CIDE (2014) Laborderie : Différence entre versions
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Version du 21 septembre 2016 à 22:27
Lectures plurielles : discontinuité et ruptures sémantiques
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- Résumé
- Tablette tactile, contenus multimédias, interface applicative, site internet : l'application Candide de la BnF conjugue les mutations de l'ère numérique, celles à la fois du support et des modalités de lecture, de l'accès à l'oeuvre et des pratiques pédagogiques. Pour autant, cette édition numérique enrichie pour iPad n'apparaît pas en rupture avec les formes et les usages antérieurs, mais les hybride et parachève une évolution à l'oeuvre depuis plus de 5000 ans. Au-delà de la numérisation du texte et du changement de support, l'application Candide propose une « remédiatisation » du conte de Voltaire qui constitue véritablement une « nouvelle médiation » par ses trois modes d'accès dans l'oeuvre : le « Livre », le « Monde », le « Jardin ». Quelles en sont les modalités ? Face aux menaces qui pèsent sur la lecture et sur la réception des textes, l'application Candide démultiplie les modes de lecture : elle permet des « lectures plurielles », au sens de lectures à plusieurs niveaux, et fait l'hypothèse d'une reconstruction du sens par des parcours guidés, pour lesquels sont proposés méthodes et outils. Mots-clés : lectures plurielles, livre numérique enrichi, remédiatisation, hypertexte, pédagogie numérique.
- Abstract
- Digital tablet, multimedia content, interactive interface, website: Candide’s app published by the French national Library (BnF) combines mutations of the digital age; connected to media and modes of reading, access to work and teaching practices. However, this enhanced digital edition for iPad does not appear to break with past practice and forms, but hybrids and completes an evolution in progress for over 5,000 years. Beyond text digitization and media changes, the Candide’s app offers a "remediation" of Voltaire’s tale that actually stands for a new mediation with its three access modes in the work: the "Book”, the "World”, the "Garden". How do the functions work? Against developments that threat reading and reception of texts, Candide BNF’s app offers different reading modes: it allows "plural readings" in the meaning of readings at several levels, and hypothesizes a reconstruction meaning by guided ways, for which methods and tools are proposed.
Sommaire
Introduction
Les supports et les formes du livre déterminent les pratiques de lecture, lesquelles prescrivent des usages qui conditionnent la réception même des textes. Ces usages évoluent : ils s’émancipent des formes et des pratiques pour les renouveler, les unes interagissant avec les autres et vice versa. Ce sont de lentes, très lentes évolutions du livre et de la lecture, durant des millénaires, qui ont accompagné les évolutions sociétales. C’est ce que nous ont appris l’histoire du livre et celle de la lecture. Or aujourd’hui, supports, formes, pratiques et usages mutent et se renouvellent simultanément.
Cas emblématique, l’édition numérique enrichie de Candide[1], publiée en 2013 par la Bibliothèque nationale de France (BnF), Orange et la Voltaire Foundation, apparaît comme le dernier avatar du livre. Dans un environnement en pleine mutation, elle modélise des usages émergents en actualisant un classique de la littérature par de l’interactivité. L’application Candide s’inscrit dans une problématique de « remédiatisation ». Bolter et Grusin (1999) ont défini la remédiatisation ( remediation ) comme l’appropriation et la transformation d’un média dans un autre : il s’agit de garantir l’accès de l’ancien média dans le nouveau média, ainsi que procèdent la numérisation et le changement de support. En remédiatisant le conte de Voltaire, l'application Candide va bien au-delà de la question du média pour proposer véritablement une « nouvelle médiation » : multiplier les accès à l’œuvre et suggérer des parcours de lecture augmentés, pluriels.
La première partie de l'article rappelle que le support détermine la forme du livre qui elle-même matérialise le texte et ordonne le discours. Si le livre a toujours permis une pluralité de lectures égale à la pluralité de ses lecteurs, la page, espace du savoir, s’est perfectionnée au fil des siècles, permettant plusieurs niveaux de lecture. Nous verrons ainsi comment s’est mise en place une technologie de la page dont l’application Candide est l’héritière. Il s’agit de montrer que l’édition numérique enrichie n’apparaît pas en rupture avec les formes et les usages antérieurs, mais qu’elle les hybride et parachève une évolution à l’œuvre depuis plus de 5000 ans.
