Introduction médecine expérimentale (1865) Bernard/Partie 2/Chapitre 2

De Wicri Santé
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Considérations expérimentales spéciales aux êtres vivants

Introduction à l’étude de la médecine expérimentale / De l'expérimentation sur les êtres vivants


 
 

Portrait of Claude Bernard (1813-1878), French physiologist Wellcome V0026035.jpg      
Introduction à l’étude de la médecine expérimentale
Deuxième partie
De l'expérimentation sur les êtres vivants
Auteur
Claude Bernard
Chapitre 2:
Considérations expérimentales spéciales aux êtres vivants
<= Chapitre I : Considérations expérimentales communes aux êtres vivants et aux corps bruts
     
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Chapitre II : Considérations expérimentales spéciales aux êtres vivants


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I. - Dans l’organisme des êtres vivants, il y a à considérer un ensemble harmonique des phénomènes

Jusqu’à présent nous avons développé des considérations expérimentales qui s’appliquaient aux corps vivants comme aux corps bruts ; la différence pour les corps vivants résidait seulement dans une complexité beaucoup plus grande des phénomènes, ce qui rendait l’analyse expérimentale et le déterminisme des conditions incomparablement plus difficiles. Mais il existe dans les manifestations des corps vivants une solidarité de phénomènes toute spéciale sur laquelle nous devons appeler l’attention de l’expérimentateur ; car, si ce point de vue physiologique était négligé dans l’étude des fonctions de la vie, on serait conduit, même en expérimentant bien, aux idées les plus fausses et aux conséquences les plus erronées.

Nous avons vu dans le chapitre précédent que le but de la méthode expérimentale est d’atteindre au déterminisme des phénomènes, de quelque nature qu’ils soient, vitaux ou minéraux. Nous savons de plus que ce que nous appelons déterminisme d’un phénomène ne signifie rien autre chose que la cause déterminante ou la cause prochaine


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qui détermine l’apparition des phénomènes. On obtient nécessairement ainsi les conditions d’existence des phénomènes sur lesquelles l’expérimentateur doit agir pour faire varier les phénomènes. Nous regardons donc comme équivalentes les diverses expressions qui précèdent, et le mot déterminisme les résume toutes.

Il est très vrai, comme nous l’avons dit, que la vie n’introduit absolument aucune différence dans la méthode scientifique expérimentale qui doit être appliquée à l’étude des phénomènes physiologiques et que, sous ce rapport, les sciences physiologiques et les sciences physico-chimiques reposent exactement sur les mêmes principes d’investigation. Mais cependant il faut reconnaître que le déterminisme dans les phénomènes de la vie est non seulement un déterminisme très complexe, mais que c’est en même temps un déterminisme qui est harmoniquement hiérarchisé. De telle sorte que les phénomènes physiologiques complexes sont constitués par une série de phénomènes plus simples qui se déterminent les uns les autres en s’associant ou se combinant pour un but final commun. Or l’objet essentiel pour le physiologiste est de déterminer les conditions élémentaires des phénomènes physiologiques et de saisir leur subordination naturelle, afin d’en comprendre et d’en suivre ensuite les diverses combinaisons dans le mécanisme si varié des organismes des animaux. L’emblème antique qui représente la vie par un cercle formé par un serpent qui se


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mord la queue donne une image assez juste des choses. En effet, dans les organismes complexes, l’organisme de la vie forme bien un cercle fermé, mais un cercle qui a une tête et une queue, en ce sens que tous les phénomènes vitaux n’ont pas la même importance quoiqu’ils se fassent suite dans l’accomplissement du circulus vital. Ainsi les organes musculaires et nerveux entretiennent l’activité des organes qui préparent le sang ; mais le sang à son tour nourrit les organes qui le produisent. Il y a là une solidarité organique ou sociale qui entretient une sorte de mouvement perpétuel jusqu’à ce que le dérangement ou la cessation d’action d’un élément vital nécessaire ait rompu l’équilibre ou amené un trouble ou un arrêt dans le jeu de la machine animale. Le problème du médecin expérimentateur consiste donc à trouver le déterminisme simple d’un dérangement organique, c’est-à-dire à saisir le phénomène initial qui amène tous les autres à sa suite par un déterminisme complexe, mais aussi nécessaire dans sa condition que l’a été le déterminisme initial. Ce déterminisme initial sera comme le fil d’Ariane qui dirigera l’expérimentateur dans le labyrinthe obscur des phénomènes physiologiques et pathologiques, et qui lui permettra d’en comprendre les mécanismes variés, mais toujours reliés par des déterminismes absolus. Nous verrons, par des exemples rapportés plus loin, comment une dislocation de l’organisme ou un dérangement des plus complexes en apparence peut être ramené à un déterminisme simple initial


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qui provoque ensuite des déterminismes plus complexes. Tel est le cas de l’empoisonnement par l’oxyde de carbone (voy. IIIe partie). J’ai consacré tout mon enseignement de cette année au Collège de France à l’étude du curare, non pour faire l’histoire de cette substance par elle-même, mais parce que cette étude nous montre comment un déterminisme unique des plus simples, tel que la lésion d’une extrémité nerveuse motrice, retentit successivement sur tous les autres éléments vitaux pour amener des déterminismes secondaires qui vont en se compliquant de plus en plus jusqu’à la mort. J’ai voulu établir ainsi expérimentalement l’existence de ces déterminismes intra-organiques sur lesquels je reviendrai plus tard, parce que je considère leur étude comme la véritable base de la pathologie et de la thérapeutique scientifique.

Le physiologiste et le médecin ne doivent donc jamais oublier que l’être vivant forme un organisme et une individualité. Le physicien et le chimiste, ne pouvant se placer en dehors de l’univers, étudient les corps et les phénomènes isolément pour eux-mêmes, sans être obligés de les rapporter nécessairement à l’ensemble de la nature. Mais le physiologiste, se trouvant au contraire placé en dehors de l’organisme animal dont il voit l’ensemble, doit tenir compte de l’harmonie de cet ensemble en même temps qu’il cherche à pénétrer dans son intérieur pour comprendre le mécanisme de chacune de ses parties. De là il résulte que le physicien et le chimiste peuvent repousser toute idée


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de causes finales dans les faits qu’ils observent ; tandis que le physiologiste est porté à admettre une finalité harmonique et préétablie dans le corps organisé dont toutes les actions partielles sont solidaires et génératrices les unes des autres. Il faut donc bien savoir que, si l’on décompose l’organisme vivant en isolant ses diverses parties, ce n’est que pour la facilité de l’analyse expérimentale, et non point pour les concevoir séparément. En effet, quand on veut donner à une propriété physiologique sa valeur et sa véritable signification, il faut toujours la rapporter à l’ensemble et ne tirer de conclusion définitive que relativement à ses effets dans cet ensemble. C’est sans doute pour avoir senti cette solidarité nécessaire de toutes les parties d’un organisme, que Cuvier a dit que l’expérimentation n’était pas applicable aux êtres vivants, parce qu’elle séparait des parties organisées qui devaient rester réunies. C’est dans le même sens que d’autres physiologistes ou médecins dits vitalistes ont proscrit ou proscrivent encore l’expérimentation en médecine. Ces vues, qui ont un côté juste, sont néanmoins restées fausses dans leurs conclusions générales et elles ont nui considérablement à l’avancement de la science. Il est juste de dire, sans doute, que les parties constituantes de l’organisme sont inséparables physiologiquement les unes des autres, et que toutes concourent à un résultat vital commun ; mais on ne saurait conclure de là qu’il ne faut pas analyser la machine vivante comme on analyse une machine brute dont toutes les parties ont également


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un rôle à remplir dans un ensemble. Nous devons, autant que nous le pouvons, à l’aide des analyses expérimentales, transporter les actes physiologiques en dehors de l’organisme ; cet isolement nous permet de voir et de mieux saisir les conditions intimes des phénomènes, afin de les poursuivre ensuite dans l’organisme pour interpréter leur rôle vital. C’est ainsi que nous instituons les digestions et les fécondations artificielles pour mieux connaître les digestions et les fécondations naturelles. Nous pouvons encore, à raison des autonomies organiques, séparer les tissus vivants et les placer, au moyen de la circulation artificielle ou autrement, dans des conditions où nous pouvons mieux étudier leurs propriétés. On isole parfois un organe en détruisant par des anesthésiques les réactions du consensus général ; on arrive au même résultat en divisant les nerfs qui se rendent à une partie, tout en conservant les vaisseaux sanguins. À l’aide de l’expérimentation analytique, j’ai pu transformer en quelque sorte des animaux à sang chaud en animaux à sang froid pour mieux étudier les propriétés de leurs éléments histologiques ; j’ai réussi à empoisonner des glandes séparément ou à les faire fonctionner à l’aide de leurs nerfs divisés d’une manière tout à fait indépendante de l’organisme. Dans ce dernier cas, on peut avoir à volonté la glande successivement à l’état de repos absolu ou dans un état de fonction exagérée ; les deux extrêmes du phénomène étant connus, on saisit ensuite facilement tous les intermédiaires, et


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l’on comprend alors comment une fonction toute chimique peut être réglée par le système nerveux, de manière à fournir les liquides organiques dans des conditions toujours identiques. Nous ne nous étendrons pas davantage sur ces indications d’analyse expérimentale ; nous nous résumerons en disant que proscrire l’analyse des organismes au moyen de l’expérience, c’est arrêter la science et nier la méthode expérimentale ; mais que, d’un autre côté, pratiquer l’analyse physiologique en perdant de vue l’unité harmonique de l’organisme, c’est méconnaître la science vitale et lui enlever tout son caractère,

Il faudra donc toujours, après avoir pratiqué l’analyse des phénomènes, refaire la synthèse physiologique, afin de voir l’action réunie de toutes les parties que l’on avait isolées. À propos de ce mot synthèse physiologique, il importe que nous développions notre pensée. Il est admis en général que la synthèse reconstitue ce que l’analyse avait séparé, et qu’à ce titre la synthèse vérifie l’analyse dont elle n’est que la contre-épreuve ou le complément nécessaire. Cette définition est absolument vraie pour les analyses et les synthèses de la matière. En chimie, la synthèse donne poids pour poids le même corps composé de matières identiques, unies dans les mêmes proportions ; mais quand il s’agit de faire l’analyse et la synthèse des propriétés des corps, c’est-à-dire la synthèse des phénomènes, cela devient beaucoup plus difficile. En effet, les propriétés des corps ne résultent pas seulement de la nature et des proportions de


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la matière, mais encore de l’arrangement de cette même matière. En outre, il arrive, comme on sait, que les propriétés qui apparaissent ou disparaissent dans la synthèse et dans l’analyse, ne peuvent pas être considérées comme une simple addition ou une pure soustraction des propriétés des corps composants. C’est ainsi, par exemple, que les propriétés de l’oxygène et de l’hydrogène ne nous rendent pas compte de propriétés de l’eau qui résulte cependant de leur combinaison.

