CIDE (2007) Rousseaux : Différence entre versions
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==Comment les informaticiens traitent-ils les collections ?== | ==Comment les informaticiens traitent-ils les collections ?== | ||
+ | Sans doute impressionnés par les artistes et les philosophes qui se sont interrogés sur l’étrange statut des collections, les concepteurs de programmes « à objets » ont deviné que la modélisation des collections d’objets devait reposer sur des entités informatiques plus ou moins hybrides alliant, aux caractéristiques provenant de l’ordre privé auquel sont habituellement référés les objets, des caractéristiques issues des activités dans lesquelles les objets collectionnés se trouvent collectivement engagés. | ||
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+ | ===Une approche séduisante parce que conservatrice et parcimonieuse=== | ||
+ | Souvent, l’approche implicitement retenue pour caractériser ainsi une collection fut parcimonieuse, et a consisté à surdéterminer l’organisation de référence privée des objets collectionnés par une description minimale du contexte d’activité collectif, quitte à présumer du devenir-classe de ladite collection. Un exemple-clé est l’organisation de fichiers de morceaux de musique sur ordinateur, que nous allons croiser de nombreuses fois au long de ce texte. | ||
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+ | Force est de constater que cette pratique, qui présente il est vrai l’avantage certain de ne pas contrarier fondamentalement la modélisation « à objets », donne lieu à des applications informatisées qui, en les rabattant sur des besoins classiques de type classification, présument souvent des attentes profondes des collectionneurs, pour le meilleur ou pour le pire. C’est ainsi par exemple que François Pachet relate dans [{{CIDE lien citation|8}}] un phénomène curieux dont il s’est trouvé sujet malgré lui : utilisateur d’outils d’indexation de morceaux de musique, il a fini par ne plus écouter la musique qu’il téléchargeait, tellement concentré sur l’organisation de ses collections que cet enjeu s’est subrepticement substitué à l’écoute, et qu’il lui a fallu une circonstance anodine pour constater que son dispositif technique d’écoute était débranché depuis longtemps sans que son activité fébrile d’indexation n’ait faibli en aucune façon. | ||
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+ | C’est ici qu’il faut distinguer les collections figurales des collections non-figurales. Cette subtile distinction, introduite dès les années soixante-dix par Piaget et ses équipes de recherche en psychologie de l’enfant [{{CIDE lien citation|11}}], éclaire en effet la situation d’un jour intéressant : s’il existe certes des collections (non-figurales) qui s’accommodent en effet plutôt bien de l’approche parcimonieuse précitée parce qu’elles sont affranchies de toute intrication avec leur spatialisation (et en cela déjà toutes proches des classes, dont elles n’ont à envier que la complétude formelle), il existe aussi des collections dites figurales parce que leur disposition dans l’espace se fait selon des configurations spatiales qui prescrivent leur signification concurremment aux considérations typiques de la signification des classes. | ||
+ | ===Collections versus classes=== | ||
+ | Ainsi selon Piaget, « le propre d’une collection par opposition à une classe est de n’exister que par réunion de ses éléments dans l’espace, et par conséquent de cesser d’exister en tant que collection lorsque ses sous-collections sont dissociées : il en résulte que quand les sous-collections sont réunies sous la forme A + A’, le sujet les rattache bien au tout B = A + A’, mais que quand les sous-collections sont dissociées, dans l’espace ou même simplement en pensée, le sujet ne les rattache plus à la collection totale et se révèle donc inapte à l’opération A = B — A’. » | ||
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+ | Curieusement, on voit là s’inverser les affinités de tout à l’heure : les tas, amas, cohorte, vrac et autres fatras, qui eux aussi n’existent que dans l’intimité d’un espace partagé, voisinent désormais avec les collections à quelque différence de degré près, quand les classes se situent dans un ailleurs radical, différent par nature de ces régimes d’organisation à fondement spatial. | ||
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+ | Dans leur ouvrage ''La genèse des structures logiques élémentaires'', Jean Piaget et Bärbel Inhelder [{{CIDE lien citation|11}}] distinguent plus précisément encore les collections figurales des collections non-figurales, encore appelées collections catégoriales, ou classes. Pour ces auteurs, une classe comporte deux sortes de caractères ou relations, tous deux nécessaires, et suffisant à sa constitution (page 25 de l’édition de 1980) : | ||
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+ | *les qualités communes à ses membres et à ceux des classes dont elle fait partie, ainsi que les différences spécifiques distinguant ses propres membres de ceux d’autres classes (compréhension) ; | ||