La deuxième partie de l’article présente les fonctionnalités de l’application Candide qui proposent trois entrées dans l’œuvre de Voltaire – le « Livre » , le « Monde», le « Jardin ». Chacune offre un mode de lecture spécifique : lecture enrichie, lecture thématisée, lecture créative. L’application Candide se présente comme un outil pédagogique à destination des enseignants et des scolaires. Elle invite à recomposer son parcours de lecture et à synthétiser ses con naissances selon une méthode combinatoire en trois temps: lire, explorer, reconstruire. Nous exposerons l’hypothèse sur laquelle se fonde cette démarche pour conclure sur les perspectives d’une telle remédiatisation.
Perspective historique : de la tablette d’argile à la tablette numérique
La mutation du livre dont témoigne l’application Candide est d’une ampleur inédite parce qu’elle conjugue simultanément des mutations du support, des formes, des pratiques et des usages. Au carrefour de ces mutations, la lecture, dont la position est centrale et paradoxale puisqu’elle est à la fois la première activité numérique — ainsi n’a-t-on jamais tant lu qu’aujourd’hui — tout en laissant craindre que la lecture numérique n’engendre une génération de « lecteurs illettrés » si elle devait se substituer à toute forme de lecture. Le lecteur illettré serait celui qui ne lit plus mais parcourt , balaye, survole dans une multi-activité de lecture numérique, multi-tâche, multi-écran, où rien n’est plus retenu ni compris. Pour bien prendre la mesure d’une telle mutation, il nous a semblé pertinent d’inscrire ces questions dans une perspective historique issue des travaux de Chartier et Cavallo dont l’Histoire de la lecture dans le monde occidental (1997) [2] nous servira de guide pour poser le contexte de lecture et voir comment les pratiques et usages ont évolué au cours des siècles, comme ils sont interdépendants des support et des formes. Tout d’abord, interrogeons-nous sur cette page qui devient écran dans l’application Candide. D’où vient-elle ? Du Ciel ? N’est-il pas en effet la première page où l’homme a projeté son imaginaire et ses pensées, cherchant à déchiffrer l’univers et à comprendre le monde ? Lire dans les étoiles, interpréter les augures, y chercher le message des dieux : n’est-ce pas considérer que les signes du Ciel constituent les unités primordiales du sens?
Métamorphoses du livre et des pratiques de lecture
Cette page immense, infini réservoir du rêve, s’est matérialisée dans la terre il y a 5000 ans : elle s’est faite boule d’argile et s’est aplatie dans la main en une tablette porteuse de signes désignant les bêtes et les dénombrant. Première étape d’un long processus cérébral : la symbolisation par des signes qui sont au tant d’unités minimales de sens. Un même processus de miniaturisation et de calibrage du monde est à l’œuvre en Égypte et en Chine avec l’invention des hiéroglyphes et des idéogrammes. À Sumer et à Élam, les signes se stylisent et se complexifient : ils font système pour permettre de répertorier le réel puis d’esquisser de grands récits. Les premières tablettes dénombrent les biens dans des listes qui mettent le monde en ordre (Zali, 1999). Ces listes vont décrire des stocks, des archives, et constituer des catalogues : ce sont nos premières métadonnées. Ces listes fixent en l’état un savoir et posent des problèmes de classification qui limitent la compréhension du monde (Goody, 1979). La mise en colonne et en tableau des listes constituent une nouvelle évolution mentale : c’est avoir sous les yeux simultanément quantité d'informations, ce que ne permet pas la parole , elle qui est un flux linéaire et continu. On peut voir à l’œuvre, dans cette lecture simultanée d’informations de nature différente, un premier principe de délinéarisation. En Égypte, la mise en colonne de l’écriture ne consiste pas à mettre le monde en tableau mais à structurer un texte qui se déroule en créant des unités de lecture.
Alphabet et fixation de la tradition orale
Une mutation cognitive décisive s’opère avec l’alphabet : le signe ne représente plus une chose mais équivaut à un son. L’exercice est difficile : il faut faire correspondre graphèmes et phonèmes, maîtriser le nom des lettres, déchiffrer les mots en les vocalisant pour pouvoir s’en créer une représentation visuelle.
Dans la tradition orale, la mémoire s'appuie sur le chant et le rythme des mots pour transmettre les poèmes de génération en génération. Ainsi furent transmises l’ Iliade et l’Odyssée durant plus de sept siècles. Ces épopées, longues de 12 000 et 15000 vers, se sont construites sur des principes mnémotechniques (rimes, épithètes, récurrence des vers, répétitions de passage, retour en arrière etc.) pour permettre à l’aède de soulager sa mémoire.