Je ne veux pas examiner ces questions ardues, mais cependant fondamentales, des propriétés relatives des corps composés ou composants ; elles trouveront mieux leur place ailleurs. Je rappellerai seulement ici que les phénomènes ne sont que l’expression des relations des corps, d’où il résulte qu’en dissociant les parties d’un tout, on doit faire cesser des phénomènes par cela seul qu’on détruit des relations. Il en résulte encore qu’en physiologie, l’analyse qui nous apprend les propriétés des parties organisées élémentaires isolées ne nous donnerait cependant jamais qu’une synthèse idéale très incomplète ; de même que la connaissance de l’homme isolé ne nous apporterait pas la connaissance de toutes les institutions qui résultent de son association et qui ne peuvent se manifester que par la vie sociale. En un mot, quand on réunit les éléments physiologiques, on voit apparaître des propriétés qui n’étaient pas appréciables dans ces éléments séparés. Il faut donc toujours procéder expérimentalement dans la synthèse vitale, parce


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que des phénomènes tout à fait spéciaux peuvent être le résultat de l’union ou de l’association de plus en plus complexe des éléments organisés. Tout cela prouve que ces éléments, quoique distincts et autonomes, ne jouent pas pour cela le rôle de simples associés, et que leur union exprime plus que l’addition de leurs propriétés séparées. Je suis persuadé que les obstacles qui entourent l’étude expérimentale de phénomènes psychologiques sont en grande partie dus à des difficultés de cet ordre ; car, malgré leur nature merveilleuse et la délicatesse de leurs manifestations, il est impossible, selon moi, de ne pas faire entrer les phénomènes cérébraux, comme tous les autres phénomènes des corps vivants, dans les lois d’un déterminisme scientifique.

Le physiologiste et le médecin doivent donc toujours considérer en même temps les organismes dans leur ensemble et dans leurs détails, sans jamais perdre de vue les conditions spéciales de tous les phénomènes particuliers dont la résultante constitue l’individu. Toutefois les faits particuliers ne sont jamais scientifiques : la généralisation seule peut constituer la science. Mais il y a là un double écueil à éviter ; car si l’excès des particularités est antiscientifique, l’excès des généralités crée une science idéale qui n’a plus de lien avec la réalité. Cet écueil, qui est minime pour le naturaliste contemplatif, devient très grand pour le médecin qui doit surtout rechercher les vérités objectives et pratiques. Il faut admirer sans doute ces vastes horizons entrevus


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par le génie des Gœthe, Oken, Carus, Geoffroy Saint-Hilaire, Darwin, dans lesquels une conception générale nous montre tous les êtres vivants comme étant l’expression de types qui se transforment sans cesse dans l’évolution des organismes et des espèces, et dans lesquels chaque être disparaît individuellement comme un reflet de l’ensemble auquel il appartient. En médecine, on peut aussi s’élever aux généralités les plus abstraites, soit que, se plaçant au point de vue du naturaliste, on regarde les maladies comme des espèces morbides qu’il s’agit de définir et de classer nosologiquement, soit que, partant du point de vue physiologique, on considère que la maladie n’existe pas en ce sens qu’elle ne serait qu’un cas particulier de l’état physiologique. Sans doute toutes ces vues sont des clartés qui nous dirigent et nous sont utiles. Mais si l’on se livrait exclusivement à cette contemplation hypothétique, on tournerait bientôt le dos à la réalité ; et ce serait, suivant moi, mal comprendre la vraie philosophie scientifique que d’établir une sorte d’opposition ou d’exclusion entre la pratique qui exige la connaissance des particularités et les généralisations précédentes qui tendent à confondre tout dans tout. En effet, le médecin n’est point le médecin des êtres vivants en général, pas même le médecin du genre humain, mais bien le médecin de l’individu humain, et de plus le médecin d’un individu dans certaines conditions morbides qui lui sont spéciales et qui constituent ce que l’on a appelé son idiosyncrasie. D’où il semblerait résulter que la


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médecine, à l’encontre des autres sciences, doive se constituer en particularisant de plus en plus. Cette opinion serait une erreur ; il n’y a là que des apparences, car pour toutes les sciences, c’est la généralisation qui conduit à la loi des phénomènes et au vrai but scientifique. Seulement, il faut savoir que toutes les généralisations morphologiques auxquelles nous avons fait allusion plus haut, et qui servent de point d’appui au naturaliste, sont trop superficielles et dès lors insuffisantes, pour le physiologiste et pour le médecin. Le naturaliste, le physiologiste et le médecin ont en vue des problèmes tout différents, ce qui fait que leurs recherches ne marchent point parallèlement et qu’on ne peut pas, par exemple, établir une échelle physiologique exactement superposée à l’échelle zoologique. Le physiologiste et le médecin descendent dans le problème biologique beaucoup plus profondément que le zoologiste ; le physiologiste considère les conditions générales d’existence des phénomènes de la vie ainsi que les diverses modifications que ces conditions peuvent subir. Mais le médecin ne se contente pas de savoir que tous les phénomènes vitaux ont des conditions identiques chez tous les êtres vivants, il faut qu’il aille encore plus loin dans l’étude des détails de ces conditions chez chaque individu considéré dans des circonstances morbides données. Ce ne sera donc qu’après être descendus aussi profondément que possible dans l’intimité des phénomènes vitaux à l’état normal et à l’état pathologique, que le physiologiste et le médecin pourront remonter


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à des généralités lumineuses et fécondes.

La vie a son essence primitive dans la force de développement organique, force qui constituait la nature médicatrice d’Hippocrate et l’ archeus faber de van Heknont. Mais, quelle que soit l’idée que l’on ait de la nature de cette force, elle se manifeste toujours concurremment et parallèlement avec des conditions physico-chimiques propres aux phénomènes vitaux. C’est donc par l’étude des particularités physico-chimiques que le médecin comprendra les individualités comme des cas spéciaux contenus dans la loi générale, et retrouvera là, comme partout, une généralisation harmonique de la variété dans l’unité. Mais le médecin traitant la variété, il doit toujours chercher à la déterminer dans ses études et la comprendre dans ses généralisations.

S’il fallait définir la vie d’un seul mot, qui, en exprimant bien ma pensée, mît en relief le seul caractère qui, suivant moi, distingue nettement la science biologique, je dirais : la vie, c’est la création. En effet, l’organisme créé est une machine qui fonctionne nécessairement en vertu des propriétés physico-chimiques de ses éléments constituants. Nous distinguons aujourd’hui trois ordres de propriétés manifestées dans les phénomènes des êtres vivants - propriétés physiques, propriétés chimiques et propriétés vitales. Cette dernière dénomination de propriétés vitales n’est, elle-même, que provisoire ; car nous appelons vitales les propriétés organiques que nous n’avons pas encore pu réduire à des considérations physico-chimiques ; mais il n’


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est pas douteux qu’on y arrivera un jour. De sorte que ce qui caractérise la machine vivante, ce n’est pas la nature de ses propriétés physico-chimiques, si complexes qu’elles soient, mais bien la création, de cette machine qui se développe sous nos yeux dans les conditions qui lui sont propres et d’après une idée définie qui exprime la nature de l’être vivant et l’essence même de la vie.

Quand un poulet se développe dans un œuf, ce n’est point la formation du corps animal, en tant que groupement d’éléments chimiques, qui caractérise essentiellement la force vitale. Ce groupement ne se fait que par suite des lois qui régissent les propriétés chimico-physiques de la matière ; mais ce qui est essentiellement du domaine de la vie et ce qui n’appartient ni à la chimie, ni à la physique, ni à rien autre chose, c’est l’idée directrice de cette évolution vitale. Dans tout germe vivant, il y a une idée créatrice qui se développe et se manifeste par l’organisation. Pendant toute sa durée, l’être vivant reste sous l’influence de cette même force vitale créatrice, et la mort arrive lorsqu’elle ne peut plus se réaliser. Ici, comme partout, tout dérive de l’idée qu’elle seule crée et dirige ; les moyens de manifestation physico-chimiques sont communs à tous les phénomènes de la nature et restent confondus pêle-mêle, comme les caractères de l’alphabet dans une boîte où une force va les chercher pour exprimer les pensées ou les mécanismes les plus divers. C’est toujours cette même idée vitale qui conserve l’être, en reconstituant les parties vivantes désorganisées par l’


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exercice ou détruites par les accidents et par les maladies ; de sorte que c’est aux conditions physico-chimiques de ce développement primitif qu’il faudra toujours faire remonter les explications vitales, soit à l’état normal, soit à l’état pathologique. Nous verrons en effet que le physiologiste et le médecin ne peuvent réellement agir que par l’intermédiaire de la physico-chimie animale, c’est-à-dire par une physique et une chimie qui s’accomplissent sur le terrain vital spécial où se développent, se créent et s’entretiennent, d’après une idée définie et suivant des déterminismes rigoureux, les conditions d’existence de tous les phénomènes de l’organisme vivant.

II. - De la pratique expérimentale sur les êtres vivants

La méthode expérimentale et les principes de l’expérimentation sont, ainsi que nous l’avons dit, identiques dans les phénomènes des corps bruts et dans les phénomènes des corps vivants. Mais il ne saurait en être de même dans la pratique expérimentale, et il est facile de concevoir que l’organisation spéciale des corps vivants doive exiger, pour être analysée, des procédés d’une nature particulière et nous présenter des difficultés suis generis. Toutefois, les considérations et les préceptes spéciaux que nous allons avoir à donner pour prémunir le physiologiste contre les causes d’erreur de la pratique expérimentale, ne se rapportent qu’à la délicatesse, à la mobilité et à la fugacité des propriétés vitales, ainsi qu’à la complexité des phénomènes de la vie.


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Il ne s’agit en effet pour le physiologiste que de décomposer la machine vivante, afin d’étudier et de mesurer, à l’aide d’instruments et de procédés empruntés à la physique et à la chimie, les divers phénomènes vitaux dont il cherche à découvrir les lois.

