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Version actuelle datée du 3 avril 2021 à 20:51

Tendances lourdes et tensions pour les filières du document numérique


 
 

 
titre
Tendances lourdes et tensions pour les filières du document numérique
Auteurs
Ghislaine Chartron (1) et François Moreau (2)
Affiliations
(1) DICEN CNAM
(2) LIRSA CNAM
In
CIDE.14 (Rabat 2007)
Version PDF
Média:CIDE (2011) Chartron.pdf
Mots-clés 
Analyse socio-économique, industries du contenu, media, mutation numérique, modèle économique, prospective.
Résumé
Sur la base des travaux réalisés dans le cadre de l’ANR Digital 3.0 PRISE[1], cette communication rend compte du bilan de l’atelier « Culture, médias et numérique », sur les tendances lourdes et les tensions majeures qui transforment actuellement les principales filières du document numérique, document étant entendu ici de façon extensive, à savoir la presse, les livres, l’audiovisuel, la musique (produits des industries culturelles). Les tendances et tensions identifiées concernent l’organisation économique, les régulations, les usages et les pratiques dominantes.

Introduction : méthodes et objectifs de ce travail

Cette proposition s’inscrit dans la continuité de nombreuses analyses et études prospectives déjà réalisées mais généralement limitées à un secteur particulier (Leiba, 2011), (Bourreau, 2007), (Chartron, 2010), (Bajon, 2008), (UDECAM, 2010). Il s’agissait au contraire dans ce projet de confronter l’analyse d’acteurs impliqués dans différents secteurs (édition, musique, presse, audiovisuel) pour déterminer les caractéristiques communes partagées des transformations numériques. Ce travail privilégie les dimensions socio-économiques (modèles économiques, acteurs, usages) apportant ainsi une complémentarité d’analyse par rapport à des approches plus orientées vers la conception ou l’ingénierie. La méthode utilisée est triple : à la fois l’observation participante des auteurs de cet article aux mutations de ces filières depuis plusieurs années (G. Chartron pour l’édition et en particulier l’édition scientifique, F. Moreau pour la musique), mais aussi, à l’occasion de cet atelier « Culture, médias et numérique », l’interview de 10 experts[2] de filières différentes au cours de deux journées d’étude, et le travail collaboratif des participants aux trois journées de l’atelier (chercheurs, praticiens, étudiants en thèse).

Ces différentes auditions et les travaux collectifs ont permis de mettre en évidence une série de tendances lourdes, de tensions et d’inconnues. L’objectif poursuivi est ici de rendre compte ce qui semble dominant et partagé pour le domaine de la culture et des médias, sachant par contre que des spécificités sectorielles restent plus finement à discerner.

Tendances lourdes partagées

Brouillage des objets, éclatement des frontières

Le numérique ne se réduit pas à la reproduction des objets précédents dans la nouvelle donne des réseaux. La délinéarisation marque l’ensemble des contenus (vente et « consommation » au chapitre, à l’article, au titre musical et à la vidéo sélectionnée via un moteur). Les frontières que l’on connaissait entre media textuels et audiovisuels sont de plus en plus poreuses, laissant place à de nouveaux objets comme le « livre augmenté », à savoir un objet à l’origine textuel et linéaire « augmenté » de contenus multimédia et interactifs, de potentialités calculatoires diverses et de personnalisations variées (Pédauque, 2006), les web documentaires mixant le genre documentaire avec l’écriture multimédia non linéaire associant texte, photos, vidéos, sons et animations interactives (Broudoux, 2011).

Le développement du concept« transmédia » est significatif de ce débordement des frontières, il désigne un type de narration qui articule un univers narratif sur différents médias, le lecteur peut découvrir une histoire dans la presse papier, avoir des prolongements sur un site Internet, rester en contact sur les services mobiles, suivre des épisodes télévisuels. Les points d’entrée sont multiples et peuvent être compris indépendamment. Ce genre de narration induit de nouveaux contrats d’auteurs permettant des exploitations multiples et dérivées des œuvres (« franchises transmedia »). L’aspect calculatoire (algorithmique) des contenus numériques marque de façon transversale cette nouvelle donne, l’objet fini laisse place à des objets potentiellement toujours ouverts dont les contours sont décidés en grande partie par l’interactivité avec l’utilisateur. Le moteur de recherche associé à des métadonnées est le dispositif central de cette déconstruction/reconstruction des contenus. Enfin, ce brouillage des objets pose aujourd’hui de réels problèmes de redéfinition des régulations en place, l’appareil législatif qui avait été pensé devient inadapté et pourrait freiner les initiatives de nombreux acteurs. La loi récente sur le livre numérique est emblématique de cette confusion : si le bilan de cette loi est plutôt positif dans le contexte papier ayant permis de protéger en partie le réseau des petits distributeurs sur le territoire ; sa transposition numérique, si elle vise aussi à contrer les offensives des géants du web sur le secteur du livre numérique, oublie toutefois que le livre numérique se dissout dans des formats plus proches de la base de données aujourd’hui et que les initiatives sont multiples pour offrir d’autres modalités de vente inédites que pourraient figer une loi trop interventionniste.