On peut estimer que la fixation du texte par écrit à Athènes au VIe siècle av. J.-C. a libéré la mémoire de 75 Go [3] . Selon la théorie de la plasticité cérébrale (Dehaene, 2007 [4]) , les capacités cognitives ainsi libérées ont permis l’apprentissage de la lecture , c’est-à-dire la faculté de pouvoir interpréter de manière linéaire des signes abstraits qui font sens et reproduisent la parole.
Dans le Phèdre, Platon s’inquiète d’un usage de l’écriture qui « développera l’oubli dans les âmes de ceux qui l’auront acquise, par la négligence de la mémoire ». Cette tension entre parole, écriture et mémoire fait que les lettres grecques cherchent à consigner avec une absolue précision tous les éléments de la parole. La logique de la notation grecque décompose ainsi jusqu'à l'atome les unités du discours. La matérialité même du texte détermine l'expression de la pensée : L’Iliade et l’Odyssée ont été en divisés en 24 chants, chaque chant correspond à la longueur d’un rouleau. De même, pour les 12 chants de l’Énéide.
Du rouleau au codex
La forme du livre en Grèce et dans toute l’Antiquité, c’est le rouleau de papyrus, qui se dit volumen en latin. Le texte est placé en colonnes perpendicula ires à la longueur du rouleau. Le volumen se déroule et s'enroule au ryth me de la lecture, une lecture déclamatoire, qui déploie un discours, un récit, une pensée, et s’inscrit par force dans une stricte linéarité. Cette forme est stable durant près de 1000 ans.
Au Ier siècle de notre ère apparaît un nouveau support, le parchemin, qui transforme la forme du livre : les feuillets de parchemins sont pliés et réunis en cahiers. Ce nouveau type de livre, le codex, présente une page avec des marges bien délimitées. Cette forme s’impose au IVe siècle : il s’agit d’une véritable révolution, à la fois dans les usages et dans la construction du discours. Des gestes jusque-là impossibles deviennent courants : on peut Article CIDE 17 – 6 feuilleter les pages, avancer ou revenir en arrière très facilement pour repérer un passage, on peut prendre des notes, écrire en lisant. Tout cela qui était imp ossible avec le rouleau. La page n'est plus un défilé continuel de colonnes, mais un espace délimité, une entité visuelle intellectuellement autonome. Le codex organise une séquentialité : le discours peut s’organiser autrement, progressant de page en page, avec un début et une fin. Au fil des siècles, la page se structure par des initiales, des capitales, des minuscules. E lle se perfectionne avec des enrichissements de notes, des images, des tables, des index. Toute une technologie de la page se met en place dont nous sommes les héritiers. Celle-ci repose sur la structuration d’éléments tabulaires qui visent à améliorer la lisibilité et à faciliter l’accès au texte, jusqu’à la totale autonomie des unités sémantiques qui adviendra dans la presse du XIXe siècle (Vandendorpe, 1999).
Technologies de la page
Il faut se représenter ce que sont les premières pages du codex : des blocs de texte, presque sans marge, où les mots ne se distinguent pas les uns des autres, car aucun espace ne vient les séparer. Il faut lire à voix haute pour détacher les mots et donner sens au texte. Les modestes subdivisions du texte, i nitiales rehaussées de couleurs ou changements d'écriture, ne sont que des ornements. C’est avec les Carolingiens que l’écriture se clarifie et que la page se structure: capitales, onciales et minuscules sont employées ensemble pour les titres, les prologues et le corps du texte. La mise en page permet de hiérarchiser l’information (Zali, 1999).
Notes
- ↑ Candide, l’édition enrichie. BnF, Orange, Voltaire Foundation, 2013. Application iPad à télécharger gratuitement sur iTunes : http://bit.ly/Lyx9zb. Démonstration vidéo : http://bit.ly/LPUw8f
- ↑ Guglielmo Cav allo et Roger Chartier (dir.), Histoire de la lecture dans le monde occidental , Paris, Éd. du Seuil, 1997.
- ↑ En 2009, l’université de Californie (San Diego) a mené une étude sur la consommation d’informations aux USA et estimé qu’être exposé à 100 500 mot s représente l’équivalent de 34 Go de données de stockage informatique.
- ↑ Voir n otamment le recyclage neuronal exposé par Stanislas Dehaene dans Les neurones de la lecture , 2007