Les sciences possèdent chacune sinon une méthode propre, au moins des procédés spéciaux, et, de plus, elles se servent réciproquement d’instruments les unes aux autres. Les mathématiques servent d’instrument à la physique, à la chimie et à la biologie dans des limites diverses ; la physique et la chimie servent d’instruments puissants à la physiologie et à la médecine. Dans ce secours mutuel que se prêtent les sciences, il faut bien distinguer le savant qui fait avancer chaque science de celui qui s’en sert. Le physicien et le chimiste ne sont pas mathématiciens parce qu’ils emploient le calcul ; le physiologiste n’est pas chimiste ni physicien parce qu’il fait usage de réactifs chimiques ou d’instruments de physique, pas plus que le chimiste et le physicien ne sont physiologistes parce qu’ils étudient la composition ou les propriétés de certains liquides et tissus animaux ou végétaux. Chaque science a son problème et son point de vue qu’il ne faut point confondre sans s’exposer à égarer la recherche scientifique. Cette confusion s’est pourtant fréquemment présentée dans la science biologique qui, à raison de sa complexité, a besoin du secours de toutes les autres sciences. On a vu et l’on voit souvent encore des chimistes et des physiciens qui, au lieu de se borner à demander aux phénomènes des corps vivants de leur fournir des moyens ou


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des arguments propres à établir certains principes de leur science, veulent encore absorber la physiologie et la réduire à de simples phénomènes physico-chimiques. Ils donnent de la vie des explications ou des systèmes qui parfois séduisent par leur trompeuse simplicité, mais qui dans tous les cas nuisent à la science biologique en y introduisant une fausse direction et des erreurs qu’il faut ensuite longtemps pour dissiper. En un mot, la biologie a son problème spécial et son point de vue déterminé ; elle n’emprunte aux autres sciences que leur secours et leurs méthodes, mais non leurs théories. Ce secours des autres sciences est si puissant, que sans lui le développement de la science des phénomènes de la vie est impossible. La connaissance préalable des sciences physico-chimiques n’est donc point accessoire à la biologie comme on le dit ordinairement, mais au contraire elle lui est essentielle et fondamentale. C’est pourquoi je pense qu’il convient d’appeler les sciences physico-chimiques les sciences auxiliaires et non les sciences accessoires de la physiologie. Nous verrons que l’anatomie devient aussi une science auxiliaire de la physiologie, de même que la physiologie elle-même, qui exige le secours de l’anatomie, de toutes les sciences physico-chimiques, devient la science la plus immédiatement auxiliaire de la médecine et constitue sa vraie base scientifique.

L’application des sciences physico-chimiques à la physiologie et l’emploi de leurs procédés comme instruments propres à analyser les phénomènes de la vie, offrent un grand nombre de difficultés inhérentes, ainsi


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que nous l’avons dit, à la mobilité et à la fugacité des phénomènes de la vie. C’est là une cause de la spontanéité et de la mobilité dont jouissent les êtres vivants, et c’est une circonstance qui rend les propriétés des corps organisés très difficiles à fixer et à étudier. Il importe de revenir ici un instant sur la nature de ces difficultés, ainsi que j’ai déjà eu l’occasion de le faire souvent dans mes cours(1).

Pour tout le monde un corps vivant diffère essentiellement dès l’abord d’un corps brut au point de vue de l’expérimentation. D’un côté, le corps brut n’a en lui aucune spontanéité ; ses propriétés s’équilibrant avec les conditions extérieures, il tombe bientôt, comme on le dit, en indifférence physico-chimique, c’est-à-dire dans un équilibre stable avec ce qui l’entoure. Dès lors toutes les modifications de phénomènes qu’il éprouvera proviendront nécessairement de changements survenus dans les circonstances ambiantes, et l’on conçoit qu’en tenant compte exactement de ces circonstances, on soit sûr de posséder les conditions expérimentales qui sont nécessaires à la conception d’une bonne expérience. Le corps vivant, surtout chez les animaux élevés, ne tombe jamais en indifférence chimico-physique avec le milieu extérieur, il possède un mouvement incessant, une évolution organique en apparence spontanée et constante, et, bien que cette évolution ait besoin des circonstances extérieures pour se manifester, elle en est cependant indépendante


(1) Cl. Bernard, Leçons sur les propriétés physiologiques et les altérations pathologiques des liquides de l’organisme. Paris, 1859, t. I. Leçon d’ouverture, 9 décembre 1867.


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dans sa marche et dans sa modalité. Ce qui le prouve, c’est qu’on voit un être vivant naître, se développer, devenir malade et mourir, sans que cependant les conditions du monde extérieur changent pour l’observateur.

De ce qui précède il résulte que celui qui expérimente sur les corps bruts peut, à l’aide de certains instruments, tels que le baromètre, le thermomètre, l’hygromètre, se placer dans des conditions identiques et obtenir par conséquent des expériences bien définies et semblables. Les physiologistes et les médecins, avec raison, ont imité les physiciens et cherché à rendre leurs expériences plus exactes en se servant des mêmes instruments qu’eux. Mais on voit aussitôt que ces conditions extérieures, dont le changement importe tant au physicien et au chimiste, sont d’une beaucoup plus faible valeur pour le médecin. En effet, les modifications sont toujours sollicitées dans les phénomènes des corps bruts, par un changement cosmique extérieur, et il arrive parfois qu’une très légère modification dans la température ambiante ou dans la pression barométrique amène des changements importants dans les phénomènes des corps bruts. Mais les phénomènes de la vie, chez l’homme et chez les animaux élevés, peuvent se modifier sans qu’il arrive aucun changement cosmique extérieur appréciable, et de légères modifications thermométriques et barométriques n’exercent souvent aucune influence réelle sur les manifestations vitales ; et, bien qu’on ne puisse pas dire que ces influences cosmiques extérieures soient essentiellement nulles, il arrive


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des circonstances où il serait presque ridicule d’en tenir compte. Tel est le cas d’un expérimentateur qui, répétant mes expériences de la piqûre du plancher du quatrième ventricule pour produire le diabète artificiel, a cru faire preuve d’une plus grande exactitude, en notant avec soin la pression barométrique au moment où il pratiquait l’expérience !

Cependant si, au lieu d’expérimenter sur l’homme ou sur les animaux supérieurs, nous expérimentons sur des êtres vivants inférieurs, animaux ou végétaux, nous verrons que ces indications thermométriques, barométriques et hygrométriques, qui avaient si peu d’importance pour les premiers, doivent, au contraire, être tenues en très sérieuse considération pour les seconds. En effet, si pour des infusoires nous faisons varier les conditions d’humidité, de chaleur et de pression atmosphérique, nous verrons les manifestations vitales de ces êtres se modifier ou s’anéantir suivant les variations plus ou moins considérables que nous introduirons dans les influences cosmiques citées plus haut. Chez les végétaux et chez les animaux à sang froid, nous voyons encore les conditions de température et d’humidité du milieu cosmique jouer un très grand rôle dans les manifestations de la vie. C’est ce qu’on appelle l’influence des saisons, que tout le monde connaît. Il n’y aurait donc en définitive que les animaux à sang chaud et l’homme qui sembleraient se soustraire à ces influences cosmiques et avoir des manifestations libres et indépendantes. Nous avons déjà dit ailleurs que cette sorte d’indépendance des manifestations vitales


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de l’homme et des animaux supérieurs est le résultat d’une perfection plus grande de leur organisme, mais non la preuve que les manifestations de la vie chez ces êtres, physiologiquement plus parfaits, se trouvent soumises à d’autres lois ou à d’autres causes. En effet, nous savons que ce sont les éléments histologiques de nos organes qui expriment les phénomènes de la vie ; or, si ces éléments ne subissent pas de variations dans leurs fonctions sous l’influence des variations de température, d’humidité et de pression de l’atmosphère extérieure, c’est qu’ils se trouvent plongés dans un milieu organique ou dans une atmosphère intérieure dont les conditions de température, d’humidité et de pression ne changent pas avec les variations du milieu cosmique. D’où il faut conclure qu’au fond les manifestations vitales chez les animaux à sang chaud et chez l’homme sont également soumises à des conditions physico-chimiques précises et déterminées.

En récapitulant tout ce que nous avons dit précédemment, on voit qu’il y a dans tous les phénomènes naturels des conditions de milieu qui règlent leurs manifestations phénoménales. Les conditions de notre milieu cosmique règlent en général les phénomènes minéraux qui se passent à la surface de la terre ; mais les êtres organisés renferment en eux les conditions particulières de leurs manifestations vitales, et, à mesure que l’organisme, c’est-à-dire la machine vivante, se perfectionne, ses éléments organisés devenant plus délicats, elle crée les conditions spéciales d’un milieu organique qui s’isole de plus en plus du milieu cosmique.


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Nous retombons ainsi dans la distinction que j’ai établie depuis longtemps et que je crois très féconde, à savoir, qu’il y a en physiologie deux milieux à considérer : le milieu macrocosmique, général, et le milieu microcosmique, particulier à l’être vivant ; le dernier se trouve plus ou moins indépendant du premier suivant le degré de perfectionnement de l’organisme. D’ailleurs ce que nous voyons ici pour la machine vivante se conçoit facilement, puisqu’il en est de même pour les machines brutes que l’homme crée. Ainsi, les modifications climatériques n’ont aucune influence sur la marche d’une machine à vapeur, quoique tout le monde sache que dans l’intérieur de cette machine il y a des conditions précises de température, de pression et d’humidité qui règlent mathématiquement tous ses mouvements. Nous pourrions donc aussi, pour les machines brutes, distinguer un milieu macrocosmique et un milieu microcosmique. Dans tous les cas, la perfection de la machine consistera à être de plus en plus libre et indépendante, de façon à subir de moins en moins les influences du milieu extérieur. La machine humaine sera d’autant plus parfaite qu’elle se défendra mieux contre la pénétration des influences du milieu extérieur ; quand l’organisme vieillit et qu’il s’affaiblit, il devient plus sensible aux influences extérieures du froid, du chaud, de l’humide, ainsi qu’à toutes les autres influences climatériques en général.

En résumé, si nous voulons atteindre les conditions exactes des manifestations vitales chez l’homme et chez les animaux supérieurs, ce n’est point réellement


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dans le milieu cosmique extérieur qu’il faut chercher, mais bien dans le milieu organique intérieur. C’est, en effet, dans l’étude de ces conditions organiques intérieures, ainsi que nous l’avons dit souvent, que se trouve l’explication directe et vraie des phénomènes de la vie, de la santé, de la maladie et de la mort de l’organisme. Nous ne voyons à l’extérieur que la résultante de toutes les actions intérieures du corps, qui nous apparaissent alors comme le résultat d’une force vitale distincte n’ayant que des rapports éloignés avec les conditions physico-chimiques du milieu extérieur et se manifestant toujours comme une sorte de personnification organique douée de tendances spécifiques. Nous avons dit ailleurs que la médecine antique considéra l’influence du milieu cosmique, des eaux, des airs et des lieux ; on peut, en effet, tirer de là d’utiles indications pour l’hygiène et pour les modifications morbides. Mais ce qui distinguera la médecine expérimentale moderne, ce sera d’être fondée surtout sur la connaissance du milieu intérieur dans lequel viennent agir les influences normales et morbides ainsi que les influences médicamenteuses. Mais comment connaître ce milieu intérieur de l’organisme si complexe chez l’homme et chez les animaux supérieurs, si ce n’est en y descendant en quelque sorte et en y pénétrant au moyen de l’expérimentation appliquée aux corps vivants ? Ce qui veut dire que, pour analyser les phénomènes de la vie, il faut nécessairement pénétrer dans les organismes vivants à l’aide des procédés de vivisection.

