliothèques, des bibliothécaires de « Carré d'Art », « Jean Paulhan », « Marc Bernard », de la directrice du Théâtre du Périscope (Nîmes), spécialiste des écritures contemporaines innovantes, du directeur de l'école de jeux video Créajeux (Nîmes), d'artistes (metteur en scène, musicien). Les bibliothécaires s'approprient très rapidement la thématique de l'ombre et des textes sont mis en voix de manière improvisée. Il apparaît possible d'établir une bibliographie très vaste dans laquelle puiser pour sélectionner des extraits de lecture. La métaphore philosophique du Mythe de la Caverne développé par Platon dans La République contient déjà, par exemple, l'association de l'ombre avec un transfert d'espace de la caverne sombre au monde éclairé par la lumière de vérité du soleil. Sont lus ou évoqués des ouvrages anthropologiques (Le Rameau d'Or de James Frazer), psychanalytiques (L'envers du visible de Max Millner), des romans ou nouvelles (Les aventures extraordinaires de Peter Schlemihl de Chamisso et L'ombre, conte d'Andersen), des essais (L'Éloge de l'ombre de Tanizaki), et de nombreux ouvrages de la littérature jeunesse.
Familiarisation au numérique : jeu vidéo et OSGRID
Afin de matérialiser la relation entre l'ombre et les mondes virtuels, il est proposé aux participants d'explorer un exemple de jeu vidéo utilisant les ombres : « Shadow's tale », développé en 2010 par Hudson Soft sous la direction de Osamu Tsuchihashi. Le joueur fait franchir à une ombre en 2D des obstacles, ce qui implique de manipuler des sources lumineuses modifiant des rapports d'échelle ou bien des positions relatives. Le jeu video constitue une entrée pour manipuler l'ombre et créer une passerelle vers des extraits de textes se rapportant à différentes facettes de la thématique. Enfin une introduction aux mondes virtuels persistant est proposée en se connectant à l'auditorium virtuel dédié à RDO sur OSGRID. Les participants dialoguent en direct avec la conceptrice de l'espace qui fait visiter le lieu avec son avatar Cheopsforlife7. Pour la plupart d'entre eux, c'est la première fois qu'ils arpentent un monde persistant. Parallèlement à l'espace sur OSGRID, un wiki, créé sur la plateforme payante Wikispace, et rassemblant des documents et des réflexions sur le projet en cours, est présenté aux participants. Parmi les questions suscitées par la présentation des outils se pose celle de l'adéquation aux besoins des lecteurs fréquentant les bibliothèques et de l'accessibilité au numérique. Pour les bibliothécaires, l'enjeu est de trouver le temps de construire de nouvelles compétences de médiation numérique. Le groupe des participants indique en conclusion la nécessité d'une maturation pour entrer pleinement dans le Royaume des Ombres.
Répétitions physiques et virtuelles
Connexion à OSGRID
Après une période estivale de réflexion, et afin d'avancer concrètement dans le projet, il est décidé de réaliser le 20 décembre 2013 une première télélecture expérimentale entre trois lieux du réseau : « Carré d'Art », avec l'implication d'Alexandre Simonet et des bibliothécaires Françoise Maniffassier et Marie-Hélène Ramacker, « Jean Paulhan » avec Elodie Solies et Anne-Laure Zimmerman et «Marc Bernard» avec Nicolas Gandon. Cheopsforlife7 et Georges Gagneré accompagneront les répétitions en téléprésence depuis la région parisienne. On vérifie d'abord que chacune des bibliothèques concernées peut se connecter de manière fluide à la plateforme OSGRID. Il faut successivement : 1 - ouvrir un compte sur le site de OSGrid dans le but de se créer un avatar. 2 - télécharger le logiciel Firestorm selon sa plateforme d'exploitation et l'installer sur le poste sur lequel on travaille. Firestorm est un navigateur qui permet d'accéder au monde 3D.3 - lancer le logiciel Firestorm, sélectionner la grille OSGRID, et chercher la région sur laquelle RDO est hébergé. Une fois connecté, il faut apprendre à utiliser son avatar et à le manipuler.