Les valeurs sociétales en évolution

Tous les secteurs de contenus ont construit leurs repères par des marques dominantes qui ont structuré la diffusion, que ce soit des éditeurs (Gallimard, Hachette, Elsevier, Armand Colin…), des groupes de presse (Le Monde, Ouest-France, …), des maisons de disques (Universal Music, EMI ..), des chaînes de télévision (TF1, Antenne2, CBS,…) et ont construit le paysage médiatique des « consommateurs ». Or, l’émergence de nouveaux acteurs, le développement des contenus générés par les utilisateurs, le poids de nouveaux distributeurs brouillent le paysage et redéfinissent progressivement de nouveaux repères : on parle de revues Cairn, de musique Deezer ou I-tunes, de livres Numilog,… alors qu’il ne s’agit que de distributeurs opérant pour des producteurs de contenus mais qui tendent à s’effacer au profit de la marque de distribution, les conflits potentiels sont possibles.

La redistribution de la valeur s’opère aussi au sein de consommations collectives, le groupe rassemble des individus qui partagent certains goûts et dont on suivra les recommandations. De la même façon, des leaders prescriront des lectures, des écoutes comme le font notamment des Disc Jockey pour la musique auprès des jeunes. Ces potentialités d’auto-publication portées par le web participent activement à l’évolution de la hiérarchie des valeurs sociétales en matière de références médiatiques.

Par ailleurs, la connaissance et la culture que diffusent en continu les réseaux sont fortement associées à la gratuité, à la non-exclusivité, à la notion de « biens communs ». La propension à payer a diminué fortement dans tous les secteurs des contenus.

La valeur économique bousculée

Cette faible propension à payer les contenus se traduit au final par une destruction de la valeur du contenu et la remise en question des droits de la propriété intellectuelle au profit d’abonnements à des réseaux, d’achats, de matériels, d’interfaces de plus en plus sophistiquées. La migration de la valeur s’opère en grande partie sur l’accès (Rifkin, 2000), notamment les point centralisés dominés par les géants du web (Google, Apple, Amazon) même si, à tous les niveaux, des moteurs de recherche spécialisés tentent de gagner la fidélité des usagers[3]. Les procédures de référencement et d’agrégation sont devenues centrales dans tous les secteurs, renforçant constamment ces points d’entrées dont les recettes s’appuient massivement sur la publicité en ligne. La migration de la valeur s’opère aussi sur les appareils de lecture, c’est la stratégie d’Apple et d’Amazon qui verrouillent l’accès aux contenus par le support et qui, particulièrement pour Apple, peaufinent le design et l’ergonomie, misant sur les relations affectives des usagers à leurs appareils de lecture. La marchandisation des données personnelles et des relations sociales est également un déplacement de valeur convoité par les agents économiques tout en provoquant de fortes contestations, de fortes résistances pour des raisons éthiques auprès des internautes.

Servicialisation et renouvellement des modèles économiques

Les contrats de droits d’usages se substituent à l’acquisition de biens de façon très significative. Les licences d’usage individuel ou collectif se sont installées. Un abonnement forfaitaire donne droit à une consultation illimitée de revues scientifiques par exemple (Springer, Elsevier), de musiques (Spotify, Deezer), d’ouvrages (Cyberlibris), l’usager ou un tiers (la bibliothèque) souscrit un abonnement annuel, mensuel, voire à la journée… De façon complémentaire et à la fois opposée dans la logique de vente, les achats à l’unité sont le deuxième pilier de cette nouvelle donne. Licence globale et offre hyper segmentée sont aujourd’hui présentes selon des poids différents dans les secteurs. La possession des biens cède du terrain à la consommation ponctuelle, répondant à un besoin exprimé, laissant de vrais dilemmes à la constitution des mémoires, aux lieux de capitalisation de savoirs que sont les bibliothèques personnelles ou partagées. Mais le numérique séduit par son agilité potentielle pour les consommateurs : accessibilité omniprésente, externalisation de la gestion et maintenance matérielle. La technologie Cloud Computing (« Informatique dans les nuages ») gagne du terrain pour la distribution des contenus[4]Face à la gratuité dominante, les modèles économiques essaient de composer avec cette donne : coexistence de version gratuite et de version premium payante pour une qualité de service supérieure (Deezer Premium, Revues.org Freemium, Orange Premium…), développement de marchés bifaces (existence de deux clientèles : annonceurs et consommateurs) adossés principalement aux revenus publicitaires mais ce n’est pas tout à fait nouveau pour les medias… Mais ces modèles restent incertains face à la réelle propension des consommateurs à payer pour un service de plus grande qualité dans le premier cas et les risques de dépendance des produits et services soumis aux marchés bifaces dans le second.