En résumé, c’est seulement dans les conditions physico-


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chimiques du milieu intérieur que nous trouverons le déterminisme des phénomènes extérieurs de la vie. La vie de l’organisme n’est qu’une résultante de toutes les actions intimes ; elle peut se montrer plus ou moins vive et plus ou moins affaiblie et languissante, sans que rien dans le milieu extérieur puisse nous l’expliquer parce qu’elle est réglée par les conditions du milieu intérieur. C’est donc dans les propriétés physico-chimiques du milieu intérieur que nous devons chercher les véritables bases de la physique et de la chimie animales. Toutefois, nous verrons plus loin qu’il y a à considérer, outre les conditions physico-chimiques indispensables à la manifestation de la vie, des conditions physiologiques évolutives spéciales qui sont le quid proprium de la science biologique. J’ai toujours beaucoup insisté sur cette distinction, parce que je crois qu’elle est fondamentale, et que les considérations physiologiques doivent être prédominantes dans un traité d’expérimentation appliquée à la médecine. En effet, c’est là que nous trouverons les différences dues aux influences de l’âge, du sexe, de l’espèce, de la race, de l’état d’abstinence ou de digestion, etc. Cela nous amènera à considérer dans l’organisme des réactions réciproques et simultanées du milieu intérieur sur les organes, et des organes sur le milieu intérieur.

III. - De la vivisection

On n’a pu découvrir les lois de la matière brute qu’en pénétrant dans les corps ou dans les machines inertes, de même on ne pourra arriver à connaître les lois


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et les propriétés de la matière vivante qu’en disloquant les organismes vivants pour s’introduire dans leur milieu intérieur. Il faut donc nécessairement, après avoir disséqué sur le mort, disséquer sur le vif, pour mettre à découvert et voir fonctionner les parties intérieures ou cachées de l’organisme ; c’est à ces sortes d’opérations qu’on donne le nom de vivisections, et sans ce mode d’investigation, il n’y a pas de physiologie ni de médecine scientifique possibles : pour apprendre comment l’homme et les animaux vivent, il est indispensable d’en voir mourir un grand nombre, parce que les mécanismes de la vie ne peuvent se dévoiler et se prouver que par la connaissance des mécanismes de la mort.

À toutes les époques on a senti cette vérité, et dès les temps les plus anciens, on a pratiqué, dans la médecine, non seulement des expériences thérapeutiques, mais même des vivisections. On raconte que des rois de Perse livraient les condamnés à mort aux médecins afin qu’ils fissent sur eux des vivisections utiles à la médecine. Au dire de Galien, Attale III, Philométor, qui régnait cent trente-sept ans avant Jésus-Christ, à Pergame, expérimentait les poisons et les contre-poisons sur des criminels condamnés à mort(1). Celse rappelle et approuve les vivisections d’Hérophile et d’Erasistrate pratiquées sur des criminels, par le consentement des Ptolémées. Il n’est pas cruel, dit-il, d’imposer des supplices à quelques coupables, supplices


(1) Daniel Leclerc, Histoire de la médecine, p. 338.


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qui doivent profiter à des multitudes d’innocents pendant le cours de tous les siècles (1). Le grand-duc de Toscane fit remettre à Fallope, professeur d’anatomie à Pise, un criminel avec permission qu’il le fît mourir et qu’il le disséquât à son gré. Le condamné ayant une fièvre quarte, Fallope voulut expérimenter l’influence des effets de l’opium sur les paroxysmes. Il administra deux gros d’opium pendant l’intermission ; la mort survint à la deuxième expérimentation(2). De semblables exemples se sont retrouvés plusieurs fois, et l’on connaît l’histoire de l’archer de Meudon. Paris, 18(3), qui reçut sa grâce parce qu’on pratiqua sur lui la néphrotomie avec succès. Les vivisections sur les animaux remontent également très loin. On peut considérer Galien comme le fondateur des vivisections sur les animaux. Il institua ses expériences en particulier sur des singes ou sur de jeunes porcs, et il décrivit les instruments et les procédés employés pour l’expérimentation. Galien ne pratiqua guère que des expériences du genre de celles que nous avons appelées expériences perturbatrices, et qui consistent à blesser, à détruire ou à enlever une partie afin de juger de son usage par le trouble que sa soustraction produit. Galien a résumé les expériences faites avant lui, et il a étudié par lui-même les effets de la destruction de la moelle épinière à des hauteurs diverses, ceux de la perforation de la poitrine


(1) Celsus, De medicinâ, in prcefatione, edil. Elzevir de Vanilcr Linden, p. 6 et 7.
(2) Astruc, De morbis venereis, t. Il, p. 7/18 et 749.
(3) Rayer, Traité des maladies des reins, t. III, p. 213. Paris, 1841.


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d’un côté ou des deux côtés à la fois ; les effets de la section des nerfs qui se rendent aux muscles intercostaux et de celle du nerf récurrent. Il a lié les artères, institué des expériences sur le mécanisme de la déglutition (1). Depuis Galien, il y a toujours eu, de loin en loin, au milieu des systèmes médicaux, des vivisecteurs éminents. C’est à ce titre que les noms des de Graaf, Harvey, Aselli, Pecquet, Haller, etc., se sont transmis jusqu’à nous. De notre temps, et surtout sous l’influence de Magendie, la vivisection est entrée définitivement dans la physiologie et dans la médecine comme un procédé d’étude habituel et indispensable.

Les préjugés qui se sont attachés au respect des cadavres ont pendant très longtemps arrêté le progrès de l’anatomie. De même la vivisection a rencontré dans tous les temps des préjugés et des détracteurs. Nous n’avons pas la prétention de détruire tous les préjugés dans le monde ; nous n’avons pas non plus à nous occuper ici de répondre aux arguments des détracteurs des vivisections, puisque par là même ils nient la médecine expérimentale, c’est-à-dire la médecine scientifique. Toutefois nous examinerons quelques questions générales et nous poserons ensuite le but scientifique que se proposent les vivisections.

D’abord a-t-on le droit de pratiquer des expériences et des vivisections sur l’homme ? Tous les jours le médecin fait des expériences thérapeutiques sur ses malades


(1) Dezeimeris, Dictionnaire historique, t. II, p.444. — Daremberg, Exposition des connaissances de Galien sur l’anatomie pathologique et la pathologie du système nerveux. Thèse, 1841, p. 13 et 80.


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et tous les jours le chirurgien pratique des vivisections sur ses opérés. On peut donc expérimenter sur l’homme, mais dans quelles limites ? On a le devoir et par conséquent le droit de pratiquer sur l’homme une expérience toutes les fois qu’elle peut lui sauver la vie, le guérir ou lui procurer un avantage personnel. Le principe de moralité médicale et chirurgicale consiste donc à ne jamais pratiquer sur un homme une expérience qui ne pourrait que lui être nuisible à un degré quelconque, bien que le résultat pût intéresser beaucoup la science, c’est-à-dire la santé des autres. Mais cela n’empêche pas qu’en faisant les expériences et les opérations toujours exclusivement au point de vue de l’intérêt du malade qui les subit, elles ne tournent en même temps au profit de la science. En effet, il ne saurait en être autrement ; un vieux médecin qui a souvent administré les médicaments et qui a beaucoup traité de malades, sera plus expérimenté, c’est-à-dire expérimentera mieux sur ses nouveaux malades parce qu’il s’est instruit par les expériences qu’il a faites sur d’autres. Le chirurgien qui a souvent pratiqué des opérations dans des cas divers s’instruira et se perfectionnera expérimentalement. Donc, on le voit, l’instruction n’arrive jamais que par l’expérience, et cela rentre tout à fait dans les définitions que nous avons données au commencement de cette introduction.

Peut-on faire des expériences ou des vivisections sur les condamnés à mort ? On a cité des exemples analogues à celui que nous avons rappelé plus haut, et dans lesquels on s’était permis des opérations dangereuses en


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offrant aux condamnés leur grâce en échange. Les idées de la morale moderne réprouvent ces tentatives ; je partage complètement ces idées. Cependant, je considère comme très utile à la science et comme parfaitement permis de faire des recherches sur les propriétés des tissus aussitôt après la décapitation chez les suppliciés. Un helminthologiste fit avaler à une femme condamnée à mort des larves de vers intestinaux, sans qu’elle le sût, afin de voir après sa mort si les vers s’étaient développés dans ses intestins(1). D’autres ont fait des expériences analogues sur des malades phthisiques devant bientôt succomber ; il en est qui ont fait les expériences sur eux-mêmes. Ces sortes d’expériences étant très intéressantes pour la science, et ne pouvant être concluantes que sur l’homme, me semblent très permises quand elles n’entraînent aucune souffrance ni aucun inconvénient chez le sujet expérimenté. Car, il ne faut pas s’y tromper, la morale ne défend pas de faire des expériences sur son prochain ni sur soi-même ; dans la pratique de la vie, les hommes ne font que faire des expériences les uns sur les autres. La morale chrétienne ne défend qu’une seule chose, c’est de faire du mal à son prochain. Donc, parmi les expériences qu’on peut tenter sur l’homme, celles qui ne peuvent que nuire sont défendues, celles qui sont innocentes sont permises, et celles qui peuvent faire du bien sont commandées.

Maintenant se présente cette autre question. A-t-on le


(1) Davaine, Traité des entozoaires. Paris, 1860. Synopsis, p. xxvii.


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droit de faire des expériences et des vivisections sur les animaux ? Quant à moi, je pense qu’on a ce droit d’une manière entière et absolue. Il serait bien étrange, en effet, qu’on reconnût que l’homme a le droit de se servir des animaux pour tous les usages de la vie, pour ses services domestiques, pour son alimentation, et qu’on lui défendît de s’en servir pour s’instruire dans une des sciences les plus utiles à l’humanité. Il n’y a pas à hésiter ; la science de la vie ne peut se constituer que par des expériences, et l’on ne peut sauver de la mort des êtres vivants qu’après en avoir sacrifié d’autres. Il faut faire les expériences sur les hommes ou sur les animaux. Or, je trouve que les médecins font déjà trop d’expériences dangereuses sur les hommes avant de les avoir étudiées soigneusement sur les animaux. Je n’admets pas qu’il soit moral d’essayer sur les malades dans les hôpitaux des remèdes plus ou moins dangereux ou actifs, sans qu’on les ait préalablement expérimentés sur des chiens ; car je prouverai plus loin que tout ce que l’on obtient chez les animaux peut parfaitement être concluant pour l’homme quand on sait bien expérimenter. Donc, s’il est immoral de faire sur un homme une expérience dès qu’elle est dangereuse pour lui, quoique le résultat puisse être utile aux autres, il est essentiellement moral de faire sur un animal des expériences, quoique douloureuses et dangereuses pour lui, dès qu’elles peuvent être utiles pour l’homme.