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+ | *les relations de partie à tout (appartenances et inclusions) déterminées par les quantificateurs « tous », « quelques » (y compris « un ») et « aucun » appliqués aux membres de la classe considérée et à ceux des classes dont elle fait partie, qualifiés comme extensions de la classe. | ||
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+ | Par exemple les chats ont en commun plusieurs qualités que possèdent tous les chats et dont certaines leur sont spécifiques, tandis que d’autres appartiennent aussi à d’autres animaux. Mais il n’intervient dans cette définition de la classe aucune propriété ou relation se référant à une configuration spatiale : les chats peuvent être groupés ou dispersés dans l’espace d’une manière quelconque sans que cela ne change rien aux propriétés (1) et (2) de cette classe. Sans doute les relations d’inclusion caractérisées sous (2) peuvent donner lieu à une structuration de nature topologique, et par conséquent spatiale, mais c’est alors en utilisant l’isomorphisme qu’il est permis d’établir entre la structure algébrique des emboîtements en jeu et certaines structures topologiques d’enveloppement, sans que l’intervention d’un espace soit en rien nécessaire à la description complète des classes. | ||
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+ | ===Collections figurales versus non-figurales=== | ||
+ | Piaget parle au contraire de « collections figurales » lorsque leur disposition dans l’espace se fait selon des configurations spatiales qui comportent une signification du point de vue des propriétés (1) ou (2). | ||
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+ | :''« En un mot, la collection figurale constituerait une figure en vertu même des liaisons entre ses éléments comme tels, tandis que les collections non-figurales et les classes seraient indépendantes de toute figure, y compris les cas où elles sont symbolisées par des figures et malgré le fait qu’elles peuvent ainsi donner lieu à des isomorphismes avec des structures topologiques. »'' | ||
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+ | Or ce sont précisément ces collections figurales dont l’informatique « à objets » se laisse de plus en plus fréquemment entraîner à promettre la modélisation efficace, poussée par une demande sociale accrue que concernent directement la fouille de données numériques en ligne, la navigation interactive dans des contenus multimédia ou la recherche d’information au travers de sources multiples [{{CIDE lien citation|12}}], [{{CIDE lien citation|16}}]. En effet, qu’est-ce qu’écouter de la musique en ligne si ce n’est constituer une collection, quelquefois certes fugace et éphémère, mais toujours figurale en ce sens que sa constitution singulière, sous condition fragile de la continuation, dépend étroitement de la figure temporelle de son déploiement dans la durée ? | ||
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+ | Reste que, et on l’aura deviné, les collections figurales s’accommodent très mal de leur assimilation à des collections non-figurales ou à des classes (même si selon Piaget, elles ont vocation à devenir classes, de même que les sujets vont se développer psychiquement pour améliorer leur capacité cognitive à classer). C’est que, selon Piaget toujours, les collections figurales sont vécues sous le signe d’une indifférenciation radicale, qui les rend récalcitrantes à la modélisation classique. | ||
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+ | Pour s’en convaincre examinons la manière dont le grand psychologue suisse, dans'' La genèse des structures logiques élémentaires'', traduit la situation expérimentale de l’enfant qui constitue une collection figurale (page 51) : | ||
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+ | :''« Si l’enfant est certes capable, dès le niveau sensori-moteur, d’assimilations successives constituant les ressemblances, il peut cependant y avoir, dès ces assimilations, glissement de la ressemblance à la contiguïté, celle-ci fournissant le principe d’une affinité plus large venant de la forme d’ensemble géométrique ou de la convenance empirique. Mais surtout, d’autre part, ces assimilations n’étant que successives, rien ne permet encore au sujet de quantifier ses résultats et de leur attribuer une extension en réunissant en un tout simultané « tous » les éléments auxquels elles s’appliquent. Le problème est donc de constituer un substrat quelconque pouvant servir d’extension à cette compréhension fournie par les assimilations successives : cherchant à construire la collection correspondant à ses assimilations successives, mais ne possédant pas encore tous les instruments opératoires qui permettent de traduire celles-ci en des « tous » et des « quelques » assurant le réglage des extensions correspondantes, le sujet procède tantôt de la compréhension à l’extension, tantôt de l’extension à la compréhension, et non pas selon un principe de correspondance univoque et réciproque, mais par simple indifférenciation, et par une indifférenciation qui prolonge, mais en la renforçant considérablement, celle de la ressemblance et de la contiguïté déjà à l’œuvre sur le plan des assimilations de départ.'' | ||