Construction de la scénographie hybride choix des textes
Dans un deuxième temps, la scénographie des espaces de lecture est organisée. Seul Carré d'Art, par sa connexion internet et son auditorium équipé pour recevoir du public, permet de construire un environnement hybride imbriquant lecture physique et virtuelle. Afin de faciliter les répétitions et permettre à chacun de comprendre le fonctionnement de ce nœud hybride, une visioconférence entre les participants est systématiquement mise en place via le service Hang Out de Google, notamment entre le metteur en scène et l'auditorium de « Carré d'Art ». L'utilisation nécessairement concomitante de ces deux plateformes de téléprésence a posé des problèmes de larsen et d'échos dans la distribution des flux audio, qui ont finalement pu être résolu. Les bibliothécaires de chaque lieu se concertent pour établir un programme de lecture et choisissent des extraits des trois ouvrages suivants : L'Éloge de l'ombre de Junichiro Tanizaki, Peter Pan de James Matthew Barrie, La vision de la tanière de Marin Sorescu. De son côté, Cheopsforlife7 construit l'espace virtuel de la lecture sur OSGRID et forme l'ensemble des participants, novices par rapport à la navigation sur OSGRID. Des difficultés surgissent dans la manipulation des avatars, principalement liées à des problèmes de stabilité du navigateur Firestorm, en développement permanent, et à des fluctuations des débits de connexion, très variables selon les lieux et les horaires (utilisation de connexion à débit non garanti).
Organisation des répétitions
Quatre répétitions avant la représentation du 20 décembre 2013 ont rassemblé l'ensemble des participants. Des contraintes d'emploi du temps n'ont pas permis que tous puissent assister à l'intégralité des répétitions, ce qui a réduit le temps alloué aux lectures à plusieurs voix. 28 novembre 2013 de 14h à 16h - Répétition technique : tests OSGRID 5 décembre de 14h à 16h - 1ère répétition : définition du scénario de lecture (ordre des textes, distributions, ajustement des extraits, travail sur les intonations) 12 décembre de 9h à 11h - 2ème répétition : intégration des scénographies physiques et virtuelles, travail sur les intonations 19 décembre de 9h à 11h - Répétition générale Trois répétitions techniques complémentaires ont été nécessaires pour finaliser la scénographie hybride et maîtriser les flux réseaux.
Les deux modalités de participation à la télélecture
Le dispositif final met donc en relation par OSGRID trois bibliothèques du réseau en offrant un accès immersif à un auditorium virtuel sur OSGRID pour les internautes, et un accès physique dans l'auditorium de « Carré d'Art », avec la présence de deux lecteurs et une vue de l'auditorium virtuel par vidéoprojection.
Déroulement de l'expérimentation publique
Le 20 décembre 2013 vers 16h30, quelques spectateurs internautes extérieurs au projet rejoignent sur invitation la région OSGRID, et quelques spectateurs de la bibliothèque Carré d'Art sont invités à rejoindre l'auditorium. À 17h00, Alexandre Simonet (à « Carré d'Art ») introduit en quelques mots le contexte de l'expérimentation en précisant la distribution physique des bibliothécaires lecteurs sur les trois lieux. Puis Marie-Hélène Ramacker (à « Carré d'Art ») enchaîne en présentant l'auteur Junichiro Tanizacki et en lisant trois courts extraits de son oeuvre L'Éloge de l'ombre. Puis Anne-Laure Zimmerman (à « Carré d'Art »), Elodie Solies (à « Jean Paulhan ») et Nicolas Gandon (à « Marc Bernard ») présentent brièvement l'auteur James Matthew Barrie et son texte Peter Pan pendant le changement de décor virtuel opéré par Cheopsforlife7 (en ligne). Ils enchaînent par la lecture à trois voix d'un extrait impliquant Peter Pan, Wendy et un narrateur. Enfin Marie-Hélène Ramacker reprend la parole au moment du second changement de décor virtuel, introduit l'auteur Marin Sorescu et lit un extrait de son texte La vision de la tanière. A l'issue des lectures, Alexandre Simonet invite les internautes et les spectateurs physiques à échanger leurs impressions sur l'expérimentation. Les bibliothécaires lecteurs transcrivent aussi leurs sensations de lecteurs dans le dispositif proposé et les enjeux liées à la présentation au public.