Après tout cela, faudra-t-il se laisser émouvoir par les cris de sensibilité qu’ont pu pousser les gens du monde ou par les objections qu’ont pu faire les hommes étrangers


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aux idées scientifiques ? Tous les sentiments sont respectables, et je me garderai bien d’en jamais froisser aucun. Je les explique très bien, et c’est pour cela qu’ils ne m’arrêtent pas. Je comprends parfaitement que les médecins qui se trouvent sous l’influence de certaines idées fausses et à qui le sens scientifique manque, ne puissent pas se rendre compte de la nécessité des expériences et des vivisections pour constituer la science biologique. Je comprends parfaitement aussi que les gens du monde, qui sont mus par des idées tout à fait différentes de celles qui animent le physiologiste, jugent tout autrement que lui les vivisections. Il ne saurait en être autrement. Nous avons dit quelque part dans cette introduction que, dans la science, c’est l’idée qui donne aux faits leur valeur et leur signification. Il en est de même dans la morale, il en est de même partout. Des faits identiques matériellement peuvent avoir une signification morale opposée, suivant les idées auxquelles ils se rattachent. Le lâche assassin, le héros et le guerrier plongent également le poignard dans le sein de leur semblable. Qu’est-ce qui les distingue, si ce n’est l’idée qui dirige leur bras ? Le chirurgien, le physiologiste et Néron se livrent également à des mutilations sur des êtres vivants. Qu’est-ce qui les distingue encore, si ce n’est l’idée ? Je n’essayerai donc pas, à l’exemple de Le Gallois (1), de justifier les physiologistes du reproche de cruauté que leur adressent les gens étrangers à la science ; la différence des idées explique


(1) Le Gallois, Œuvres, Paris, 1824. Avant-propos, p. xxx ;


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tout. Le physiologiste n’est pas un homme du monde, c’est un savant, c’est un homme qui est saisi et absorbé par une idée scientifique qu’il poursuit : il n’entend plus les cris des animaux, il ne voit plus le sang qui coule, il ne voit que son idée et n’aperçoit que des organismes qui lui cachent des problèmes qu’il veut découvrir. De même le chirurgien n’est pas arrêté par les cris et les sanglots les plus émouvants, parce qu’il ne voit que son idée et le but de son opération. De même encore l’anatomiste ne sent pas qu’il est dans un charnier horrible ; sous l’influence d’une idée scientifique, il poursuit avec délices un filet nerveux dans des chairs puantes et livides qui seraient pour tout autre homme un objet de dégoût et d’horreur. D’après ce qui précède, nous considérons comme oiseuses ou absurdes toutes discussions sur les vivisections. Il est impossible que des hommes qui jugent les faits avec des idées si différentes puissent jamais s’entendre ; et comme il est impossible de satisfaire tout le monde, le savant ne doit avoir souci que de l’opinion des savants qui le comprennent, et ne tirer de règle de conduite que de sa propre conscience.

Le principe scientifique de la vivisection est d’ailleurs facile à saisir. Il s’agit toujours, en effet, de séparer ou de modifier certaines parties de la machine vivante, afin de les étudier, et de juger ainsi de leur usage ou de leur utilité. La vivisection, considérée comme méthode analytique d’investigation sur le vivant, comprend un grand nombre de degrés successifs, car on peut avoir à agir soit sur les appareils organiques, soit sur les organes,


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soit sur les tissus ou sur les éléments histologiques eux-mêmes. Il y a des vivisections extemporanées et d’autres vivisections dans lesquelles on produit des mutilations dont on étudie les suites en conservant les animaux. D’autres fois la vivisection n’est qu’une autopsie faite sur le vif ou une étude des propriétés des tissus immédiatement après la mort. Ces procédés divers d’étude analytique des mécanismes de la vie, chez l’animal vivant, sont indispensables, ainsi que nous le verrons, à la physiologie, à la pathologie et à la thérapeutique. Toutefois, il ne faudrait pas croire que la vivisection puisse constituer à elle seule toute la méthode expérimentale appliquée à l’étude des phénomènes de la vie. La vivisection n’est qu’une dissection anatomique sur le vivant ; elle se combine nécessairement avec tous les autres moyens physico-chimiques d’investigation qu’il s’agit de porter dans l’organisme. Réduite à elle-même, la vivisection n’aurait qu’une portée restreinte et pourrait même, dans certains cas, nous induire en erreur sur le véritable rôle des organes. Par ces réserves je ne nie pas l’utilité ni même la nécessité absolue de la vivisection dans l’étude des phénomènes de la vie ; je la déclare seulement insuffisante. En effet, nos instruments de vivisection sont tellement grossiers et nos sens si imparfaits, que nous ne pouvons atteindre dans l’organisme que des parties grossières et complexes. La vivisection, sous le microscope, arriverait à une analyse bien plus fine, mais elle offre de très grandes difficultés et n’est applicable qu’à de très petits animaux.


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Mais, quand nous sommes arrivés aux limites de la vivisection, nous avons d’autres moyens de pénétrer plus loin et de nous adresser même aux parties élémentaires de l’organisme dans lesquelles siègent les propriétés élémentaires des phénomènes vitaux. Ces moyens sont les poisons que nous pouvons introduire dans la circulation et qui vont porter leur action spécifique sur tel ou tel élément histologique. Les empoisonnements localisés, ainsi que les ont déjà employés Fontana et J. Müller, constituent de précieux moyens d’analyse physiologique. Les poisons sont de véritables réactifs de la vie ; des instruments d’une délicatesse extrême qui vont disséquer les éléments vitaux. Je crois avoir été le premier à considérer l’étude des poisons à ce point de vue, car je pense que l’étude attentive des modificateurs histologiques doit former la base commune de la physiologie générale, de la pathologie et de la thérapeutique. En effet, c’est toujours aux éléments organiques qu’il faut remonter pour trouver les explications vitales les plus simples.

En résumé, la vivisection est la dislocation de l’organisme vivant à l’aide d’instruments et de procédés qui peuvent en isoler les différentes parties. Il est facile de comprendre que cette dissection sur le vivant suppose la dissection préalable sur le mort.

IV De l’anatomie normale dans ses rapports avec la vivisection

L’anatomie est la base nécessaire de toutes les recherches médicales théoriques et pratiques. Le cadavre est


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l’organisme privé du mouvement vital, et c’est naturellement dans l’étude des organes morts que l’on a cherché la première explication des phénomènes de la vie, de même que c’est dans l’étude des organes d’une machine en repos que l’on cherche l’explication du jeu de la machine en mouvement. L’anatomie de l’homme semblait donc devoir être la base de la physiologie et de la médecine humaines. Cependant les préjugés s’opposèrent à la dissection des cadavres, et l’on disséqua, à défaut de corps humains, des cadavres d’animaux aussi rapprochés de l’homme que possible par leur organisation : c’est ainsi que toute l’anatomie et la physiologie de Galien furent faites principalement sur des singes. Galien pratiquait en même temps des dissections cadavériques et des expériences sur les animaux vivants, ce qui prouve qu’il avait parfaitement compris que la dissection cadavérique n’a d’intérêt qu’autant qu’on la met en comparaison avec la dissection sur le vivant. De cette manière, en effet, l’anatomie n’est que le premier pas de la physiologie. L’anatomie est une science stérile par elle-même ; elle n’a de raison d’être que parce qu’il y a des hommes et des animaux vivants, sains et malades, et qu’elle peut être utile à la physiologie et à la pathologie. Nous nous bornerons à examiner ici les genres de services que, dans l’état actuel de nos connaissances, l’anatomie, soit de l’homme, soit des animaux, peut rendre à la physiologie et à la médecine. Cela m’a paru d’autant plus nécessaire qu’il règne à ce sujet dans la science des idées différentes ; il est bien entendu que, pour juger ces questions, nous nous plaçons


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toujours à notre point de vue de la physiologie et de la médecine expérimentales, qui forment la science médicale vraiment active. Dans la biologie on peut admettre des points de vue divers qui constituent, en quelque sorte, autant de sous-sciences distinctes. En effet, chaque science n’est séparée d’une autre science que parce qu’elle a un point de vue particulier et un problème spécial. On peut distinguer dans la biologie normale le point de vue zoologique, le point de vue anatomique simple et comparatif, le point de vue physiologique spécial et général. La zoologie, donnant la description et la classification des espèces, n’est qu’une science d’observation qui sert de vestibule à la vraie science des animaux. Le zoologiste ne fait que cataloguer les animaux d’après les caractères extérieurs et intérieurs de forme, suivant les types et les lois que la nature lui présente dans la formation de ces types. Le but du zoologiste est la classification des êtres d’après une sorte de plan de création, et le problème se résume pour lui à trouver la place exacte que doit occuper un animal dans une classification donnée.

L’anatomie, ou science de l’organisation des animaux, a une relation plus intime et plus nécessaire avec la physiologie. Cependant le point de vue anatomique diffère du point de vue physiologique, en ce que l’anatomiste veut expliquer l’anatomie par la physiologie, tandis que le physiologiste cherche à expliquer la physiologie par l’anatomie, ce qui est bien différent. Le point de vue anatomique a dominé la science depuis son début jusqu’à nos jours ; et il compte


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encore beaucoup de partisans. Tous les grands anatomistes qui se sont placés à ce point de vue ont cependant contribué puissamment au développement de la science physiologique, et Haller a résumé cette idée de subordination de la physiologie à l’anatomie en définissant la physiologie : anatomia animata. Je comprends facilement que le principe anatomique devait se présenter nécessairement le premier, mais le crois que ce principe est faux en voulant être exclusif, et qu’il est devenu aujourd’hui nuisible à la physiologie, après lui avoir rendu de très grands services, que je ne conteste pas plus que personne. En effet, l’anatomie est une science plus simple que la physiologie, et, par conséquent, elle doit lui être subordonnée, au lieu de la dominer. Toute explication des phénomènes de la vie basée exclusivement sur des considérations anatomiques est nécessairement incomplète. Le grand Haller, qui a résumé cette grande période anatomique de la physiologie dans ses immenses et admirables écrits, a été conduit à fonder une physiologie réduite à la fibre irritable et à la fibre sensitive. Toute la partie humorale ou physico-chimique de la physiologie, qui ne se dissèque pas et qui constitue ce que nous appelons notre milieu intérieur, a été négligée et mise dans l’ombre. Le reproche que j’adresse ici aux anatomistes qui veulent subordonner la physiologie à leur point de vue, je l’adresserai de même aux chimistes et aux physiciens, qui ont voulu en faire autant. Ils ont le même tort de vouloir subordonner la physiologie, science plus complexe, à la chimie


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ou à la physique, qui sont des sciences plus simples. Ce qui n’empêche pas que beaucoup de travaux de chimie et de physique physiologiques, conçus d’après ce faux point de vue, n’aient pu rendre de grands services à la physiologie.