Renouvellement de la fonction d’intermédiation

Le web a permis des relations directes entre producteurs et utilisateurs, sous des formes inédites de publication et de diffusion selon les secteurs. Mais ceci reste souvent marginal face au besoin d’un marché de masse nécessitant des agents organisant les transactions face à une demande de plus en plus exigeante en qualité de service. La fonction intermédiaire, en particulier pour la distribution et la diffusion, n’a pas disparu mais convoque de nouvelles compétences, notamment technologiques dont se saisissent de nouveaux entrants, concurrençant et mettant en difficulté les anciens intermédiaires tels que les libraires, les grandes surfaces culturelles, les salles de cinéma, les bibliothèques… Les géants du web, par leurs compétences technologiques concentrent de plus en plus cette fonction de distribution pour des raisons techniques (complexité de la gestion de flux de données massifs) et pour des raisons commerciales (attrait pour des catalogues élargis de contenus). La distribution est soumise à de forts mouvements de concentration, ce n’est pas nouveau mais le processus est amplifié dans le contexte numérique.

La nécessaire évolution de la régulation

Les medias sont régis par un ensemble de régulations sectorielles avec d’éventuelles instances désignées comme par exemple le CSA (Conseil supérieur de l’audiovisuel), le CNC (Centre national du cinéma et de l'image animée). Un des problèmes majeurs qui se posent aujourd’hui est de savoir comment continuer à réguler les médias sans réguler Internet ? Une partie de l’audiovisuel sur le web est aujourd’hui régulé : une web TV, par exemple, tombe sous le coup de la loi sur l'audiovisuel de 1986, YouTube est régulé dans sa partie professionnelle (hors contenus générés par les utilisateurs), si le fournisseur est établi en France… mais le problème est aujourd’hui que seulement 2% environ de l’audiovisuel est régulé contre 98% de contenus web audiovisuels non régulés… Les principes de pluralisme, de diversité culturelle, de protection du jeune public sont-ils encore contrôlables dans le contexte du web ? Plus largement, la question est de savoir si les anciens cadres sont extensibles au numérique ou s’il faut reconsidérer tout autrement la régulation. Certains prêchent pour une intervention modérée de l’Etat et misent sur des processus d’autorégulation, de confiance entre les acteurs. Il s’agirait de passer d’une régulation centralisée et prescriptive à une co-régulation et à une auto-régulation décentralisée qui favoriserai la confiance entre acteurs (Curien, 2011). Une autre dimension importante de la régulation sur le plan économique concerne le financement de la création qui repose à l’heure actuelle sur le prélèvement de taxes dans les différentes filières via les activités des éditeurs, des bibliothèques, des chaînes de télévision… Si le transfert de valeur se fait sur le réseau, sur les outils d’accès, sur les appareils de lecture et que les acteurs technologiques ne sont pas soumis à la réglementation nationale, le problème va devenir crucial pour le financement de la création, à moins de penser que ces financements centralisés par l’Etat seront suppléés par d’autres sources potentielles, lesquelles de façon pérenne ?

Transformations des pratiques culturelles et médiatiques

La dernière édition de l’enquête majeure (5000 personnes sondées) menée tous les 8 ans par le Ministère de la Culture (Donnat, 2008), et couvrant l’ensemble des usages des médias et des activités de temps libre au-delà des pratiques culturelles, montre un retournement de tendances sur la dernière décennie, notamment chez les moins de 35 ans. Pour la 1ère fois, on constate une diminution des consommations de TV et radio et une montée en puissance d’une « culture d’écran », de plus en plus de pratiques culturelles passent par des écrans dorénavant. L’observation que l’on peut faire, mais qui mériterait des vérifications empiriques, concerne des pratiques de consommation de plus en plus fragmentées et dispersées, à l’opposé des logiques des anciens médias. Les lectures sont délinéarisées : après une recherche par moteur de recherche, on lit un article, un chapitre d’ouvrage, on visualise une émission en télévision de rattrapage, on écoute un titre de musique et non plus un album. Les pratiques sont sélectives, fortement induites par les outils d’accès. Les consommations sont aussi collectives, guidées par les recommandations des groupes auxquels on appartient.