Immersion dans l'auditorium virtuel sur OSGRID
Trois scènes 3D sont construites et superposées dans un grand cylindre qui occulte le monde virtuel extérieur : un décor japonisant pour L'Éloge de l'ombre, la chambre de Wendy pour Peter Pan, une grotte pour La vision de la tanière.Il est demandé aux avatars lecteurs et spectateurs de rester assis sur de gros coussins, solidarisés entre eux. Un opérateur translate les coussins sur un axe vertical afin de faire passer les avatars d'une scène à l'autre, rapidement et de manière fluide. Cheopsforlife7 a construit chaque scène en la faisant tenir sur un plateau circonscrit par le cylindre. Elle s'est inspirée à la fois du contenu des textes choisis (personnages, éléments de décors, situations) et d'apports iconographiques proposés par les bibliothécaires. Cependant, même si un avatar est assis, la personne qui le contrôle peut naviguer dans la scène en modifiant le point de vue de sa caméra. C'est une particularité des mondes immersifs de permettre à un avatar de détacher sa vision du champ oculaire « naturel ». Chaque internaute contrôlant un avatar peut donc naviguer dans la scène et se rapprocher des éléments qui la contiennent. Dans la première scène, on note par exemple des meubles laqués, de la vaisselle, une estampe, un bonzaï. Dans la seconde, il y a une petite fée Clochette qui circule aléatoirement dans l'espace en laissant une traînée de poudre derrière elle. Il y a aussi un paravent avec l'ombre de Peter Pan et une fenêtre qui ouvre sur une vue de la Tower Bridge de Londres. Dans la troisième, une grotte a été reconstituée avec des peintures rupestres, et au moment de la translation, chaque avatar se retrouve coiffé d'un masque d'animal : cochon, blaireau, coq, ours, ce qui rapproche les avatars des personnages animaliers du texte lu. Pendant la lecture, un participant contrôlant un avatar-auditeur peut donc naviguer dans l'espace et se rapprocher des objets selon ses désirs. Il peut aussi se rapprocher des autres participants, notamment des avatars-lecteurs. Cela permet essentiellement de découvrir les costumes des avatars, car les expressions du corpssont limitées étant donné que chacun reste assis. Les visages n'ont pas non plus d'expression particulière. Il est possible de s'imprégner de l'espace proposé en l'explorant, ou bien de se rapprocher de certains éléments en fonction de leur évocation dans le texte.