En un mot, je considère que la physiologie, la plus complexe de toutes les sciences, ne peut pas être expliquée complètement par l’anatomie. L’anatomie n’est qu’une science auxiliaire de la physiologie, la plus immédiatement nécessaire, j’en conviens, mais insuffisante à elle seule ; à moins de vouloir supposer que l’anatomie comprend tout, et que l’oxygène, le chlorure de sodium et le fer qui se trouvent dans le corps sont des éléments anatomiques de l’organisme. Des tentatives de ce genre ont été renouvelées de nos jours par des anatomistes histologistes éminents. Je ne partage pas ces vues, parce que c’est, ce me semble, établir une confusion dans les sciences et amener l’obscurité au lieu de la clarté.

L’anatomiste, avons-nous dit plus haut, veut expliquer l’anatomie par la physiologie ; c’est-à-dire qu’il prend l’anatomie pour point de départ exclusif et prétend en déduire directement toutes les fonctions, par la logique seule et sans expériences. Je me suis déjà élevé contre les prétentions de ces déductions anatomiques(1), en montrant qu’elles reposent sur une illusion dont l’anatomiste ne se rend pas compte. En effet, il faut distinguer dans l’anatomie deux ordres de choses :


(1) Voy. Cl. Bernard, Leçons de physiologie expérimentale. Paris, 1856, tome II. Leçon d’ouverture, 2 mai 1855.


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1º les dispositions mécaniques passives des divers organes et appareils, qui, à ce point de vue, ne sont que de véritables instruments de mécanique animale ;
2º les éléments actifs ou vitaux qui mettent en jeu ces divers appareils.

L’anatomie cadavérique peut bien rendre compte des dispositions mécaniques de l’organisme animal ; l’inspection du squelette montre bien un ensemble de leviers dont on comprend l’action uniquement par leur arrangement. De même, pour le système de canaux ou de tubes qui conduisent les liquides ; et c’est ainsi que les valvules des veines ont des usages mécaniques qui mirent Harvey sur les traces de la découverte de la circulation du sang. Les réservoirs, les vessies, les poches diverses dans lesquels séjournent les liquides sécrétés ou excrétés, présentent des dispositions mécaniques qui nous indiquent plus ou moins clairement les usages qu’ils doivent remplir, sans que nous soyons obligés de recourir à des expériences sur le vivant pour le savoir. Mais il faut remarquer que ces déductions mécaniques n’ont rien qui soit absolument spécial aux fonctions d’un être vivant ; partout nous déduirons de même que des tuyaux sont destinés à conduire, que des réservoirs sont destinés à contenir, que des leviers sont destinés à mouvoir.

Mais quand nous arrivons aux éléments actifs ou vitaux qui mettent en jeu tous ces instruments passifs de l’organisation, alors l’anatomie cadavérique n’apprend rien et ne peut rien apprendre. Toutes nos connaissances à ce sujet nous arrivent nécessairement de l’expérience ou de l’observation sur le vivant ; et quand alors


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l’anatomiste croit faire des déductions physiologiques par l’anatomie seule et sans expérience, il oublie qu’il prend son point de départ dans cette même physiologie expérimentale qu’il a l’air de dédaigner. Lorsqu’un anatomiste déduit, comme il le dit, les fonctions des organes de leur texture, il ne fait qu’appliquer des connaissances acquises sur le vivant pour interpréter ce qu’il voit sur le mort ; mais l’anatomie ne lui apprend rien en réalité ; elle lui fournit seulement un caractère de tissu. Ainsi, quand un anatomiste rencontre dans une partie du corps des fibres musculaires, il en conclut qu’il y a mouvement contractile ; quand il rencontre des cellules glandulaires, il en conclut qu’il y a sécrétion ; quand il rencontre des fibres nerveuses, il en conclut qu’il y a sensibilité ou mouvement. Mais qu’est-ce qui lui a appris que la fibre musculaire se contracte, que la cellule glandulaire sécrète, que le nerf est sensible ou moteur, si ce n’est l’observation sur le vivant ou la vivisection ? Seulement, ayant remarqué que ces tissus contractiles sécrétoires ou nerveux ont des formes anatomiques déterminées, il a établi un rapport entre la forme de l’élément anatomique et ses fonctions ; de telle sorte que, quand il rencontre l’une, il conclut à l’autre. Mais, je le répète, dans tout cela l’anatomie cadavérique n’apprend rien, elle n’a fait que s’appuyer sur ce que la physiologie expérimentale lui enseigne ; ce qui le prouve clairement, c’est que là où la physiologie expérimentale n’a encore rien appris, l’anatomiste ne sait rien interpréter par l’anatomie seule. Ainsi, l’anatomie de la rate, des capsules surrénales


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et de la thyroïde, est aussi bien connue que l’anatomie d’un muscle ou d’un nerf, et cependant l’anatomiste est muet sur les usages de ces parties. Mais dès que le physiologiste aura découvert quelque chose sur les fonctions de ces organes, alors l’anatomiste mettra les propriétés physiologiques constatées en rapport avec les formes anatomiques déterminées des éléments. Je dois en outre faire remarquer que, dans ses localisations, l’anatomiste ne peut jamais aller au-delà de ce que lui apprend la physiologie, sous peine de tomber dans l’erreur. Ainsi, si l’anatomiste avance, d’après ce que lui a appris la physiologie, que, quand il y a des fibres musculaires, il y a contraction et mouvement, il ne saurait en inférer que, là où il ne voit pas de fibre musculaire, il n’y a jamais contraction ni mouvement. La physiologie expérimentale a prouvé, en effet, que l’élément contractile a des formes variées parmi lesquelles il en est que l’anatomiste n’a pas encore pu préciser.

En un mot, pour savoir quelque chose des fonctions de la vie, il faut les étudier sur le vivant. L’anatomie ne donne que des caractères pour reconnaître les tissus, mais elle n’apprend rien par elle-même sur leurs propriétés vitales. Comment, en effet, la forme d’un élément nerveux nous indiquerait-elle les propriétés nerveuses qu’il transmet ? Comment la forme d’une cellule du foie nous montrerait-elle qu’il s’y fait du sucre ? Comment la forme d’un élément musculaire nous ferait-elle connaître la contraction musculaire ? Il n’y a là qu’une relation empirique que nous établissons par l’observation comparative faite sur le vivant et sur


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le mort. Je me rappelle avoir souvent entendu de Blainville s’efforcer dans ses cours de distinguer ce qu’il fallait, suivant lui, appeler un substratum de ce qu’il fallait au contraire nommer un organe. Dans un organe, suivant de Blainville, on devait pouvoir comprendre un rapport mécanique nécessaire entre la structure et la fonction. Ainsi, disait-il, d’après la forme des leviers osseux, on conçoit un mouvement déterminé ; d’après la disposition des conduits sanguins, des réservoirs de liquides, des conduits excréteurs de glandes, on comprend que des fluides soient mis en circulation ou retenus par des dispositions mécaniques que l’on explique. Mais, pour l’encéphale, ajoutait-il, il n’y a aucun rapport matériel à établir entre la structure du cerveau et la nature des phénomènes intellectuels. Donc, concluait de Blainville, le cerveau n’est pas l’organe de la pensée, il en est seulement le substratum. On pourrait, si l’on veut, admettre la distinction de de Blainville, mais elle serait générale et non limitée au cerveau. Si, en effet, nous comprenons qu’un muscle inséré sur deux os puisse faire l’office mécanique d’une puissance qui les rapproche, nous ne comprenons pas du tout comment le muscle se contracte, et nous pouvons tout aussi bien dire que le muscle est le substratum de la contraction. Si nous comprenons comment un liquide sécrété s’écoule par les conduits d’une glande, nous ne pouvons avoir aucune idée sur l’essence des phénomènes sécréteurs, et nous pouvons tout aussi bien dire que la glande est le substratum de la sécrétion.


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En résumé, le point de vue anatomique est entièrement subordonné au point de vue physiologique expérimental en tant qu’explication des phénomènes de la vie. Mais, ainsi que nous l’avons dit plus haut, il y a deux choses dans l’anatomie, les instruments de l’organisme et les agents essentiels de la vie. Les agents essentiels de la vie résident dans les propriétés vitales de nos tissus qui ne peuvent être déterminés que par l’observation ou par l’expérience sur le vivant. Ces agents sont les mêmes chez tous les animaux, sans distinction de classe, de genre ni d’espèce. C’est là le domaine de l’anatomie et de la physiologie générales. Ensuite viennent des instruments de la vie qui ne sont autre chose que des appareils mécaniques ou des armes dont la nature a pourvu chaque organisme d’une manière définie suivant sa classe, son genre, son espèce. On pourrait même dire que ce sont ces appareils spéciaux qui constituent l’espèce ; car un lapin ne diffère d’un chien que parce que l’un a des instruments organiques qui le forcent à manger de l’herbe, et l’autre des organes qui l’obligent à manger de la chair. Mais, quant aux phénomènes intimes de la vie, ce sont deux animaux identiques. Le lapin est carnivore si on lui donne de la viande toute préparée, et j’ai prouvé depuis longtemps qu’à jeun tous les animaux sont carnivores.

L’anatomie comparée n’est qu’une zoologie intérieure ; elle a pour objet de classer les appareils ou instruments de la vie. Ces classifications anatomiques doivent corroborer et rectifier les caractères tirés des formes extérieures. C’est ainsi que la baleine, qui pourrait


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être placée parmi les poissons en raison de sa forme extérieure, est rangée dans les mammifères à cause de son organisation intérieure. L’anatomie comparée nous montre encore que les dispositions des instruments de la vie sont entre eux dans des rapports nécessaires et harmoniques avec l’ensemble de l’organisme. Ainsi un animal qui a des griffes doit avoir les mâchoires, les dents et les articulations des membres disposées d’une manière déterminée. Le génie de Cuvier a développé ces vues et en a tiré une science nouvelle, la paléontologie, qui reconstruit un animal entier d’après un fragment de son squelette. L’objet de l’anatomie comparée est donc de nous montrer l’harmonie fonctionnelle des instruments dont la nature a doué un animal et de nous apprendre la modification nécessaire de ces instruments suivant les diverses circonstances de la vie animale. Mais au fond de toutes ces modifications, l’anatomie comparée nous montre toujours un plan uniforme de création ; c’est ainsi qu’une foule d’organes existent, non comme utiles à la vie (souvent même ils sont nuisibles), mais comme caractères d’espèce ou comme vestiges d’un même plan de composition organique. Le bois du cerf n’a pas d’usage utile à la vie de l’animal ; l’omoplate de l’orvet et la mamelle chez les mâles, sont des vestiges d’organes devenus sans fonctions. La nature, comme l’a dit Gœthe, est un grand artiste ; elle ajoute, pour l’ornementation de la forme, des organes souvent inutiles pour la vie en elle-même, de même qu’un architecte fait pour l’ornementation de son monument des frises, des corniches et des tourillons


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qui n’ont aucun usage pour l’habitation.