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+ | :''En effet, tantôt l’enfant met « les mêmes » avec les mêmes, et ici la compréhension détermine l’extension comme ce sera le cas sur le terrain des classifications logiques ultérieures ; mais tantôt il ajoute un élément pour compléter la collection ébauchée dans le sens de sa forme d’ensemble, c’est-à-dire de son extension naissante, et en ce cas c’est bien l’extension qui détermine la compréhension. Cette détermination peut alors se présenter sous deux variétés distinctes, mais équivalentes : ou bien il s’agit de la forme géométrique de la collection, et un élément viendra en compléter d’autres en vue de cette forme d’ensemble sans pour autant qu’il y ait ressemblance proprement dite entre les éléments : ou bien il s’agit d’objets quelconques et un élément sera choisi pour compléter les autres en vue de constituer une totalité cohérente, de telle sorte que, cette fois, la ressemblance est oubliée au profit d’une convenance empirique tirée de l’expérience antérieure vécue par le sujet. Dans les deux cas, seule la forme d’ensemble de la collection lui fournit ses conditions et en ce sens c’est bien cette extension plastique et autonome qui détermine les compréhensions. » | ||
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Version du 24 mai 2012 à 11:12
Parcourir et constituer nos collections numériques
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Sommaire
- Résumé
- L’informatique « à objets » a été inventée pour simuler nos activités de rangement d’objets dans des structures de classes identifiées et étiquetées, et son succès fut, comme l’on sait, immédiat. Une tendance innovante se fait jour depuis peu, caractérisée par la mobilisation de l’informatique « à objets » pour ranger nos collections, considérées comme des amas d’objets en attente de rangement dans des classes ad hoc, qu’il s’agirait cette fois de construire dans le même mouvement. En effet, faire collection est une activité plus originaire que classer, dans la mesure où elle autorise l’expérimentation concurrentielle des concepts 1° en extension (dans le cadre d’une disposition spatiotemporelle, même provisoire et éphémère) et 2° en intension (dans la perspective d’un ordre abstrait de similarités, même métastable). Reste que l’on fait toujours collection de quelque chose, ce qui interdit un typage de l’activité indépendant de ses objets et trouble ainsi les habitudes du modélisateur.
- Abstract
- Object-oriented computing was invented to simulate our activities of ordering objects into structured classes identified and labelled ; everybody knows its success was immediate. Recently, a new trend centered on object-oriented computer science has become apparent. This trend is characterized by the mobilization of computer objects for the organization of collections of objects, considered like a group of objects waiting to be managed ad hoc by class, which now must be created in parallel. Indeed, setting up a collection is a more original activity than classifying, in the way it allows competitive experience of concepts 1° in extension (in the framework of a spatio-temporal disposal, even provisional and ephemeral) and 2° in intension (in the viewpoint of an abstract order of similarities, even metastable). Last but not least, one always collects a collection of something, and that forbids a modelling of the activity that would be independant of its objects, which may be surprizing for designers.
L'étrange statut des collections
La fascination des artistes pour les régimes de la collection
Les artistes ont toujours été très sensibles à l’aspect rebelle des collections, et l’ont évoqué à leur façon. Aussi Walter Benjamin [2], Gérard Wajcman [19] et d’autres [14][18] ont-ils pu esquisser un portrait différentiel des collections, qui contraste étrangement avec la peinture qu’en ferait le sens commun.
Voici par exemple les analyses de Gérard Wajcman (Catalogue de l'exposition inaugurale de la Maison rouge) sur le statut de l'excès dans la collection :
- « L'excès dans la collection ne signifie pas accumulation désordonnée ; il est un principe constituant : pour qu'il y ait collection — aux yeux même du collectionneur — il faut que le nombre des œuvres dépasse les capacités matérielles d'exposer et d'entreposer chez soi la collection entière. Ainsi celui qui habite un studio peut parfaitement avoir une collection : il suffira qu'il ne puisse pas accrocher au moins une œuvre dans son studio. Voilà pourquoi la réserve fait partie intégrant des collections. L'excès se traduit tout autant au niveau des capacités de mémorisation : il faut, pour qu'il y ait collection, que le collectionneur ne puisse pas se souvenir de toutes les œuvres en sa possession […]. En somme il faut qu'il y ait assez d'œuvres pour qu'il y en ait trop, que le collectionneur puisse oublier une de ses œuvres, ou qu'il doive en laisser une part hors de chez lui. Disons-le d'une autre façon : pour qu'il y ait collection, il faut que le collectionneur ne soit plus tout à fait maître de sa collection. »
Comme le dit encore Gérard Wajcman, pensant sans doute à Gertrude Stein (Collection), « Si jamais personne ne regarde une collection, c'est qu'une collection n'est pas un tout d'œuvres, mais une série indéfinie d'objets singuliers, une œuvre + une œuvre + une œuvre … ».