Scénographie de l'espace hybride à Carré d'Art
Dans l'auditorium de Carré d'Art, la scénographie suivante est proposée aux spectateurs : deux lectrices sont présentes physiquement, une assise dans un fauteuil et l'autre lisant debout à un pupitre. Les lectures se font devant une petite table avec un ordinateur servant à capter le son des voix pour la transmission dans l'auditorium virtuel par l'avatar-lecteur. Au-dessus de leur tête, en arrière plan, un point de vue sur l'auditorium virtuel est projeté sur un écran par un vidéoprojecteur. Ce point de vue est piloté par l'avatar-régisseur d'un régisseur présent dans la salle. Un spectateur peut ainsi écouter les lectrices en suivant la navigation proposée par le régisseur, conformément à l'objectif initial d'associer le format spectaculaire des pratiques déjà mises en œuvre du type « Les livres ont la parole » avec une accessibilité pour des internautes à distance. Dans ce dispositif les bibliothécaires lecteurs pouvaient se retrouver dans une des deux positions suivantes : Lec-Hyb : une présence physique face à un public avec une faible possibilité de suivre la scène dans l'auditorium virtuel (lecteurs à « Carré d'Art ») Lec-Imm : une participation immersive statique comme avatar-lecteur avec un casque-micro pour communiquer (lecteurs « Marc Bernard » et « Jean Paulhan ») Les spectateurs étaient au choix dans : Spec-Hyb : une relation hybride face à des lecteurs présents physiquement et une vue de l'auditorium virtuel Spec-Imm : une participation immersive comme internaute avatar-auditeur dans l'auditorium virtuel, et donc la possibilité d'y naviguer Peter Pan est l'occasion de faire une lecture à trois voix avec un lecteur dans chacune des bibliothèques. Les extraits de L'Éloge de l'ombre et La vision de la tanière sont lus par une seule lectrice à « Carré d'Art ». A l'issue de l'expérimentation, quelques spectateurs physiques et internautes échangent leur impressions avec les lecteurs en utilisant Hang Out. C'est l'occasion pour les spectateurs de découvrir le véritable visage des avatars-lecteurs (cf. fig. 3).
Retours et questions
En répétitions
L'auditorium n'étant pas adapté à mélanger vidéo, voix et présence physique, la mise en place de la scénographie hybride a pris beaucoup de temps. Par ailleurs, la connexion à OSGRID avec un avatar personnalisé demande des réglages précis dont l'accumulation est parfois instable. La navigation avec la caméra subjective demande une grande dextérité. L'utilisation suppose une formation spécifique et une pratique régulière, envisageable pour des bibliothécaires volontaires impliqués dans le projet, mais improbable pour des spectateurs non passionnés par les mondes immersifs. En pratique, la plus grande partie du temps de répétition est utilisée pour régler des problèmes techniques et non pour répéter le contenu de la lecture, que chaque lecteur a travaillé séparément de son côté.
Pendant la lecture
La qualité de transmission des voix par OSGRID est bonne, malgré quelques petites coupures, décalages ou échos. Les silences entre deux prises de paroles sont parfois angoissants, car il n'y a aucun bruit d'ambiance via internet. Lorsque le lecteur lit, la voix est transmise, lorsqu'il fait une respiration, il n'y a plus rien, les micros-intégrés des ordinateurs utilisés n'étant pas suffisamment sensibles. La distance entre les lecteurs des différentes bibliothèques ne pose pas de difficultés dans le cadre d'une lecture à plusieurs voix, comme dans le cas de Peter Pan. Cependant l'implication dans l'acte de lecture coupe les lecteurs en position Lec-Imm de l'immersion dans l'auditorium virtuel, alors que pour les internautes- spectateurs en position Spec-Imm, les voix existent pleinement dans l'espace virtuel. Dans la position Lec-Hyb, le lecteur a une grande difficulté à interagir avec la navigation proposée par le régisseur, lui-même en position Spec-Imm. Par ailleurs, l'adresse aux deux autres lecteurs dans l'auditorium virtuel et le contact avec les spectateurs physiques posent un problème scénographique majeur quant à la position de l'écran et exige une grande acclimatation. Une solution radicale adoptée est de couper avec l'auditorium virtuel en se focalisant sur l'adresse au public. La lecture qui en résulte garde toutefois une grande qualité de présence pour les internautes en position Spec-Imm. Pour le spectateur en position Spec-Hyb, la situation est délicate pour la focalisation de l'attention. Lorsque la lectrice lit seule avec l'auditorium virtuel en arrière plan, des télescopages entre la voix et les images proposées par la navigation improvisée créent une frustration. La situation semble moins frustrante quand un dialogue s'instaure avec les voix des lecteurs provenant de l'auditorium virtuel. On note par ailleurs le souhait des protagonistes de s'impliquer plus activement dans la manipulation des avatars dans l'auditorium virtuel, ce qui supposerait de jouer comme manipulateur de marionnette-avatar et de sortir du cadre de lecture de l'expérience.