Tensions communes aux différents secteurs des contenus numériques

Après avoir mis en évidence précédemment certaines tendances lourdes, le travail conduit dans l’atelier « Culture, médias et numérique » de l’ANR Digital 3.0 PRISE nous permet de rendre compte de quelques tensions majeures associées dans l’ensemble des filières de production des contenus, que ce soit la presse, l’édition, le secteur musical ou cinématographique.

Dématérialisation vs. biens physiques

La tension est fondatrice et centrale à la mutation numérique, elle engendre de nombreux corollaires.

- La logique de location/accès vs. possession. Pour tous les produits culturels, la consommation sur support physique acheté par le consommateur a longtemps été simultanément le mode de consommation dominant et la source principale de revenus pour les producteurs/éditeurs. C’est particulièrement vrai pour le livre ou la musique. Et même pour les films cinématographiques, les recettes vidéo dépassent en France les recettes en salles (source CNC). Avec le numérique et le développement apparent du streaming au détriment du téléchargement, la notion de « possession » est remise en cause. Pour la musique par exemple, s’abonner à Spotify ou à Deezer conduit à être locataire de sa bibliothèque musicale et non plus propriétaire. Pour l’édition, l’abonnement à des revues en ligne conduit à vider les bibliothèques physiques sans garantir un accès pérenne à ces contenus. Le numérique, tout en répondant à des besoins immédiats, installe une insécurité sur les représentations et les mémoires.

- Les tensions liées à la captation de la valeur de plus en plus difficile sur les contenus : Un contenu numérique possède les deux caractéristiques d’un bien collectif pur : non-rivalité et non-excluabilité[5]. La possibilité de reproduire à coût quasiment nul un fichier numérique fait en effet disparaître la propriété de rivalité du support physique. Quant à l’excluabilité, si elle peut toujours être théoriquement assurée ex post par la stricte application des droits de propriété littéraire et artistique et/ou ex ante par des moyens techniques de protection, en pratique l’ampleur du trafic sur les réseaux peer-to-peer souligne que les contenus numériques revêtent potentiellement la propriété de non-excluabilité. C’est ainsi la structure traditionnelle de la commercialisation des produits de contenus qui est battue en brèche. Il est possible de jouer sur le déplacement de la valeur des contenus vers des consommations liées, soit des biens rivaux soit la méta-information. La stratégie de déplacement de la valeur vers des biens rivaux vise à lier un contenu libre à des biens rivaux utiles, voire nécessaires, pour une consommation pleinement satisfaisante. Les marchés de l’accès à Internet haut débit, des appareils de lecture (baladeurs numériques, téléphone portables, etc.) constituent ces principaux biens rivaux[6]. La complémentarité entre ces marchés peut être mise en œuvre par les acteurs économiques eux- mêmes ou par les pouvoirs publics. Des exemples de cette première solution sont fournis par Apple, dont le site de vente de musique en ligne (iTunes), n’a pas pour vocation d’être rentable mais de booster les ventes d’iPod et maintenant d’iPhone et autres appareils qui représentent la principale source de profits de la société californienne (Moreau, 2008).

- Tensions liées aux « business models » et aux modes de financement des contenus: La vente de supports physiques s’est toujours faite à un prix largement supérieur au coût marginal (et donc une marge unitaire élevée) souvent justifié par une politique de mutualisation des risques. Les quelques succès finançant les nombreux échecs. Avec le passage à un système d’abonnement ou de financement publicitaire, le prix apparent par « clic », écoute ou visionnage devient infime. D’où une impression de « bradage » des produits culturels. Or ce sont les sommes globales collectées via les abonnements ou la publicité qu’il convient de mettre en regard des sommes qui étaient perçues des ventes de supports physiques. Par ailleurs, se surajoute à cette équation, comme nous l’avons dit précédemment, la faible propension de l’utilisateur à payer sur Internet, sauf pour l’accès au réseau et ses appareils de lecture. La donne est différente dans les secteurs où un tiers paie pour l’utilisateur et souscrit notamment des licences d’usage annuel. La bonne santé financière des gros éditeurs scientifiques tels qu’Elsevier dans le domaine académique s’explique en grande partie pour cette raison[7], mais les restrictions budgétaires publiques augurent certainement des difficultés à venir pour les bibliothèques. L’incertitude sur la viabilité et la pérennité des modèles économiques conduit à s’interroger également sur les futurs modes de financement de la création et la rétribution des auteurs. La publicité sera- t-elle capable d’apporter ce financement si elle se substitue dans bien des cas à l’achat de l’usager, selon quelle logique de soutien, quelle prise en compte de la diversité culturelle ? Si de nouveaux encadrements des œuvres s’imposent, assouplis pour soutenir une plus grande accessibilité et une plus grande innovation sur les réseaux, comment combler les revenus qui étaient assurés par l’exploitation des droits attachés aux œuvres ? Quels mécanismes de substitution pourront être crédibles et pérennes ?