La collection, en alternative à l'ontologie formelle, apparaît comme un équilibre métastable émanant d'une tension productive entre structures catégoriques et singularités. À l’opposé du tout organique, la collection n'existerait que pour chacune de ses parties (à l'image de la figure du troupeau dans l'évangile selon Matthieu) et, contrairement à l'ensemble, elle n'existe pas comme unité normative et égalisatrice.
La donation de la collection (sa réception au visiteur ou au collectionneur lui-même, que ce soit en acte d’acquisition ou même de recollection) apparaît en effet sous les espèces paradoxales de l’impossibilité d’une donation comme un tout cohérent, hormis sous le régime réducteur de la gestion. Car de ce point de vue, même le fatras se donne comme un tout cohérent : les objets éparses rejoignent le fatras à partir du prédicat être différent, mais ils deviennent semblables dans un second temps en tant qu'ils ont en commun d'être différents, formant ainsi ce que Jean-Claude Milner appelle une classe paradoxale.
Les collections numériques, entre ordre et désordre
L’informatique « à objets » a été inventée pour simuler nos activités de rangement d’objets dans des structures de classes identifiées et étiquetées [9] [5] [1]. Son succès fut, comme l’on sait, immédiat.
Une tendance innovante se fait jour depuis peu, caractérisée par la mobilisation de l'informatique « à objets » pour ranger nos collections, considérées comme des amas d’objets en attente de rangement dans des classes ad hoc, qu’il s’agirait cette fois de construire en parallèle [16]. Comme le remarque François Pachet [7], « les problèmes nourriciers de l’informatique évoluent avec la société qui les a créés », et l’industrie de l’entertainment, désormais complètement numérique nous stimule par ses problématiques de classification, de recherche, voire de création.
C’est que les collections semblent être plus proches de l’ordre classificatoire que du désordre (qu’il se donne comme tas, amas, cohorte, vrac ou autres fatras) : à tout le moins une collection paraît-elle toujours viser un ordre, même s’il reste provisoirement incomplet et inachevé [13]. Le cabinet de curiosité des savants n’est-il pas exemplaire de la destination des collections, qui est de tomber sous une classification, sous le coup d’une procédure de catégorisation et, finalement, de tri ? Quant aux collections de timbres (pour prendre un autre exemple), n’attendent-elles pas leur complétude catégorielle par l’achèvement des séries commencées ?
En un certain sens donc, il était inévitable qu’on finisse par rapprocher les collections des classes, car à bien des égards elles en paraissent de pâles imitations. Pourtant, quelque chose résiste à ce rapprochement, et quelque part les collections demeurent sournoisement rebelles à l’idée même de classification. C’est ainsi qu’elles peuvent se trouver repoussées jusqu’à côtoyer les singularités, partageant avec elles l’étrange sortilège d’échapper définitivement à toute tentative de rangement (voir, développés dans [15], les exemples du voyage, de l’opéra, du donjuanisme et du troupeau évangélique).
Comment les informaticiens traitent-ils les collections ?
Sans doute impressionnés par les artistes et les philosophes qui se sont interrogés sur l’étrange statut des collections, les concepteurs de programmes « à objets » ont deviné que la modélisation des collections d’objets devait reposer sur des entités informatiques plus ou moins hybrides alliant, aux caractéristiques provenant de l’ordre privé auquel sont habituellement référés les objets, des caractéristiques issues des activités dans lesquelles les objets collectionnés se trouvent collectivement engagés.