L’anatomie et la physiologie comparées ont donc pour objet de trouver les lois morphologiques des appareils ou des organes dont l’ensemble constitue les organismes. La physiologie comparée, en tant qu’elle déduit les fonctions de la comparaison des organes, serait une science insuffisante et fausse si elle repoussait l’expérimentation. Sans doute la comparaison des formes des membres ou des appareils mécaniques de la vie de relation peut nous donner des indications sur les usages de ces parties. Mais que peut nous dire la forme du foie, du pancréas, sur les fonctions de ces organes ? L’expérience n’a-t-elle pas montré l’erreur de cette assimilation du pancréas à une glande salivaire(1) ? Que peut nous apprendre la forme du cerveau et des nerfs sur leurs fonctions ? Tout ce qu’on sait a été appris par l’expérimentation ou l’observation sur le vivant. Que pourra-t-on dire sur le cerveau des poissons, par exemple, tant que l’expérimentation n’aura pas débrouillé la question ? En un mot, la déduction anatomique a donné ce qu’elle pouvait donner, et vouloir rester dans cette voie exclusive, c’est rester en arrière du progrès de la science, et croire qu’on peut imposer des principes scientifiques sans vérification expérimentale ; c’est, en un mot, un reste de la scolastique du moyen âge. Mais, d’un autre côté, la physiologie comparée, en tant que s’appuyant sur l’expérience et en tant que cherchant chez les animaux les propriétés des tissus


(1) Claude Bernard, Mémoire sur le pancréas (Supplément aux Comptes rendus de l’Académie des sciences, 1856, t. I).


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ou des organes, ne me paraît pas avoir une existence distincte comme science. Elle retombe nécessairement dans la physiologie spéciale ou générale, puisque son but devient le même.

On ne distingue les diverses sciences biologiques entre elles que par le but que l’on se propose ou par l’idée que l’on poursuit en les étudiant. Le zoologiste et l’anatomiste comparateur voient l’ensemble des êtres vivants, et ils cherchent à découvrir par l’étude des caractères extérieurs et intérieurs de ces êtres les lois morphologiques de leur évolution et de leur transformation. Le physiologiste se place à un tout autre point de vue : il ne s’occupe que d’une seule chose, des propriétés de la matière vivante et du mécanisme de la vie, sous quelque forme qu’elle se manifeste. Pour lui, il n’y a plus ni genre ni espèce ni classe, il n’y a que des êtres vivants, et s’il en choisit un pour ses études, c’est ordinairement pour la commodité de l’expérimentation. Le physiologiste suit encore une idée différente de celle de l’anatomiste ; ce dernier, ainsi que nous l’avons vu, veut déduire la vie exclusivement de l’anatomie ; il adopte, par conséquent, un plan anatomique. Le physiologiste adopte un autre plan et suit une conception différente : au lieu de procéder de l’organe pour arriver à la fonction, il doit partir du phénomène physiologique et en rechercher l’explication dans l’organisme. Alors le physiologiste appelle à son secours pour résoudre le problème vital toutes les sciences : l’anatomie, la physique, la chimie, qui sont toutes des auxiliaires qui servent d’instruments indispensables à l’investigation. Il faut donc nécessairement


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connaître assez ces diverses sciences pour savoir toutes les ressources qu’on en peut tirer. Ajoutons en terminant que de tous les points de vue de la biologie, la physiologie expérimentale constitue à elle seule la science vitale active, parce qu’en déterminant les conditions d’existence des phénomènes de la vie, elle arrivera à s’en rendre maître et à les régir par la connaissance des lois qui leur sont spéciales.

V. - De l’anatomie pathologique et des sections cadavériques dans leurs rapports avec la vivisection

Ce que nous avons dit dans le paragraphe précédent de l’anatomie et de la physiologie normales peut se répéter pour l’anatomie et la physiologie considérées dans l’état pathologique. Nous trouvons également les trois points de vue qui apparaissent successivement : le point de vue taxonomique ou nosologique, le point de vue anatomique et le point de vue physiologique. Nous ne pouvons entrer ici dans l’examen détaillé de ces questions qui ne comprendraient ni plus ni moins que l’histoire entière de la science médicale. Nous nous bornerons à indiquer notre idée en quelques mots.

En même temps qu’on a observé et décrit les maladies, on a dû chercher à les classer, comme on a cherché à classer les animaux, et exactement d’après les mêmes principes des méthodes artificielles ou naturelles. Pinel a appliqué en pathologie la classification naturelle introduite en botanique par de Jussieu et en zoologie par Cuvier. Il suffira de citer la première


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phrase de la Nosographie de Pinel : « Une maladie étant donnée, trouver sa place dans un cadre nosologique (1). » Personne, je pense, ne considérera que ce but doive être celui de la médecine entière ; ce n’est donc là qu’un point de vue partiel, le point de vue taxonomique.

Après la nosologie est venu le point de vue anatomique, c’est-à-dire, qu’après avoir considéré les maladies comme des espèces morbides, on a voulu les localiser anatomiquement. On a pensé que, de même qu’il y avait une organisation normale qui devait rendre compte des phénomènes vitaux à l’état normal, il devait y avoir une organisation anormale qui rendait compte des phénomènes morbides. Bien que le point de vue anatomo-pathologique puisse déjà être reconnu dans Morgagni et Bonnet, cependant c’est dans ce siècle surtout, sous l’influence de Broussais et de Laënnec, que l’anatomie pathologique a été créée systématiquement. On a fait l’anatomie pathologique comparée des maladies et l’on a classé les altérations des tissus. Mais on a voulu de plus mettre les altérations en rapport avec les phénomènes morbides et déduire, en quelque sorte, les seconds des premières. Là se sont présentés les mêmes problèmes que pour l’anatomie comparée normale. Quand il s’est agi d’altérations morbides apportant des modifications physiques ou mécaniques dans une fonction, comme par exemple une compression vasculaire, une lésion mécanique d’un membre, on a pu comprendre


(1) Pinel, Nosographie philosophique, 1800.


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la relation qui rattachait le symptôme morbide à sa cause et établir ce qu’on appelle le diagnostic rationnel. Laënnec, un de mes prédécesseurs dans la chaire de médecine du Collège de France, s’est immortalisé dans cette voie par la précision qu’il a donnée au diagnostic physique des maladies du cœur et du poumon. Mais ce diagnostic n’était plus possible quand il s’est agi de maladies dont les altérations étaient imperceptibles à nos moyens d’investigation et résidaient dans les éléments organiques. Alors, ne pouvant plus établir de rapport anatomique, on disait que la maladie était essentielle, c’est-à-dire sans lésion ; ce qui est absurde, car c’est admettre un effet sans cause. On a donc compris qu’il fallait, pour trouver l’explication des maladies, porter l’investigation dans les parties les plus déliées de l’organisme où siège la vie. Cette ère nouvelle de l’anatomie microscopique pathologique a été inaugurée en Allemagne par Johannes Müller (1), et un professeur illustre de Berlin, Virchow, a systématisé dans ces derniers temps la pathologie microscopique(2). On a donc tiré des altérations des tissus des caractères propres à définir les maladies, mais on s’est servi aussi de ces altérations pour expliquer les symptômes des maladies. On a créé, à ce propos, la dénomination de physiologie pathologique pour désigner cette sorte de fonction pathologique en rapport avec l’anatomie anormale. Je n’examinerai


(1) Mûller, De glandularum secernentium structura penitiori carumque prima formations in liomine atque animalibus. Leipzig, 1830.
(2) Virchow, La pathologie cellulaire basée sur l’étude physiologique et pathologique des tissus, trad. par P. Picard. Paris, 1860.


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pas ici si ces expressions d’ anatomie pathologique et de physiologie pathologique sont bien choisies, je dirai seulement que cette anatomie pathologique dont on déduit les phénomènes pathologiques est sujette aux mêmes objections d’insuffisance que j’ai faites précédemment à l’anatomie normale. D’abord, l’anatomo-pathologiste suppose démontré que toutes les altérations anatomiques sont toujours primitives, ce que je n’admets pas, croyant, au contraire, que très souvent l’altération pathologique est consécutive et qu’elle est la conséquence ou le fruit de la maladie, au lieu d’en être le germe ; ce qui n’empêche pas que ce produit ne puisse devenir ensuite un germe morbide pour d’autres symptômes. Je n’admettrai donc pas que les cellules ou les fibres des tissus soient toujours primitivement atteintes ; une altération morbide physico-chimique du milieu organique pouvant à elle seule amener le phénomène morbide à la manière d’un symptôme toxique qui survient sans lésion primitive des tissus, et par la seule altération du milieu.

Le point de vue anatomique est donc tout à fait insuffisant et les altérations que l’on constate dans les cadavres après la mort donnent bien plutôt des caractères pour reconnaître et classer les maladies que des lésions capables d’expliquer la mort. Il est même singulier de voir combien les médecins en général se préoccupent peu de ce dernier point de vue qui est le vrai point de vue physiologique. Quand un médecin fait une autopsie de fièvre typhoïde, par exemple, il constate les lésions intestinales et est satisfait. Mais, en


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réalité, cela ne lui explique absolument rien ni sur la cause de la maladie, ni sur l’action des médicaments, ni sur la raison de la mort. L’anatomie microscopique n’en apprend pas davantage, car, quand un individu meurt de tubercules, de pneumonie, de fièvre typhoïde, les lésions microscopiques qu’on trouve après la mort existaient avant et souvent depuis longtemps, la mort n’est pas expliquée par les éléments du tubercule ni par ceux des plaques intestinales, ni par ceux d’autres produits morbides ; la mort ne peut être en effet comprise que parce que quelque élément histologique a perdu ses propriétés physiologiques, ce qui a amené à sa suite la dislocation des phénomènes vitaux. Mais il faudrait, pour saisir les lésions physiologiques dans leurs rapports avec le mécanisme de la mort, faire des autopsies de cadavres aussitôt après la mort, ce qui n’est pas possible. C’est donc pourquoi il faut pratiquer des expériences sur les animaux et placer nécessairement la médecine au point de vue expérimental si l’on veut fonder une médecine vraiment scientifique qui embrasse logiquement la physiologie, la pathologie et la thérapeutique. Je m’efforce de marcher depuis un grand nombre d’années dans cette direction (1). Mais le point de vue de la médecine expérimentale est très complexe en ce sens qu’il est physiologique et qu’il comprend l’explication des phénomènes pathologiques par la physique et par la chimie aussi bien que par l’anatomie. Je reproduirai d’ailleurs, à propos de


(1) Claude Bernard, Cours de pathologie expérimentale (Médical Times, 1860).