Tensions entre les acteurs économiques

- Tensions entre les firmes traditionnelles (producteurs, éditeurs) et les acteurs techno-logiques (moteurs de recherche, agrégateurs, FAI, opérateurs de téléphonie mobile…). La question du déplacement de la valeur évoquée ci-dessus se traduit évidemment par des tensions entre les différents acteurs dont le modèle d’affaire est très différent. Les producteurs/éditeurs se rémunèrent sur la vente des supports, les acteurs technologiques sur la publicité, la vente d’accès ou de matériels. Or, dans la musique par exemple, les ventes de supports (CD et fichiers numériques) ont chuté de 50% en une dizaine d’années alors que dans le même temps le chiffre d’affaires des abonnements à Internet à haut débit ou des baladeurs musicaux explosait. Parmi les risques associés à cette fragilité, il faut noter la possible disparition d'acteurs traditionnels de taille modeste et une hyper-concentration, une uniformisation de l'offre commerciale pilotée par les grands groupes et les géants du Web.

- Montée en puissance des amateurs face aux créateurs historiques. A l’inverse, le développement d'Internet et des techniques numériques permettent à des amateurs de réaliser, avec du matériel peu onéreux, des œuvres d'une qualité convenable. Ils peuvent également offrir leurs productions directement aux consommateurs. L'autoproduction, l'autopromotion et l'auto distribution, non seulement réduisent les barrières à l'entrée mais aussi, peut-être, correspondent à une évolution des pratiques artistiques : entre l'artiste de métier et le consommateur grand-public, des amateurs éclairés, qui consomment et qui produisent, pourraient former une nouvelle couche de public, correspondant à une création de valeur spécifique (Bacache, 2009). Ces amateurs peuvent-ils pour autant devenir réellement des concurrents des artistes/auteurs établis ? Aucune réponse réellement claire pour l’instant.

- Lobbies industriels vs. neutralité du net. Aujourd’hui, sur Internet, si les consommateurs paient un abonnement pour avoir accès au réseau plus des frais spécifiques, ou supportent de la publicité, pour pouvoir accéder à certains contenus, les éditeurs de contenus paient uniquement leur accès au réseau. Aucun frais de « terminaison » ne leur est imposé pour accéder aux consommateurs. Le réseau Internet est considéré comme neutre (Wu, 2003). Cette neutralité s’exprime par le fait que les échanges entre utilisateurs dans la « couche » usages ne doivent être ni empêchés ni restreints par les pratiques des opérateurs dans la « couche » réseau et que des requêtes soumises au réseau dans des conditions équivalentes doivent être traitées par celui-ci de manière équivalente. Cette règle implicite du non paiement de l’accès aux utilisateurs par les éditeurs de contenus présente plusieurs avantages qui ont contribué au succès d’Internet (Lee, 2009). D’une part, elle a facilité l’entrée de nombreux fournisseurs de contenus[8] et permis l’émergence de services (les blogs, les réseaux sociaux, etc.) qui n’auraient peut être pas vu le jour s’ils avaient eu, au préalable, à faire la preuve de leur viabilité pour justifier le paiement de droit d’accès aux abonnés des opérateurs. D’autre part, cette règle évite la fragmentation du réseau qui via des accords d’exclusivité conduirait certains contenus à n’être disponibles que sur un nombre limité de réseaux. Certains consommateurs seraient privés de contenus et certains producteurs de contenus verraient leur marché potentiel limité. Aujourd’hui cette règle implicite, et donc la neutralité du net, est remise en cause par les opérateurs de réseau. Ces derniers estiment que les nouveaux usages fortement consommateurs de bande passante, comme le téléchargement de vidéos, saturent les infrastructures de cœur de réseau et les équipements d’interconnexion. Ils demandent à ce que les fournisseurs de contenus concernés contribuent au financement des réseaux (fibre optique, réseau mobile 4G, etc.). AT&T, un FAI américain, est ainsi l’un des premiers à avoir demandé à ce que Google paye un droit pour avoir accès à ses abonnés (10). Les opérateurs de réseaux souhaitent donc pouvoir discriminer en fonction des usages du réseau, c’est-à-dire offrir un traitement privilégié, ou au contraire dégradé, à certains flux de données, en se fondant sur leur origine, leur destination ou leur teneur. Cela pourrait alors conduire à un Internet fragmenté, en raison de contrats d’exclusivité qui seraient probablement passés entre certains fournisseurs d’accès et certains éditeurs, et même à des abus anticoncurrentiels conduisant, par exemple, un acteur verticalement intégré, à la fois présent sur le marché des contenus et sur celui de l’accès, à réserver sur son réseau un meilleur traitement à ses propres contenus qu’à ceux des éditeurs concurrents. De plus, une telle exigence pénaliserait aussi, et sans doute surtout, les petits éditeurs qui ne seraient pas en mesure de payer les opérateurs de réseau pour obtenir une qualité convenable du transport de leurs données[9].