Une approche séduisante parce que conservatrice et parcimonieuse
Souvent, l’approche implicitement retenue pour caractériser ainsi une collection fut parcimonieuse, et a consisté à surdéterminer l’organisation de référence privée des objets collectionnés par une description minimale du contexte d’activité collectif, quitte à présumer du devenir-classe de ladite collection. Un exemple-clé est l’organisation de fichiers de morceaux de musique sur ordinateur, que nous allons croiser de nombreuses fois au long de ce texte.
Force est de constater que cette pratique, qui présente il est vrai l’avantage certain de ne pas contrarier fondamentalement la modélisation « à objets », donne lieu à des applications informatisées qui, en les rabattant sur des besoins classiques de type classification, présument souvent des attentes profondes des collectionneurs, pour le meilleur ou pour le pire. C’est ainsi par exemple que François Pachet relate dans [8] un phénomène curieux dont il s’est trouvé sujet malgré lui : utilisateur d’outils d’indexation de morceaux de musique, il a fini par ne plus écouter la musique qu’il téléchargeait, tellement concentré sur l’organisation de ses collections que cet enjeu s’est subrepticement substitué à l’écoute, et qu’il lui a fallu une circonstance anodine pour constater que son dispositif technique d’écoute était débranché depuis longtemps sans que son activité fébrile d’indexation n’ait faibli en aucune façon.
C’est ici qu’il faut distinguer les collections figurales des collections non-figurales. Cette subtile distinction, introduite dès les années soixante-dix par Piaget et ses équipes de recherche en psychologie de l’enfant [11], éclaire en effet la situation d’un jour intéressant : s’il existe certes des collections (non-figurales) qui s’accommodent en effet plutôt bien de l’approche parcimonieuse précitée parce qu’elles sont affranchies de toute intrication avec leur spatialisation (et en cela déjà toutes proches des classes, dont elles n’ont à envier que la complétude formelle), il existe aussi des collections dites figurales parce que leur disposition dans l’espace se fait selon des configurations spatiales qui prescrivent leur signification concurremment aux considérations typiques de la signification des classes.
Collections versus classes
Ainsi selon Piaget, « le propre d’une collection par opposition à une classe est de n’exister que par réunion de ses éléments dans l’espace, et par conséquent de cesser d’exister en tant que collection lorsque ses sous-collections sont dissociées : il en résulte que quand les sous-collections sont réunies sous la forme A + A’, le sujet les rattache bien au tout B = A + A’, mais que quand les sous-collections sont dissociées, dans l’espace ou même simplement en pensée, le sujet ne les rattache plus à la collection totale et se révèle donc inapte à l’opération A = B — A’. »
Curieusement, on voit là s’inverser les affinités de tout à l’heure : les tas, amas, cohorte, vrac et autres fatras, qui eux aussi n’existent que dans l’intimité d’un espace partagé, voisinent désormais avec les collections à quelque différence de degré près, quand les classes se situent dans un ailleurs radical, différent par nature de ces régimes d’organisation à fondement spatial.
Dans leur ouvrage La genèse des structures logiques élémentaires, Jean Piaget et Bärbel Inhelder [11] distinguent plus précisément encore les collections figurales des collections non-figurales, encore appelées collections catégoriales, ou classes. Pour ces auteurs, une classe comporte deux sortes de caractères ou relations, tous deux nécessaires, et suffisant à sa constitution (page 25 de l’édition de 1980) :
- les qualités communes à ses membres et à ceux des classes dont elle fait partie, ainsi que les différences spécifiques distinguant ses propres membres de ceux d’autres classes (compréhension) ;
- les relations de partie à tout (appartenances et inclusions) déterminées par les quantificateurs « tous », « quelques » (y compris « un ») et « aucun » appliqués aux membres de la classe considérée et à ceux des classes dont elle fait partie, qualifiés comme extensions de la classe.
Par exemple les chats ont en commun plusieurs qualités que possèdent tous les chats et dont certaines leur sont spécifiques, tandis que d’autres appartiennent aussi à d’autres animaux. Mais il n’intervient dans cette définition de la classe aucune propriété ou relation se référant à une configuration spatiale : les chats peuvent être groupés ou dispersés dans l’espace d’une manière quelconque sans que cela ne change rien aux propriétés (1) et (2) de cette classe. Sans doute les relations d’inclusion caractérisées sous (2) peuvent donner lieu à une structuration de nature topologique, et par conséquent spatiale, mais c’est alors en utilisant l’isomorphisme qu’il est permis d’établir entre la structure algébrique des emboîtements en jeu et certaines structures topologiques d’enveloppement, sans que l’intervention d’un espace soit en rien nécessaire à la description complète des classes.