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l’anatomie pathologique, ce que j’ai dit à propos de l’anatomie normale, à savoir, que l’anatomie n’apprend rien par elle-même sans l’observation sur le vivant. Il faut donc instituer pour la pathologie une vivisection pathologique, c’est-à-dire qu’il faut créer des maladies chez les animaux et les sacrifier à diverses périodes de ces maladies. On pourra ainsi étudier sur le vivant les modifications des propriétés physiologiques des tissus, ainsi que les altérations des éléments ou des milieux. Quand l’animal mourra, il faudra faire l’autopsie immédiatement après la mort, absolument comme s’il s’agissait de ces maladies instantanées qu’on appelle des empoisonnements ; car, au fond, il n’y a pas de différences dans l’étude des actions physiologiques, morbides, toxiques, ou médicamenteuses. En un mot, le médecin ne doit pas s’en tenir à l’anatomie pathologique seule pour expliquer la maladie ; il part de l’observation du malade et explique ensuite la maladie par la physiologie aidée de l’anatomie pathologique et de toutes les sciences auxiliaires dont se sert l’investigateur des phénomènes biologiques.

VI. - De la diversité des animaux soumis à l’expérimentation ; de la variabilité des conditions organiques dans lesquelles ils s’offrent à l’expérimentateur

Tous les animaux peuvent servir aux recherches physiologiques parce que la vie et la maladie se retrouvent partout le résultat des mêmes propriétés et des mêmes lésions, quoique les mécanismes des manifestations vitales varient beaucoup. Toutefois les animaux qui servent


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le plus au physiologiste, sont ceux qu’il peut se procurer le plus facilement, et à ce titre il faut placer au premier rang les animaux domestiques, tels que le chien, le chat, le cheval, le lapin, le bœuf, le mouton, le porc, les oiseaux de basse-cour, etc. Mais s’il fallait tenir compte des services rendus à la science, la grenouille mériterait la première place. Aucun animal n’a servi à faire de plus grandes et de plus nombreuses découvertes sur tous les points de la science, et encore aujourd’hui, sans la grenouille, la physiologie serait impossible. Si la grenouille est, comme on l’a dit, le Job de la physiologie, c’est-à-dire l’animal le plus maltraité par l’expérimentateur, elle est l’animal qui, sans contredit, s’est associé le plus directement à ses travaux et à sa gloire scientifique(1). À la liste des animaux cités précédemment, il faut en ajouter encore un grand nombre d’autres à sang chaud ou à sang froid, vertébrés ou invertébrés et même des infusoires qui peuvent être utilisés pour des recherches spéciales. Mais la diversité spécifique ne constitue pas la seule différence que présentent les animaux soumis à l’expérimentation par le physiologiste ; ils offrent encore, par les conditions où ils se trouvent, un très grand nombre de différences qu’il importe d’examiner ici ; car c’est dans la connaissance et l’appréciation de ces conditions individuelles que réside toute l’exactitude biologique et toute la précision de l’expérimentation.

La première condition pour instituer une expérience,


(1) C. Duméril, Notice historique sur les découvertes faites dans les sciences d’observation par l’étude de l’organisme des grenouilles. 1840.


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c'est que les circonstances en soient assez bien connues et assez exactement déterminées pour qu’on puisse toujours s’y replacer et reproduire à volonté les mêmes phénomènes. Nous avons dit ailleurs que cette condition fondamentale de l’expérimentation est relativement très facile à remplir chez les êtres bruts, et qu’elle est entourée de très grandes difficultés chez les êtres vivants, particulièrement chez les animaux à sang chaud. En effet, il n’y a plus seulement à tenir compte des variations du milieu cosmique ambiant, mais il faut encore tenir compte des variations du milieu organique, c’est-à-dire de l’état actuel de l’organisme animal. On serait donc grandement dans l’erreur si l’on croyait qu’il suffit de faire une expérience sur deux animaux de la même espèce pour être placé exactement dans les mêmes conditions expérimentales. Il y a dans chaque animal des conditions physiologiques de milieu intérieur qui sont d’une variabilité extrême et qui, à un moment donné, introduisent des différences considérables au point de vue de l’expérimentation entre des animaux de la même espèce qui ont une apparence extérieure identique. Je crois avoir, plus qu’aucun autre, insisté sur la nécessité d’étudier ces diverses conditions physiologiques et avoir montré qu’elles sont la base essentielle de la physiologie expérimentale.

En effet, il faut admettre que, chez un animal, les phénomènes vitaux ne varient que suivant des conditions de milieu intérieur précises et déterminées. On cherchera donc à trouver ces conditions physiologiques expérimentales


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au lieu de faire des tableaux des variations de phénomènes, et de prendre des moyennes comme expression de la vérité ; on arriverait ainsi à des conclusions qui, quoique fournies par des statistiques exactes n’auraient pas plus de réalité scientifique que si elles étaient purement arbitraires. Si en effet on voulait effacer la diversité que présentent les liquides organiques en prenant les moyennes de toutes les analyses d’urine ou de sang faites même sur un animal de même espèce, on aurait ainsi une composition idéale de ces humeurs qui ne correspondrait à aucun état physiologique déterminé de cet animal. J’ai montré, en effet, qu’à jeun, les urines ont toujours une composition déterminée et identique ; j’ai montré que le sang qui sort d’un organe est tout à fait différent, suivant que l’organe est à l’état de fonction ou de repos. Si l’on recherchait le sucre dans le foie, par exemple, et qu’on fît des tables d’absence et de présence, et qu’on prît des moyennes pour savoir combien de fois sur cent il y a du sucre ou de la matière glycogène dans cet organe, on aurait un nombre qui ne signifierait rien, quel qu’il fût, parce qu’en effet j’ai montré qu’il y a des conditions physiologiques dans lesquelles il y a toujours du sucre et d’autres conditions dans lesquelles il n’y en a jamais. Si maintenant, se plaçant à un autre point de vue, on voulait considérer comme bonnes toutes les expériences dans lesquelles il y a du sucre hépatique et considérer comme mauvaises toutes celles dans lesquelles on n’en rencontre pas, on tomberait dans un autre genre d’erreur non moins répréhensible. J’ai posé


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en effet en principe : qu’il n’y a jamais de mauvaises expériences ; elles sont toutes bonnes dans leurs conditions déterminées, de sorte que les résultats négatifs ne peuvent infirmer les résultats positifs. Je reviendrai d’ailleurs plus loin sur cet important sujet. Pour le moment je veux seulement appeler l’attention des expérimentateurs sur l’importance qu’il y a à préciser les conditions organiques, parce qu’elles sont, ainsi que je l’ai déjà dit, la seule base de la physiologie et de la médecine expérimentale. Il me suffira, dans ce qui va suivre, de donner quelques indications, car c’est à propos de chaque expérience en particulier qu’il s’agira ensuite d’examiner ces conditions, aux trois points de vue physiologique, pathologique et thérapeutique.

Dans toute expérience sur les animaux vivants, il y a à considérer, indépendamment des conditions cosmiques générales, trois ordres de conditions physiologiques propres à l’animal, savoir : conditions anatomiques opératoires, conditions physico-chimiques du milieu intérieur, conditions organiques élémentaires des tissus.

Conditions anatomiques opératoires.

L’anatomie est la base nécessaire de la physiologie, et jamais on ne deviendra bon physiologiste si l’on n’est préalablement profondément versé dans les études anatomiques et rompu aux dissections délicates, de manière à pouvoir faire toutes les préparations que nécessitent souvent les expériences physiologiques. En effet, l’anatomie physiologique opératoire n’est pas encore fondée ; l’anatomie comparée des zoologistes est trop superficielle et trop vague pour que le physiologiste y puisse trouver


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les connaissances topographiques précises dont il a besoin ; l’anatomie des animaux domestiques est faite par les vétérinaires à un point de vue trop spécial et trop restreint pour être d’une grande utilité à l’expérimentateur. De sorte que le physiologiste en est réduit à exécuter lui-même le plus ordinairement les recherches anatomiques dont il a besoin pour instituer ses expériences. On comprendra, en effet, que, quand il s’agit de couper un nerf, de lier un conduit ou d’injecter un vaisseau, il soit absolument indispensable de connaître les dispositions anatomiques des parties sur l’animal opéré, afin de comprendre et de préciser les résultats physiologiques de l’expérience. Il y a des expériences qui seraient impossibles chez certaines espèces animales, et le choix intelligent d’un animal présentant une disposition anatomique heureuse est souvent la condition essentielle du succès d’une expérience et de la solution d’un problème physiologique très important. Les dispositions anatomiques peuvent parfois présenter des anomalies qu’il faut également bien connaître, ainsi que les variétés qui s’observent d’un animal à l’autre. J’aurai donc le soin, dans la suite de cet ouvrage, de mettre toujours en regard la description des procédés d’expérience avec les dispositions anatomiques, et je montrerai que plus d’une fois les divergences d’opinions entre physiologistes ont eu pour cause des différences anatomiques dont on n’avait pas tenu compte dans l’interprétation des résultats de l’expérience. La vie n’étant qu’un mécanisme, il y a des dispositions anatomiques spéciales à certains animaux, qui au


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premier abord pourraient paraître insignifiantes ou même des minuties futiles et qui suffisent souvent pour faire différer complètement les manifestations physiologiques et constituer ce qu’on appelle une idiosyncrasie des plus importantes. Tel est le cas de la section des deux faciaux qui est mortelle chez le cheval, tandis qu’elle ne l’est pas chez d’autres animaux très voisins.


Conditions physico-chimiques du milieu intérieur.

La vie est manifestée par l’action des excitants extérieurs sur les tissus vivants qui sont irritables et réagissent en manifestant leurs propriétés spéciales. Les conditions physiologiques de la vie ne sont donc rien autre chose que les excitants physico-chimiques spéciaux qui mettent en activité les tissus vivants de l’organisme. Ces excitants se rencontrent dans l’atmosphère ou dans le milieu qu’habite l’animal ; mais nous savons que les propriétés de l’atmosphère extérieure générale passent dans l’atmosphère organique intérieure dans laquelle se rencontrent toutes les conditions physiologiques de l’atmosphère extérieure, plus un certain nombre d’autres qui sont propres au milieu intérieur. Il nous suffira de nommer ici les conditions physico-chimiques principales du milieu intérieur sur lesquelles l’expérimentateur doit porter son attention. Ce ne sont d’ailleurs que les conditions que doit présenter tout milieu dans lequel la vie se manifeste.

L’eau est la condition première indispensable à toute manifestation vitale, comme à toute manifestation des phénomènes physico-chimiques. On peut distinguer, dans le milieu cosmique extérieur, des animaux aquatiques


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Voir aussi




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