Tensions sur les usages

  • Homogénéisation de la consommation ou développement de cultures hyper-personnalisées.

Le développement de la numérisation pour les produits de contenus induisant plus de variété tant au niveau de l’offre que de la demande devrait se traduire par une réduction de la concentration de la consommation sur quelques produits. L’offre en ligne de produits de contenu dématérialisés est plus complète que celle des sites de vente en ligne comme Fnac.com ou Amazon, elle-même plus complète que celles des magasins traditionnels. De plus, la promotion décentralisée devrait faciliter la transmission d’informations sur l’existence et les caractéristiques de produits de niches. Les ventes des produits stars faisant l’objet d’importantes dépenses de promotion devraient ainsi s’éroder au profit des œuvres de moindre notoriété.

  • Produits de niches.
  • Désormais plus facilement accessibles. Ce phénomène de déconcentration des ventes est qualifié d’effet de « longue traîne » (Anderson, 2004). La baisse des coûts de production et de stockage augmente le nombre de références offertes aux consommateurs et allonge ainsi la traîne (la queue de la distribution). Ensuite, les plus grandes possibilités offertes par la promotion décentralisée et la distribution en ligne pour connaître l’existence et accéder aux produits de niche accroissent l’épaisseur de la traîne au détriment des produits stars. Mais les résultats empiriques sont pour l’instant mitigés. On trouve également des signes d’une concentration encore accrue de la consommation sur un nombre plus réduit de références. Le bouche-à- oreille électronique peut en effet être particulièrement efficace en accroissant l’audience des œuvres ayant déjà un minimum de succès. A l’inverse, les œuvres confidentielles peuvent ne jamais être promu en ligne car n’entrant jamais dans les meilleures ventes ni n’étant commenté dans un nombre suffisamment grand de forums ou de blogs.
  • Effet générationnel ou effet âge.
Dans l’analyse des comportements, les sociologues distinguent notamment deux effets distincts pouvant influer sur les valeurs d’une variable sociodémographique : l’effet génération et l’effet âge. L’effet de génération établit un lien de causalité entre la génération de la sous- population étudiée et la variable considérée, ainsi le fait d'appartenir à une certaine génération détermine en partie la valeur de la variable pour cette génération. De la même façon, l’effet âge établit un lien de causalité entre l’âge et la valeur de cette variable, autrement dit le fait d’avoir un certain âge détermine en partie la valeur de la variable telle que constatée pour cet âge. La question pour le numérique est de savoir si le développement des pratiques de consommation numérique vont changer ou non en vieillissant ? Est-ce que les jeunes qui ont 20 ans aujourd’hui achèteront encore un journal papier quand ils auront l’âge de leurs parents et accepteront-ils de regarder une programmation télévisuelle durant leur loisir alors qu’ils préfèrent jongler aujourd’hui sur les séries en ligne ou sur les vidéos amateurs disponibles sur YouTube? Il est encore trop tôt pour savoir car les études nécessitent de suivre les mêmes cohortes d’usagers sur des périodes de vie assez longues. Par contre, les spécialistes des comportements médias pensent que l’effet génération l’emportera, que les habitudes acquises dans le numérique seront pérennes et que le système d’influence est pour la première fois renversé : les plus jeunes apprenant aux plus anciens… La dernière livraison de l’enquête du Ministère de la Culture (Donnat, 2008) montre des effets générationnels importants : baisse de la lecture d’imprimés, augmentation des consommations audiovisuelles, augmentation des pratiques culturelles en amateur, montée en puissance de la culture de l’écran…