Collections figurales versus non-figurales
Piaget parle au contraire de « collections figurales » lorsque leur disposition dans l’espace se fait selon des configurations spatiales qui comportent une signification du point de vue des propriétés (1) ou (2).
- « En un mot, la collection figurale constituerait une figure en vertu même des liaisons entre ses éléments comme tels, tandis que les collections non-figurales et les classes seraient indépendantes de toute figure, y compris les cas où elles sont symbolisées par des figures et malgré le fait qu’elles peuvent ainsi donner lieu à des isomorphismes avec des structures topologiques. »
Or ce sont précisément ces collections figurales dont l’informatique « à objets » se laisse de plus en plus fréquemment entraîner à promettre la modélisation efficace, poussée par une demande sociale accrue que concernent directement la fouille de données numériques en ligne, la navigation interactive dans des contenus multimédia ou la recherche d’information au travers de sources multiples [12], [16]. En effet, qu’est-ce qu’écouter de la musique en ligne si ce n’est constituer une collection, quelquefois certes fugace et éphémère, mais toujours figurale en ce sens que sa constitution singulière, sous condition fragile de la continuation, dépend étroitement de la figure temporelle de son déploiement dans la durée ?
Reste que, et on l’aura deviné, les collections figurales s’accommodent très mal de leur assimilation à des collections non-figurales ou à des classes (même si selon Piaget, elles ont vocation à devenir classes, de même que les sujets vont se développer psychiquement pour améliorer leur capacité cognitive à classer). C’est que, selon Piaget toujours, les collections figurales sont vécues sous le signe d’une indifférenciation radicale, qui les rend récalcitrantes à la modélisation classique.
Pour s’en convaincre examinons la manière dont le grand psychologue suisse, dans La genèse des structures logiques élémentaires, traduit la situation expérimentale de l’enfant qui constitue une collection figurale (page 51) :
- « Si l’enfant est certes capable, dès le niveau sensori-moteur, d’assimilations successives constituant les ressemblances, il peut cependant y avoir, dès ces assimilations, glissement de la ressemblance à la contiguïté, celle-ci fournissant le principe d’une affinité plus large venant de la forme d’ensemble géométrique ou de la convenance empirique. Mais surtout, d’autre part, ces assimilations n’étant que successives, rien ne permet encore au sujet de quantifier ses résultats et de leur attribuer une extension en réunissant en un tout simultané « tous » les éléments auxquels elles s’appliquent. Le problème est donc de constituer un substrat quelconque pouvant servir d’extension à cette compréhension fournie par les assimilations successives : cherchant à construire la collection correspondant à ses assimilations successives, mais ne possédant pas encore tous les instruments opératoires qui permettent de traduire celles-ci en des « tous » et des « quelques » assurant le réglage des extensions correspondantes, le sujet procède tantôt de la compréhension à l’extension, tantôt de l’extension à la compréhension, et non pas selon un principe de correspondance univoque et réciproque, mais par simple indifférenciation, et par une indifférenciation qui prolonge, mais en la renforçant considérablement, celle de la ressemblance et de la contiguïté déjà à l’œuvre sur le plan des assimilations de départ.
- En effet, tantôt l’enfant met « les mêmes » avec les mêmes, et ici la compréhension détermine l’extension comme ce sera le cas sur le terrain des classifications logiques ultérieures ; mais tantôt il ajoute un élément pour compléter la collection ébauchée dans le sens de sa forme d’ensemble, c’est-à-dire de son extension naissante, et en ce cas c’est bien l’extension qui détermine la compréhension. Cette détermination peut alors se présenter sous deux variétés distinctes, mais équivalentes : ou bien il s’agit de la forme géométrique de la collection, et un élément viendra en compléter d’autres en vue de cette forme d’ensemble sans pour autant qu’il y ait ressemblance proprement dite entre les éléments : ou bien il s’agit d’objets quelconques et un élément sera choisi pour compléter les autres en vue de constituer une totalité cohérente, de telle sorte que, cette fois, la ressemblance est oubliée au profit d’une convenance empirique tirée de l’expérience antérieure vécue par le sujet. Dans les deux cas, seule la forme d’ensemble de la collection lui fournit ses conditions et en ce sens c’est bien cette extension plastique et autonome qui détermine les compréhensions. »