Statut de l'espace virtuel de lecture
De la même manière que la lecture d'un livre offre un nouvel accès au livre, et constitue sous sa forme enregistrée une instanciation différente du matériel écrit, par une « délégation » de l'opération de lecture, le dispositif ici présenté propose une nouvelle instanciation convoquant un espace visuel en surplus de l'élément sonore. L'espace virtuel immersif de la lecture partagée, au départ neutre, s'est peuplé au fil du projet d'images proposées par Cheopsforlife7 ou bien les bibliothécaires. Cette construction s'est réalisée de manière intuitive en exploitant les possibilités graphiques inhérentes à un espace 3D immersif, le savoir-faire de codage par script de Cheopsforlife7 et l'imagination des participants. Etant donné que l'objectif prioritaire de l'expérimentation était de concrétiser une nouvelle modalité d'accès au livre à partir d'une appropriation par des bibliothécaires non spécialistes, les apports spontanés proposant des images ont été intégrés sans réflexion préalable sur leur fonction et/ou pertinence par rapport aux univers déployés dans les extraits lus. Or, ce qui était prévisible, ces apports ne vont pas de soi, comme le montrent les réactions des lecteurs et des spectateurs. Ce n'est pas le lieu d'aborder ici la difficile question de la transduction texte/image, à laquelle les artistes-concepteurs proposent des réponses à travers leurs gestes créatifs, et qui n'a donc volontairement pas été traité dans le projet. En revanche, il nous semble important d'avoir permis la prise de conscience de déploiements de l'écrit pouvant s'appuyer sur une sensorialité découlant de rapports différenciés à l'espace (Minh, 2013), et qui ouvrent de nouveaux horizons d'accessibilité. La réalisation d'un dispositif de lecture spécifique telle que le nôtre crée probablement une nouvelle instanciation de l'écrit sous la forme d'un objet post-numérique, dont l'appropriation par le grand public reste cependant à travailler.
Conclusion et perspectives
Dans la perspective d'une poursuite de l'expérimentation, il apparaît que la construction de la scénographie hybride devra mieux intégrer les enjeux d'attention à la lecture et de positionnement de l'espace virtuel par rapport aux bibliothécaires lecteurs. Cela nécessitera notamment une redéfinition des fonctions de navigation. La proposition d'espace immersif du type OSGRID est très riche mais probablement trop complexe d'accès pour un public non spécialiste. Concernant les publics potentiellement visés par le projet, dont nous envisageons de réduire le périmètre (jeune public), nous les impliquerons plus en amont dans la phase de préparation. Cela devrait faciliter le choix d'un espace virtuel plus simple d'accès. Les pistes envisagées pour le moment concernent l'univers du jeu vidéo. Il est par ailleurs important de disposer d'un environnement adéquat au télétravail préparatoire à l'expérimentation. Ce besoin s'est concrétisé par la création d'un site dédié au Royaume des Ombres avec des spécificités issues des besoins rencontrés en situation. Il constituera le cadre pour le développement futur du projet (http://sitsit.net/RDO). Remerciements: les auteurs remercient Jenny Bihouise, Nicolas Gandon, Françoise Maniffassier, Marie-Hélène Ramacker, Elodie Solies et Anne-Laure Zimmerman pour leur participation très dynamique à l'expérimentation, ainsi que l'ensemble du personnel de la médiathèque Carré d'Art à Nîmes, qui l'a accueillie.
Référence bibliographique
[Jacquemin, C., Gagneré, G., Lahoz, B. (2011)] ↑ «Shedding Light On Shadow: Real- time interactive artworks based on cast shadows or silhouettes. Proceedings of the 19th International Conference on Multimedia, Scottsdale, Arizona, USA.Nov 28 - Dec 1, 2011. ACM.