- Complémentarité ou concurrence entre les pratiques traditionnelles et les pratiques numériques. La réponse est complexe, elle apparait différente selon les contextes d’usage. Si l’on compare aujourd’hui l’appropriation des revues scientifiques numériques et celle des ouvrages numériques de littérature générale, la différence est grande entre une acculturation générale via des grandes plateformes de revues (Chartron, 2012) et des usages encore marginaux via des appareils de lecture qui ne rivalisent encore pas avec le papier pour le confort, la commodité, l’affinité avec le support dans un contexte de loisir (IPSOS, 2011). De la même façon, comme vont évoluer les rapports entre la culture d’écran et la culture de sortie ? Quel devenir de la sociabilité ? Le lien observé est multiple : si la culture de l’écran croît, elle ne fait pas pour autant disparaître la culture de sortie, on continue à fréquenter les cinémas notamment. La culture d’écran peut devenir une nouvelle culture de sortie : depuis fin 90 on sort de chez soi pour aller voir des écrans (matchs de foot dans les cafés), concerts sur grand écrans… Le rapport au temps reste aussi central, et il est à parier que les activités de lecture, d’écoute, de visionnement qui nécessitent un temps long et linéaire sont en baisse au profit d’activités plus fractionnées sauf peut-être dans un contexte de loisir, en rupture avec une activité quotidienne.

Conclusion : quel futur ?

De ces tensions évoquées précédemment, peuvent naître des ruptures majeures…Le futur pourrait être moins numérique que prévu si la fracture perdure, si les rejets liés à la santé, à la protection de la vie privée, à l’addiction du réseau sont massifs. Quelles seraient les conséquences pour le secteur culture-médias ? Un simple retour à la case départ ou la fragilisation de la rentabilisation des lourds investissements consentis ces dernières années ? La chaîne de valeur des industries culture-médias peut se réorganiser totalement et remettre en cause les équilibres passés et les jeux d’acteurs dominants, avec la montée en puissance des nouveaux acteurs technologiques, l’éventuelle disparition du droit d’auteur, l’émergence de nouveaux modes de tarification, l’hyper-personnalisation de la consommation et donc l’émiettement des audiences, le caractère de plus en plus actif des consommateurs, la marchandisation de la sociabilité qui ferait des réseaux sociaux des lieux de collectes de valeur… Des ruptures moins spécifiques pourraient également avoir des conséquences majeures sur le secteur culture- médias : l’émergence d’une culture monde, la dégradation des habilités intellectuelles constatées par une culture de surface au détriment d’une aptitude à l’analyse… Quelles sont donc les principales inconnues déterminantes pour l’évolution des tensions évoquées et donc des ruptures probables. Risquons-nous à en citer quelques unes pour conclure : Comment le numérique sera-t-il perçu dans vingt ans (bienfait ou danger) ? Quel sera l’impact constaté sur la diversité de la consommation et des pratiques culturelles ? Cloud et streaming seront-ils les modes de consommation dominants ? La neutralité d’Internet sera-t- elle toujours de mise, ou le Cloud sera-t-il privatisé au bénéfice des grands acteurs technologiques ? Un tel réseau dématérialisé garantira-t-il le respect de la vie privée ? Aura-t-on trouvé des modes de tarification susceptibles de financer la création ? Quelles seront les attentes, les besoins des consommateurs en matière de diversité, d’utilisation des outils numériques, de communications virtuelles ou de demande réaffirmée de lien social physique ?

Bibliographie

[Leiba, M. (2011)] (IDATE), Les marchés du livre numérique, bilan 2010, présenté au Salon du livre de Paris, 2011).

< http://www.dgmic.culture.gouv.fr/IMG/pdf/MarchesLivreNum_Idate_Salon2011_.pdf >

[Bourreau, M., Gensollen, M., Moreau, F., (2007)] « Musique enregistrée et numérique : quels scénarios d'évolution de la filière ? », Culture Prospective, n° 1, 2007.

< http://ses.telecom- paristech.fr/bourreau/Recherche/scenarios.pdf >

[Chartron, G. (2010)] Scénarios prospectifs pour l’édition scientifique, Hermès, vol.57, 2010, CNRS Editions,p.123-129,

< http://archivesic.ccsd.cnrs.fr/sic_00558746/fr/ >

[Bajon, J. (2008)] (dir), Les nouveaux formats de l’audiovisuel, IDATE, 2008,

< http://www.ddm.gouv.fr/IMG/pdf/70134_Les_nouveaux_formats_Final- mai_2008.pdf >

[UDECAM (2010)] Etude prospective UDECAM : Quel sera le paysage Media en 2020 ?

< http://www.docnews.fr/fr/archives/etudes/etude-prospective-udecam-quel-sera-paysage-media-2020,6316.html, 2010. >

[Pédauque, R. T. (2006)] Le document à la lumière du numérique, C&F Éditions, 2006.

[Broudoux, E. (2011)] « Le documentaire élargi au web » in « Le(s) Multi- média(s) ». Les Enjeux de l'information et de la communication (à paraître septembre 2011).

[Rifkin, J. (2000)] L'âge de l'accès : la vérité sur la nouvelle économie, La Découverte, 2000.

[Curien, N. (2011)] Innovation et régulation au service de la révolution numérique, Journal of regulation, 2011, à paraître.

[Donnat, D. (2008)] Les pratiques culturelles des français à l’ère numérique, Enquête 2008, La Découverte-Ministère de la culture et de la communication, 2009.

< http://www.pratiquesculturelles.culture.gouv.fr/08resultat.php >

[Moreau, F. (2008)] François MOREAU, Numérisation, économie numérique et mise en réseau des produits de contenu, in Greffe X. et N. Sonnac (eds), Web Culture, Dalloz, 2008.

[Bacache, M., Bourreau, M., Gensollen, M., Moreau, F. (2009)] M. BACACHE, M.BOURREAU, M. GENSOLLEN, F. MOREAU, Les musiciens dans la révolution numérique, Irma éditions, Paris, 2009.

[Wu, T. (2003)] “Network Neutrality, Broadband Discrimination”, Journal of Telecommunications and High Technology Law, Vol. 2, p. 141, 2003

[Lee, 2009] LEE, Robin S., and Tim WU. "Subsidizing Creativity through Network Design: Zero-Pricing and Net Neutrality." Journal of Economic Perspectives, 23(3): 61–76, 2009.

[Anderson, 2004] “The long trail”, Wired Magazine, Octobre 2004.

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[Chartron, G., Epron, B., Mahé, A. (2012)] G. CHARTRON, B. EPRON, A. MAHE, Pratiques documentaires numériques dans l’enseignement supérieur (sous la direction de), Presses de l’ENSSIB, ISBN 978-2-910227-88-3, 2012.

[IPSOS (2011)] IPSOS MEDIA CT, Notoriété et usage du livre numérique, Enquête réalisée pour le magazine Livre Hebdo entre le 21 janvier et le 7 février 2011 auprès de 3 032 personnes de la population française âgées de 15 ans et plus.

< http://www.ipsos.fr/sites/default/files/attachments/ipsos_livre_hebdo_salon_ du_livre.pdf >

Notes

  1. http://digital3prise.net/ , projet ANR, thème "Quelles innovations, quelles ruptures dans la société et l'économie numériques ?". Atelier « Culture, media, numérique » co-piloté par G. CHARTRON et F. MOREAU
    http://digital3prise.net/pg/groups/59051/
  2. Denis ZWIRN (Numilog, Livre), Laurent SORBIER (MySkreen, Audiovisuel), Simon BALDEYROU et Marianne LE VAVASSEUR (Deezer, Musique), Olivier DONNAT et Alain GIFFARD (Ministère de la Culture et de la Communication) et Nicolas CURIEN (ARCEP, régulation), Françoise BENHAMOU (Paris 13), Nathalie SONNAC (Paris 2), Alain BUSSON (HEC), PJ BENGHOZI (Ecole Polytechnique).
  3. Comme par exemple l’initiative du moteur français Myskreen pour la video en ligne de toute nature, films et programmes télévisés, vidéo à la demande (VOD) et télévision de rattrapage, www.myskreen.com
  4. Voir notamment le service Google Livres.
  5. La rivalité traduit le fait que la consommation d’un phonogramme par un individu empêche un autre de le consommer et l’excluabilité le fait que l’accès à ce bien est réservé aux seuls individus acceptant d’en acquitter le prix
  6. Mais on peut également penser aux produits dérivés ou encore au spectacle vivant pour l’industrie musicale. Ainsi, nombreuses sont les maisons de disques qui considèrent le marché des concerts comme un relais de croissance face à la récession qui frappe les ventes de disques.
  7. http://www.stockmarketwire.com/article/4191921/Reed-Elsevier-improves-as-margins- grow.html
  8. De ce point de vue, le maintien de cette règle implicite est sûrement une condition nécessaire à l’émergence d’une longue traîne dans les industries de contenu.
  9. En revanche, les opérateurs de réseaux pourraient proposer aux utilisateurs ou aux éditeurs des « menus de qualités » où une plus haute qualité du transport (débit, vitesse) serait associée à un prix plus élevé. Une telle différenciation de l’offre ne serait pas contraire à la neutralité puisque tous les agents se verraient offrir le même menu et qu’une fois choisi le menu, le réseau ne ferait plus de différence entre le type de paquets transportés (courriel, vidéo, voix, etc.).